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Il fait parler la glace
Devant les carottes de glace millénaires conservées dans les chambres froides de son laboratoire, où règne « un petit – 15 °C tout à fait supportable », Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement de Grenoble1, ne boude jamais le plaisir de partager sa soif de découvertes. Un éclat enfantin au fond de ses yeux gris-bleu, ce tout juste quinquagénaire, à la tête de l’équipe « Climat : passé, présent, projections » s’émerveille face aux cylindres parfaits de 10 centimètres de diamètre à la transparence cristalline rapportés des dernières campagnes polaires.
Depuis vingt-cinq ans, cet infatigable collecteur de données, « pas du genre à rester derrière sa burette », n’a eu de cesse de faire parler les fines bulles de gaz piégées dans la glace, mémoires d’un autre temps. Passionné d’analyse quantitative et d’instrumentation, il contribue à la compréhension de la machinerie complexe du système climatique en reconstruisant l’évolution temporelle de la composition atmosphérique en gaz à effet de serre. C’est ce long travail d’enquête qui lui a valu de recevoir, le 26 novembre, à Copenhague, la médaille d’honneur Niels Bohr 20142, une première pour un glaciologue.
Son « déclic » pour la glaciologie
La passion du feu a pourtant précédé celle de la glace dans le parcours de Jérôme Chappellaz. Dès l’âge de 7 ans, ce jeune savoyard, issu d’une famille de scieurs de bois, dévorait les livres du vulcanologue Haroun Tazieff, fasciné qu’il était « par la beauté de la nature et l’envie de comprendre ce qui se cache derrière ». Après un parcours universitaire en géologie et en géophysique, l’étudiant a rencontré « un peu par hasard » la glaciologie et les grands cycles biogéochimiques en 1985, à Grenoble : ce fut « le » déclic. « J’ai découvert dans l’environnement polaire, à travers les archives essentielles et pourtant si éloignées du reste du monde que constituent la glace et la neige, un moyen fascinant d’appréhender l’étude du climat présent, mais aussi des évolutions passées de la composition de l’atmosphère », raconte-t-il, sept expéditions plus tard.
Son positionnement sur la question du changement climatique a toujours été sans ambiguïté : « Être le garant de la vérité scientifique sans tomber dans le militantisme », une question de crédibilité à ses yeux. « Je ne dis pas que nous ne devons pas mettre en place les stratégies nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et nous adapter au changement climatique, au contraire. Mais, nous devons surtout savoir à quoi nous adapter exactement ! », insiste le glaciologue.
Sur les traces du méthane
Alors que les premières analyses de traces de dioxyde de carbone (CO2) dans des carottes de glace sont conduites par l’équipe pionnière de Claude Lorius, en 1986, sur proposition de son directeur de thèse, Dominique Raynaud, le doctorant commence à s’intéresser à un autre gaz à effet de serre, le méthane. Une molécule organique toute simple, dont la capacité d’absorption de rayonnement infrarouge émis par la surface de la planète, autrement dit l’effet de serre, est vingt à trente fois supérieure à celle d’une molécule de CO2.
Grâce au développement de nouvelles méthodes de mesure, le jeune chercheur parvient à retracer l’évolution du méthane sur l’ensemble d’un cycle climatique (160 000 ans). Il met en évidence son rôle minoritaire au niveau climatique, mais il relève aussi des variations très fortes dans le temps. Celles-ci sont liées au couplage fort entre climat et méthane, d’une part, et périodicités orbitales, d’autre part ; ainsi qu’à l’influence majeure de l’intensité des moussons dans son bilan naturel.
Pour quelqu’un qui n’est pas issu de « la crème des grandes écoles », ces découvertes sont un sésame : avec déjà deux publications dans Nature 3 à la fin de sa thèse, Jérôme Chappellaz est recruté en 1990 par le CNRS en tant que chargé de recherche. Il a 25 ans… « bien jeune par rapport à l’âge auquel les jeunes recrues débutent aujourd’hui », ne peut s’empêcher de relever le responsable d’équipe qu’il est devenu.
Dernier projet en date : une sonde de forage révolutionnaire
Après une année d’initiation à la modélisation au Goddard Institute for Space Studies à New York, le scientifique a élargi son enquête à l’analyse d’autres gaz traces. D’abord le monoxyde de carbone, dont on sait qu’il détermine la capacité qu’a l’atmosphère de s’auto-nettoyer ; mais aussi le dioxyde de carbone et le protoxyde d’azote. Il introduit notamment, dès 1996, la géochimie isotopique au sein de son laboratoire ; une technique qui permet de retracer l’origine de la formation des gaz.
La volonté de « faire parler » toujours plus précisément les signaux atmosphériques enregistrés dans les carottes de glace a également orienté le scientifique vers l’étude de la dynamique du système climatique. Grâce au signal du méthane dans la glace, sa collaboration avec un collègue danois lui a permis de découvrir l’origine océanique des très rapides variations climatiques observées pendant la dernière période glaciaire.
Depuis 2006, le glaciologue s’intéresse désormais aux instruments de spectrométrie laser extrêmement sensibles développés par le Laboratoire interdisciplinaire de physique4, à Grenoble, pour mesurer les gaz traces. À la tête du projet Ice and Lasers, financé par le Conseil européen de la recherche (ERC), celui que Claude Lorius qualifie de « technicien inventif » travaille à la mise au point d’une sonde révolutionnaire en matière de forage. Ce dispositif devrait mesurer les données climatiques et géochimiques directement dans la calotte antarctique et permettre d’atteindre en une seule saison de forage des glaces datant de jusqu’à 1,5 million d’années… Un retour vers le passé encore jamais atteint, « l’accomplissement d’une œuvre qui ne peut être que collective », et dont le scientifique et son équipe pourraient bien être les héros à l’hiver 2017.
- 1. Unité CNRS/UJF.
- 2. Physicien danois, pionnier de la mécanique quantique.
- 3. « Ice-core record of atmospheric methane over the past 160,000 years », Chappellaz J., Barnola J.M., Raynaud D., Korotkevich Y.S. et Lorius C., Nature, 1990, 345 : 127-131 ; « Climatic and CH4-cycle implications of glacial-interglacial CH4 change in the Vostok ice core », Raynaud D., Chappellaz J., Barnola J.M., Korotkevich Y.S. et Lorius C., Nature, 1988, 333 : 655-657.
- 4. Unité CNRS/UJF.
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Auteur
Aurélie Sobocinski, née en 1979, est journaliste. Après un début de carrière à Paris, elle écrit désormais depuis Grenoble pour la presse nationale. Auteur d’un ouvrage sur l’innovation éducative, elle se passionne particulièrement pour l’école, l’enseignement supérieur et la recherche.