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Toumaï était-il bipède ?
De la découverte de Lucy en 1974 aux années 1990, les paléoanthropologues s’accordaient généralement sur l’hypothèse que l’humanité était apparue en Afrique de l’Est (Éthiopie, Kenya, Tanzanie…) il y a cinq à dix millions d’années, après un bouleversement climatique et environnemental. Popularisée par Yves Coppens sous le nom d’« East Side Story », cette théorie a commencé à être remise en question par les découvertes d’une équipe franco-tchadienne, impliquée dans un programme de fouilles à l’ouest des sites habituels, en Afrique centrale. Ainsi, au Tchad, cette équipe, dirigée côté français par Michel Brunet du laboratoire Paléontologie, évolution, paléoécosystèmes, paléoprimatologie1 (Palevoprim), à Poitiers, met successivement au jour les fossiles d’un australopithèque – surnommé Abel et vieux d’environ 3,5 millions d’années, donc plus ancien que Lucy – et surtout du crâne d’un spécimen d’un genre inconnu jusque-là : Sahelanthropus tchadensis, daté d’environ sept millions d’années. Le crâne est surnommé Toumaï, nom signifiant « espoir de vie » en langue locale.
« C’est l’un des trois seuls genres d’hominidés connus ayant existé il y a cinq à dix millions d’années en Afrique, avec Ardipithecus et Orrorin, précise Clément Zanolli, du laboratoire De la Préhistoire à l'actuel : culture, environnement et anthropologie2, à Bordeaux. Cela en fait en théorie un ancêtre possible de la sous-tribu des Hominines, qui comprend les humains actuels. » Ce qui en ferait le plus ancien parent en ligne directe de l’humanité que l’on ait découvert. « C’est une hypothèse mais il en existe d’autres, tempère le paléoanthropologue. On ne peut pas non plus exclure qu’il s’agit d’une lignée plus proche des chimpanzés et des gorilles que des humains, ou encore que ce soit une “branche morte”. » Cette expression désigne une espèce qui s’est éteinte sans laisser de descendants jusqu’à aujourd’hui.
Hypothèse en 3D
Au début des années 2000, Michel Brunet et ses équipes publient une première analyse du crâne et des fragments de mâchoire découverts sur le site. Selon eux, cette nouvelle espèce ressemble davantage aux humains qu’aux chimpanzés, ce qui la rattache à notre lignée. L’architecture du crâne Toumaï leur paraît notamment cohérente avec une locomotion essentiellement bipède, tandis que les grands singes non humains se déplacent le plus souvent sur leurs quatre membres. « Cette interprétation s’appuyait notamment sur des reconstitutions par imagerie 3D du crâne, résume aujourd’hui Franck Guy, du laboratoire Palevoprim. Le trou occipital, où la colonne vertébrale s’insère dans le crâne, a une position centrée qui suggère une inclinaison perpendiculaire au sol, caractéristique des humains. » Chez les primates quadrupèdes, à l’inverse, le trou occipital est plutôt situé vers l’arrière du crâne, avec lequel la colonne vertébrale forme un angle plus aigu.
Concrètement, les primates ont besoin de projeter leur regard vers l’avant – pour trouver de la nourriture, repérer un danger, survivre… La disposition de leurs yeux – le « plan orbitaire » – n’est donc pas la même s’ils évoluent sur deux jambes ou à quatre pattes. « Pour autant, je ne parlerais pas forcément de “bipédie” dans le cas du crâne Toumaï, nuance le paléoanthropologue, mais plus précisément de possible orthogradie. »
La différence n’est pas que sémantique : au sens strict, la bipédie désigne la possibilité de marcher sur deux membres, ce dont tous les grands singes sont capables au même titre que les humains peuvent occasionnellement marcher à quatre pattes s’ils le souhaitent. Si l’on pousse l’ambiguïté encore plus loin, d’autres animaux comme la plupart des oiseaux sont bipèdes, mais ont une anatomie très différente des primates – notamment une colonne vertébrale quasiment parallèle au sol lorsqu’ils se déplacent.
L’orthogradie désigne donc une anatomie plus spécifique, paraissant témoigner de l’adaptation à un mode postural ou locomoteur particulier, cohérent avec la bipédie. « L’architecture du squelette de Sahelanthropus tchadensis suggère qu’une posture verticale et perpendiculaire au sol était l’un de ses modes de déplacement privilégiés », insiste Franck Guy.
