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Comment les humains ont volé le rouge aux plantes
« Ça a été une grande surprise de découvrir des pigments d’origine organique si anciens et si bien conservés », confie Laurent Davin, archéologue au laboratoire Technologie et ethnologie des mondes préhistoriques (Temps)1 et à l’université Hébraïque de Jérusalem, et co-auteur de l’étude qui vient de paraître dans la revue PLOS ONE. Datés aux alentours de 15 000 ans avant la période actuelle, ces colorants non minéraux ont été retrouvés sur des perles et des parures provenant de la grotte de Kebara (Mont Carmel, Israël), conservées depuis près de cent ans au musée Rockefeller de Jérusalem. Certes, ces artefacts natoufiens étaient connus de toutes et tous mais étant donné qu’ils n’avaient jamais été étudiés, les spécialistes avaient toujours cru que le rouge qu’ils percevaient sur les coquillages, dents et autres os des parures avait une origine minérale. En l’occurrence de l’ocre. Colorant minéral « roi » puisqu’« utilisé depuis au moins 300 000 ans par différentes espèces d’homininés. L’utilisation récurrente et quotidienne de l’ocre par notre espèce a commencé il y a environ 140 000 ans en Afrique », détaille Laurent Davin.
Symbolique d’un rouge intense
La découverte a nécessité l’emploi de technologies d’analyse de pointe comme la microscopie à balayage électronique et la spectrométrie RamanFermer Procédé non destructif qui utilise la lumière pour caractériser la composition moléculaire de la surface d’un matériau. effectuées par Ludovic Bellot-Gurlet, du laboratoire Monaris2 et Julien Navas, du Conservatoire national des arts et métiers. Ces analyses ont permis aux chercheurs de comprendre d'emblée qu’ils avaient bien affaire à des colorants organiques et non minéraux. « La forte présence de carbone et d’oxygène ne laissait que très peu de doute sur l’origine organique des pigments rouges. La spectrométrie Raman nous a aidés à déterminer de quel type d’organisme étaient issus ces pigments », explique Laurent Davin. En l’occurrence, le rouge des Natoufiens provenait de plantes typiques de la flore méditerranéenne de la famille des Rubiacées, comme la garance.
Le « rouge natoufien » n’était pas facile à obtenir. « Il fallait dans un premier temps creuser, s’emparer des racines, les sécher et les réduire en poudre qui, par la suite, était bouillie. Puis elle devait macérer pendant plusieurs jours en fonction de la teinte souhaitée », partage l'archéologue. Un processus long et complexe comparé à la transformation de l’ocre qui ne demande qu’à racler ou broyer la pierre pour en tirer sa couleur. En plus du temps nécessaire à sa confection, le pigment d’origine organique demande une connaissance pointue de l’environnement et surtout le développement de technologies propres à son extraction. « Cela veut aussi dire qu’il a fallu passer par beaucoup d’expérimentations pour parvenir à ce résultat », s’enthousiasme Laurent Davin.
Mais pourquoi les Natoufiens ont-ils développé des pigments organiques compliqués à obtenir alors qu’ils avaient à portée de main de l’ocre en abondance ? Pour Laurent Davin, c’est « la question fondamentale », inhérente à sa découverte. Pour y répondre, l’archéologue estime qu’il faut remettre dans le contexte préhistorique l’utilisation des pigments et plus particulièrement celle de l’ocre. À cette époque, l’ocre avait deux utilisations possibles : soit dans des tâches domestiques comme le dégraissage des peaux d’animaux en vue d’en faire du cuir, soit dans un but symbolique pour colorer l’habitat, le corps ou des objets. « Même si, encore aujourd’hui, on ne sait pas vraiment à quel symbole est associé le rouge », livre-t-il.
Selon l’archéologue, « la réponse pourrait se trouver dans l’intensité du rouge organique comparé à l’ocre minéral. C’était peut-être une manière pour les Natoufiens de montrer que leurs parures étaient plus rouges que d’autres groupes humains vivant dans la région ». Outre le rouge intense qu’ils arboraient sur leurs parures, ces derniers dénotaient également d’un certain raffinement mais aussi de subtils détails destinés à ceux qui en saisissaient la portée. Ainsi, les coquillages utilisés dans des parures n’avaient pas toujours la même teinte, ni la même forme, « certains étaient découpés, d’autres se trouvaient dans des positions différentes du reste de la parure par exemple », illustre le chercheur.
Aux prémices de la sédentarité
Au-delà des pigments organiques, cette découverte renseigne énormément, tant sur les gens qui s’en servaient que sur leur culture. En effet, pourquoi mettre au point un tel procédé d’extraction chronophage et qui plus est dont personne ne pouvait tirer quelque source d’énergie ? L’explication est simple : les Natoufiens étaient des chasseurs-cueilleurs… sédentaires. « Ils font clairement partie des premières sociétés sédentaires au monde. On retrouve sur leur territoire, qui s’étend du sud de la Turquie au Sinaï, les vestiges des premiers villages de l’humanité », révèle Laurent Davin. Les Natoufiens avaient donc du temps à consacrer à autre chose qu’à l’unique prédation à laquelle s’adonnaient leurs ancêtres.
Le bouleversement dans l’organisation sociale de la société natoufienne a été majeur. « On pense que c’est cette sédentarité qui a provoqué un changement au niveau de la transmission de l’identité, à travers les parures par exemple, mais aussi de la représentation des identités individuelles et communes, indique Laurent Davin. Les Natoufiens sont à l’origine de ce qui va transformer fondamentalement la vie de notre espèce. Car une fois que les Homo sapiens se sont sédentarisés, ont démarré les processus qui ont amené à l’agriculture puis à l’élevage, encore utilisés de nos jours dans toutes les sociétés humaines. »
Il n’y a pas que l’agriculture qui a perduré par-delà les âges, l’utilisation de colorants végétaux et animaux a aussi traversé le temps. Que ce soit le pourpre phénicien, issu du mollusque murex brandaris utilisé dans toute la Méditerranée antique, du rouge carmin extrait de la cochenille (Kermes vermilio), que l’on retrouve aujourd’hui dans l’alimentation, ou du rouge garance utilisé dans la tombe de Toutankhamon, le Suaire de Turin, les peintures de Van Gogh ou pour teinter les pantalons de l’armée française durant la Première Guerre mondiale, les Natoufiens ont lancé une mode qui n’est pas près de s’estomper. ♦
Référence
Davin, L., Bellot-Gurlet, L. et Navas, J., "Plant-based red colouration of shell beads 15,000 years ago in Kebara Cave, Mount Carmel (Israel)", PLOS ONE, 2023. DOI 10.1371/journal.pone.0292264
Commentaires
Je suis très intéressé par la
Jean-Claude Tro... le 4 Novembre 2023 à 18h23Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS