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Dans les arcanes de la médaille Fields

Dans les arcanes de la médaille Fields

21.05.2014, par
Temps de lecture : 9 minutes
La médaille Fields
La célèbre médaille Fields, Graal des mathématiciens.
Du 13 au 21 août 2014 se tiendra à Séoul le Congrès international des mathématiciens au cours duquel sera remise la médaille Fields. Le chercheur Martin Andler nous conte l’histoire de la récompense la plus prestigieuse en mathématiques.

Quelle est l’origine de la médaille Fields ?
Martin Andle
r1 : La médaille Fields est née de la volonté d’un seul homme, John Fields. Ce mathématicien canadien proposa en 1924 de créer un prix pour récompenser des travaux majeurs en mathématiques – la première médaille a ensuite été décernée en 1936, après sa mort. Ce prix devait venir combler un manque. En effet, il n’y avait pas à l’époque de récompense prestigieuse dans cette discipline : par le souhait même d’Alfred Nobel, les prix Nobel étaient attribués depuis 1901 en physique, chimie, biologie, littérature et pour la paix, mais pas en mathématiques ! La raison exacte de cette absence reste encore mal comprise. Selon certains, c’est une histoire de jalousie qui en serait à l’origine : la femme de Nobel aurait trompé celui-ci avec un célèbre mathématicien. Mais cette explication tient plutôt de la légende, Nobel n’était même pas marié…

Justement, on dit souvent que la médaille Fields est l’équivalent du prix Nobel. Est-ce justifié ?
M. A. :
C’est clairement la récompense suprême pour les mathématiciens, privés de prix Nobel. D’où la comparaison. Pour autant, il y a des différences importantes entre ces deux prix. Tout d’abord, la médaille Fields est remise tous les quatre ans seulement, à l’occasion du Congrès international des mathématiciens à deux, trois ou quatre lauréats. Résultat : depuis 1936, date à laquelle ont été décernées les premières médailles, on en totalise 52 seulement. C’est beaucoup moins que le nombre de prix Nobel d’une discipline donnée, remis tous les ans, lui, parfois à trois lauréats en même temps. Autre différence de taille, la dotation financière : 10 000 euros pour chacun des lauréats de la médaille Fields contre 800 000 euros à partager entre les lauréats d’un Nobel ! Surtout, et c’est l’essentiel : la médaille Fields distingue des mathématiciens jeunes et en pleine activité, qui ont 40 ans ou moins au moment du Congrès. Cette limite d’âge vient du fait que John Fields avait voulu que la médaille soit certes pour les chercheurs une reconnaissance, mais aussi un encouragement à poursuivre leurs efforts. Ce qui est très différent du prix Nobel, donné la plupart du temps à des scientifiques dont l’essentiel de l’œuvre est derrière eux.

John Fields en 1912
John Fields (1863-1932), mathématicien à l’initiative de ce prix.
John Fields en 1912
John Fields (1863-1932), mathématicien à l’initiative de ce prix.

Cette limite d’âge n’est-elle pas un peu trop restrictive ?
M. A.
: Il est vrai qu’à cause de ce critère, conjugué à l’écart de quatre ans entre chaque Congrès international, certains grands mathématiciens ont été exclus du palmarès de la médaille Fields alors qu’ils auraient dû, au regard de leurs travaux, obtenir cette récompense. Je pense notamment au mathématicien britannique Andrew Wiles. Celui-ci a démontré en 1994, l’année de son 40e anniversaire, un théorème qui résistait depuis plus de trois siècles aux mathématiciens, le dernier théorème de Fermat. Lors du Congrès qui a suivi, il était malheureusement trop vieux pour recevoir la médaille. Reste que cette limite d’âge a un côté vertueux : elle empêche les mathématiciens de mener leurs recherches uniquement pour le prestige. Ce qui peut être le cas parfois pour certains scientifiques dès lors qu’ils pensent être « nobélisables » : tout le reste de leur carrière est orienté vers un seul objectif, celui d’obtenir le Nobel.

Qui décide de l’attribution de cette récompense ?
M. A. :
L’ambition de la médaille Fields, c’est de récompenser un mathématicien pour un travail à la fois très profond mathématiquement – qui vient répondre à une grande question non résolue jusqu’ici – et extrêmement difficile techniquement. Pour prendre une telle décision, le jury qui décerne les médailles est composé de mathématiciens parmi les plus brillants de la planète – on y trouve d’ailleurs souvent d’anciens médaillés Fields. Sa composition change à chaque congrès. À sa tête, on trouve le président du comité exécutif de l’Union mathématique internationale (UMI). Quant aux autres membres du jury, leur nom reste secret jusqu’à l’annonce des lauréats lors de la cérémonie d’ouverture du Congrès. Cela permet d’éviter autant que possible que ces derniers soient influencés dans leur décision. Malgré tout, il semble que ce choix a parfois été motivé par des considérations autres que scientifiques. Par exemple, en 1974, en pleine Guerre froide, on pense que l’URSS aurait empêché que la médaille Fields ne soit remise à Vladimir Arnold, suspecté de dissidence politique, en faisant pression sur les membres soviétiques du jury.

Quand les lauréats sont-ils informés qu’ils vont recevoir la médaille Fields ?
M. A. :
Le président de l’UMI les prévient plusieurs mois à l’avance. Mais ils ont l’obligation absolue de ne rien dire, à l’exception de leur très proche entourage. Du coup, les pronostics vont bon train. Mais il faut reconnaître que quasiment jamais aucune information n’est parvenue à filtrer avant la cérémonie de remise des médailles. Pour les lauréats, le secret est tout de même lourd à porter, notamment vis-à-vis des autres candidats possibles à la médaille. Dans les semaines qui précèdent la cérémonie, la tension est palpable entre les mathématiciens !