À l’époque d’autres indices plaident pour un rattachement à la branche des hominines. Les restes de mâchoire de Toumaï paraissent par exemple avoir comporté de petites canines, tandis que ces dents sont plus grosses et même proéminentes chez les autres grands singes. La diminution de la taille des dents chez les humains – ce que les paléoanthropologues appellent la « perte de la fonction aiguisoir du complexe » – est généralement un critère de distinction important des hominines. « Il existe aussi toute une série d’indices mineurs, énumère Franck Guy : la morphologie de la face, son articulation avec le neurocrâne (crâne sans face et mandibule, Ndlr), la conformation de la “nuque”… » De manière générale, les paléoanthropologues ne se basent jamais sur un seul critère pour décréter qu’un spécimen appartient ou non à la lignée humaine. « C’est toujours, ou en tout cas cela devrait l’être, une association de critères et la façon dont on les interprète qui font pencher la balance d’un côté ou de l’autre. »
Vingt ans de débats
La découverte d’une nouvelle espèce hominine est une petite révolution dans les années 2000, mais elle suscite aussi des débats. D’une part, d’autres fossiles ont été découverts sur le site de fouille et pourraient remettre en question la bipédie de Toumaï. Une controverse se cristallise notamment autour d’un fémur et de deux avant-bras (ulnae), qui n’ont pas immédiatement été identifiés et analysés par les équipes de Michel Brunet. « D’après une étude3, pilotée par l’anthropologue Roberto Macchiarelli et publiée en 2020, le fémur semble avoir une courbure marquée, plus proche de celle des grands singes marchant habituellement sur quatre membres », souligne Clément Zanolli. Cette analyse remet clairement en question la bipédie de S. tchadensis et, plus généralement, son rattachement à la lignée humaine.
Un autre article scientifique4, publié en 2023 par l’anthropologue Marc Meyer (du Département d’anthropologie du Chaffey College, États-Unis) et ses collaborateurs soutient que les ulnae ressemblent davantage à celles des grands singes prenant appui sur leurs phalanges pour se déplacer – ce que les primatologues appellent le « knuckle-walking ». « Plus généralement, de nombreux signaux des os du squelette laissent penser que Sahelanthropus tchadensis ressemble davantage aux chimpanzés et gorilles qu’aux humains, suggérant un mode de locomotion habituel non bipède », renchérit Clément Zanolli.
Aux divergences d’interprétation quant à la nature des fossiles, se greffent des débats méthodologiques. « La position du trou occipital, faisant le lien entre le crâne et la colonne vertébrale, a été le premier argument proposé comme preuve de bipédie de Sahelanthropus. Cependant le crâne est très déformé et la reconstitution du crâne Toumaï par imagerie 3D a été réalisée il y a plus de vingt ans, explique le chercheur. C’était une méthode encore nouvelle à l’époque, mais la discipline a évolué. Aujourd’hui on considère que ces anciennes méthodes manuelles ne permettent pas d’obtenir une reconstitution fiable. Il faudrait reconstruire le crâne de Sahelanthropus avec les approches de modélisation plus objectives d’aujourd’hui. »
Plusieurs modes de déplacement ?
En 2022, Les paléoanthropologues Guillaume Daver, du laboratoire Palevoprim, et Franck Guy publient un nouvel article dans la revue Nature5 sur les fossiles de Sahelanthropus tchadensis et son mode de locomotion. « Dans la littérature scientifique, les définitions de la “bipédie habituelle” ont tendance à beaucoup varier d’un auteur à l’autre, contextualise Franck Guy. Nous avons donc d’abord proposé une clarification de ces notions. » D’après cette étude, le caractère habituel de la bipédie doit être envisagé à l’aune d’une trajectoire adaptative. Autrement dit, l’enjeu n’est pas de prouver que l’anatomie de Sahelanthropus tchadensis lui permettait de se déplacer de telle ou telle façon, mais de déterminer si son squelette présente des signes d’évolution biologique typiques des espèces bipèdes. « Avec Guillaume Daver, nous avons identifié une quinzaine de critères, comme l’épaisseur de l’os cortical ou la forme du calcar femorale par exemple – une petite lame osseuse au niveau de la hanche. » Ces structures anatomiques donnent de précieux renseignements sur les contraintes et tensions que subit un corps tout au long de sa vie, et donc sur ses modes de déplacement.
