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Le football, petit ou grand business?
Ce point de vue est publié simultanément sur le site du HuffPost, dans le cadre d’un partenariat éditorial ce jeudi 7 juin. Durant cette journée, tous les articles publiés sur le HuffPost seront ainsi « augmentés » de l’éclairage d’un scientifique répondant à une question un peu décalée en lien avec l’article.
C’est sans doute un lieu commun mais il faut le rappeler : l’évolution du football est le reflet de celle de la société. Le sociologue Richard Giulianotti1 a ainsi distingué quatre périodes dans l’histoire du football : la période traditionnelle, qui va de la naissance du football et de ses règles à la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale et qui voit l’organisation des compétitions nationales ; la période moderne précoce qui occupe l’entre-deux-guerres et correspond à l’introduction du professionnalisme dans de nombreux pays ; la période moderne tardive qui recouvre la période de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1980, qui voit apparaître la diffusion des matchs de championnat en direct à la télévision de façon régulière ; et enfin, la période postmoderne qui débute dans les années 1990 avec l’arrêt Bosman et l’envolée des droits de retransmission permettant, d’une part, la mobilité des footballeurs du monde entier et, d’autre part, l’explosion des montants des salaires et des transferts. Le football comme l’économie est aujourd’hui devenu « global » : tout au long de ces différentes périodes, il est passé de local à national et de national à international.
Tradition contre postmodernisme
La mondialisation du football n’a pas empêché les supporters, mais aussi une partie de la population attachée à des repères de la « société antérieure », de continuer à vivre le football « localement ». Ce décalage n’a pas produit les mêmes effets pour les supporters d’équipes des grandes villes européennes, qui sortent gagnants de la compétition sportive et financière, et pour les supporters des équipes de football des plus petites villes, dans le « ventre mou » des championnats qui luttent pour le maintien en première division.
La libre circulation des joueurs, entraînant une forte mobilité dans les plus petits clubs professionnels, a introduit un décalage entre les supporters attachés à leur club et les footballeurs qui ne font que passer.
Aujourd’hui, les critiques envers le football viennent pour partie de l’existence de ce décalage entre la vision des supporters, attachés aux valeurs traditionnelles, et la réalité du football actuel.
Le football, une petite « affaire »
Dans ce football actuel, on parle beaucoup d’argent, des milliardaires du foot et des droits TV, de la rentabilité et de la valeur des clubs, des salaires et des transferts des joueurs, etc. On parle aujourd’hui des clubs de football comme on parle d’une grande entreprise cotée en Bourse et de ses propriétaires. On parle également du football comme d’une activité économique qui pourrait engendrer, un « krach », une « crise », une « bulle financière ».
Pourtant, l’argent dans le football a toujours existé : le fondateur de l’English Football League en 1888, William McGregor, drapier de son état, déclarait déjà en 1905 : « Football is a big business » ! De plus, les sommes en jeu ne sont pas si impressionnantes lorsqu’on les compare au monde de l’entreprise. Aujourd’hui, paradoxalement, de business, le football n’en a que le nom. En réalité, le football est une petite « affaire » en termes de recettes : le chiffre d’affaires des cinq grands championnats européens professionnels (environ 13,4 milliards d’euros) est légèrement inférieur à celui de la Française des jeux.
En outre, les clubs de première division en Europe sont globalement sur un « trend » (tendance) d’équilibre. Ils ne génèrent ni pertes ni profits à long terme : jusqu’à présent, il ne s’agit donc pas d’une activité rentable. Et malgré les dettes qui sont une composante de l’histoire économique du football, les clubs font partie des « entreprises » ayant la plus longue histoire, presque aussi ancienne, pour certaines, que le jeu lui-même : Manchester United a été fondé en 1878, Liverpool FC en 1892, la Juventus de Turin en 1897, le FC Barcelone en 1899, le Bayern de Munich en 1900, le Real de Madrid en 1902, etc. ; en France, le club du Havre a été créé en 1872 et est toujours là !
Un système d’ascenseur
Le football n’a jamais été rentable du fait de son fonctionnement en ligue ouverte, c’est-à-dire avec des promotions et des relégations. Ce système d’ascenseur a un effet sur la stratégie financière des équipes : il augmente l’incitation des équipes de première division à investir dans la qualité (en achetant de bons joueurs, en les payant plus), avec l’objectif de se maintenir au haut niveau et de générer des revenus.
De la même façon, les équipes des niveaux inférieurs sont incitées à investir car elles savent qu’elles peuvent accéder aux divisions supérieures. En outre, lorsque de nouvelles équipes accèdent au plus haut niveau, les autres qui y sont déjà présentes investissent pour s’y maintenir.
Ceci exerce une pression à la hausse des salaires, car comme les équipes veulent se maintenir en première division, et surtout se qualifier pour la reine des compétitions européenne, la Ligue des champions, les clubs sont prêts à payer davantage les joueurs, notamment les superstars.
Le marché des superstars
Les marchés du travail dans lesquels il y a des superstars ont trois caractéristiques : les salaires augmentent de façon exponentielle avec le talent ; une grande partie des salariés gagne moins que la moyenne des salaires ; par voie de conséquence, les quelques superstars captent une grande partie de la richesse distribuée (la rente) car ces footballeurs sont en situation de monopole sur leur segment du marché. Ainsi les clubs sont en moyenne à l’équilibre financier et le football n’a jamais vraiment été une activité permettant aux propriétaires de s’enrichir ou de faire des profits. Finalement, le football est une des rares activités économiques dans laquelle la distribution de la richesse se fait en faveur des salariés (souvent d’origine populaire) qui ont ainsi un « pouvoir » de négociation sur les propriétaires grâce au non-plafonnement des salaires. En effet, si ceux-ci étaient plafonnés, comme le demandent certains politiciens ou chroniqueurs, la répartition de la « rente » se modifierait inexorablement en faveur des clubs.
Quel est alors l’avenir du « beautiful game » sur le Vieux Continent dans une économie globalisée et financiarisée ? Avec la manne financière obtenue grâce aux télévisions et autres diffuseurs, se manifeste aujourd’hui la volonté des dirigeants des (grands) clubs européens de modifier la répartition de la richesse à leur avantage. Cette lutte s’exprime aussi par la proposition récurrente d’une Super Ligue européenne fermée dont le fonctionnement serait semblable à celui des ligues nord-américaines. Si les télévisions du monde entier (et sans doute les GafaFermerAcronyme formé avec les initiales de Google, Apple, Facebook et Amazon, géants du Net.) sont prêtes à dépenser des milliards d’euros chaque saison pour le championnat anglais et le championnat de football américain, combien seraient-elles prêtes à payer pour voir jouer les vingt meilleures équipes européennes du sport le plus populaire de la planète ? Il s’agit, à nos yeux, du principal enjeu actuel du football professionnel.
Le football ne meurt pas… Il se transforme !
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
À lire :
L’Argent du Football, Luc Arrondel et Richard Duhautois, éd. Cepremap, juin 2018, 228 pages, 12 €
- 1. Football. A sociology of the global game, Polity Press, 1999.
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Commentaires
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du journal CNRS
Bonjour,
Dis-leur Journa le 18 Avril 2019 à 16h48