Quelles leçons peut-on tirer du palmarès des médailles Fields décernées depuis l’origine ?
M. A. :
Même si l’attribution des médailles Fields a un aspect un peu arbitraire, et qu’il y en a eu très peu depuis 1936 – 52, ce n’est pas beaucoup ! –, on peut tout de même en tirer quelques indications précieuses. La première, c’est que les domaines des mathématiques pratiqués par les médaillés Fields sont souvent des reflets des tendances de la recherche mathématique. L’exemple le plus frappant est celui de la remise de la médaille, en 1990, à l’Américain Edward Witten, qui devenait ainsi le premier physicien théoricien à recevoir la récompense. Un événement qui montre à quel point l’influence d’idées venues de la physique s’est faite de plus en plus forte sur les mathématiques depuis les années 1980. Et cette tendance s’accentue aujourd’hui : de plus en plus de lauréats de ce prix travaillent sur des sujets en lien avec la physique, ou inspirés par la physique, voire par d’autres domaines d’application des mathématiques. On peut citer notamment les Français Wendelin Werner (médaillé 2006) et Cédric Villani (2010) ou encore le Russe Stanislav Smirnov (2010).

Cédric Villani reçoit la médaille Fields en 2010.
Le Français Cédric Villani et sa précieuse médaille, remise lors du Congrès international des mathématiciens de 2010.
Cédric Villani reçoit la médaille Fields en 2010.
Le Français Cédric Villani et sa précieuse médaille, remise lors du Congrès international des mathématiciens de 2010.

L’autre indication, c’est celle de la prédominance de certains pays en matière de recherche mathématique…
M. A. : Tout à fait. Sur les 52 médailles attribuées depuis l’origine, quatre pays se détachent nettement : les États-Unis (12 médaillés), la France (11), l’URSS et la Russie (9) et le Royaume-Uni (6). Il faut toutefois noter que, depuis 1994, la France et la Russie font jeu égal avec 6 médailles, les États-Unis n’en ayant reçu qu’une seule. Ce qui donne l’impression que les mathématiques américaines sont quelque peu sur le déclin actuellement. Alors que les mathématiques françaises et russes se portent extrêmement bien ! Un constat à prendre avec prudence tout de même. En effet, les universités américaines restent aujourd’hui un lieu d’attraction privilégié pour les mathématiciens du monde entier : 11 des 22 lauréats de la médaille Fields depuis 1990 travaillent actuellement aux États-Unis. Alors qu’aucun des médaillés russes n’est installé dans son pays.

Comment expliquer ce succès des mathématiques françaises ?
M. A. :
Pour plusieurs raisons. La tradition d’abord est importante : l’école française mathématique a toujours été très bonne, ce qui a pour effet d’attirer les jeunes générations vers cette discipline. Ensuite, les mécanismes de sélection des élites dans notre pays accordent aux mathématiques une place privilégiée. Résultat : les élèves les plus brillants s’orientent souvent vers cette discipline. Enfin, plus que dans d’autres disciplines, les mathématiques ont gardé un lien étroit entre la recherche et l’enseignement : les étudiants y sont formés par des chercheurs actifs, souvent de premier plan, ce qui les encourage eux-mêmes à devenir des mathématiciens.

Et que dire de la santé des mathématiques dans les pays émergents, la Chine notamment ?
M. A. :
Si on prend uniquement en compte le tableau des médailles Fields, ce n’est pas très parlant : la Chine n’a obtenu qu’une seule récompense. En revanche, si on passe en revue les conférenciers invités aux Congrès internationaux, on peut se faire une idée plus fidèle du niveau de la recherche mathématique dans ce pays. Au nombre de 200 environ à chaque congrès, ces orateurs sont soigneusement choisis par des comités d’experts. En faire partie représente une forte marque d’estime de la communauté mathématique. Ainsi, on constate depuis 2010 une présence plus importante des conférenciers chinois, ce qui confirme la montée en puissance de ce pays dans la recherche scientifique, y compris en mathématiques.

Reste un gros point noir dans le palmarès des médailles Fields : l’absence des femmes…
M. A. :
Oui. Et c’est tout à fait regrettable. Comment l’expliquer ? Tout d’abord, on peut penser que les stéréotypes qui circulent sur le fait que les femmes seraient moins douées en mathématiques que les hommes doivent forcément avoir un impact, même au plus haut niveau. Et puis, la limite de 40 ans, toujours elle, joue sûrement en défaveur des femmes qui, lorsqu’elles ont choisi d’avoir des enfants, le font avant d’avoir atteint cet âge. Mais j’espère vraiment que la situation va changer. Peut-être même dès cette année, lors du Congrès de Séoul. Dans la liste des candidats possibles à la médaille Fields 2014, plusieurs femmes sont en effet évoquées. Ce serait vraiment une très bonne nouvelle pour les mathématiques !

Notes
  • 1. Laboratoire de mathématiques de Versailles (CNRS/UVSQ).

Auteur

Julien Bourdet

Julien Bourdet, né en 1980, est journaliste scientifique indépendant. Il a notamment travaillé pour Le Figaro et pour le magazine d’astronomie Ciel et Espace. Il collabore également régulièrement avec le magazine La Recherche.