« De manière générale, synthétise Franck Guy, l’anatomie de Sahelanthropus tchadensis présente davantage de points communs avec des hominines bipèdes, comme les australopithèques, Orrorin, Ardipithecus… qu’avec des chimpanzés ou des gorilles. » En revanche, cela n’exclut pas d’autres modes de déplacement. L’étude envisage que Sahelanthropus tchadensis adoptait une bipédie dite « assistée » dans les arbres, prenant appui avec ses membres inférieurs et s’aidant de prises de main fermes. Toujours dans les hauteurs arboricoles, il aurait aussi opté pour une quadrupédie lente et précautionneuse, tous les membres appuyés sur une même branche, comme le font les orangs-outans. « Mais dans les situations plus ordinaires, au sol, nous pouvons raisonnablement penser qu’il choisissait la bipédie comme mode de déplacement par défaut », souligne Franck Guy.
Divergences d’interprétation
Le débat se poursuit aujourd’hui. Un nouvel article paru cette année dans Journal of Human Evolution6 propose une critique de l’étude de Guillaume Daver et Franck Guy, et soutient plus généralement que Toumaï « n’était probablement pas un bipède habituel, résume Clément Zanolli, qui a participé à ce travail de recherche. Nous avons souhaité prendre en compte davantage de critères anatomiques et inclure un plus grand nombre d’espèces primates dans nos analyses. L’enjeu était de bien comprendre comment pouvait se situer S. tchadensis dans cette histoire évolutive. » Les chercheurs constatent notamment que le fémur est robuste et courbé, comme chez les grands singes quadrupèdes. De même, la torsion de la diaphyse (la partie longue au centre de l’os) paraît plus importante que chez les humains.
Des critères, mobilisés dans l’article de Guillaume Daver et Franck Guy, suscitent par ailleurs des divergences d’interprétation. « Le calcar femorale a une morphologie en colonne et oblique, qui n’est pas seulement observée chez les humains, mais est aussi documentée chez les grands singes, donne en exemple Clément Zanolli. De manière générale, les membres de S. tchadensis ont des proportions et des configurations plus proches de ce que l’on observe chez les chimpanzés et les gorilles. Le plus parcimonieux nous semble donc de conclure que la bipédie n’était probablement pas privilégiée par S. tchadensis ».
Si le débat fait rage, c’est que la bipédie demeure un critère au poids symbolique fort : dans l’imaginaire collectif, il reste associé au passage de l’animalité à l’humanité, alors que les recherches scientifiques de ces dernières décennies ont largement établi que le « propre de l’homme » n’était pas si simple à définir. « La bipédie est une caractéristique utile mais pas forcément cruciale, précise Clément Zanolli. On peut tout à fait imaginer que certains de nos plus lointains ancêtres hominines ne marchaient pas sur deux jambes de façon habituelle, par exemple. »
Selon lui, de nouvelles analyses des fossiles de S. tchadensis, comme l’étude des scanners à rayons X, permettraient de faire à nouveau progresser le débat. Mais surtout, la découverte de nouveaux fossiles, contemporains de Toumaï, plus complets et moins abîmés, aiderait à avoir une image plus complète de son anatomie et de son mode de vie. De son côté, Franck Guy a relancé un programme de fouilles au Tchad, avec ses collègues poitevins et tchadiens, dont l’objectif est de découvrir de nouveaux spécimens.♦
À lire sur le site du journal
Gènes, culture et évolution : nouvel éclairage sur l’aventure humaine
- 1. Unité CNRS/Université de Poitiers.
- 2. Unité CNRS/Ministère de la Culture/ Université de Bordeaux.
- 3. R. Macchiarelli, A. Bergeret-Medina, D. Marchi, B. Wood, “Nature and relationships of Sahelanthropus tchadensis” J. Hum. Evol. 149, décembre 2020.
- 4. M.R. Meyer, J.P. Jung, J.K. Spear et al., “Knuckle-walking in Sahelanthropus? Locomotor inferences from the ulnae of fossil hominins and other hominoids”, J. Hum. Evol. 179, Juin 2023.
- 5. G. Daver, F. Guy, H.T. Mackaye et al. “Postcranial evidence of late Miocene hominin bipedalism in Chad”, Nature 609, août 2022.
- 6. M. Cazenave, M. Pina, A. Hammond et al., “Postcranial evidence does not support habitual bipedalism in Sahelanthropus tchadensis: a reply to Daver et al. (2022)”, J. Hum. Evol. juin 2024.
Voir aussi
Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.