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Patrice Godon, le "MacGyver" de l'Antarctique

Patrice Godon, le "MacGyver" de l'Antarctique

20.02.2020, par
Patrice Godon à Concordia. Près de 30 convois ont été nécessaires pour transporter le matériel destiné à la construction de la station, située à plus de 1 000 kilomètres de la côte.
Patrice Godon a supervisé la logistique des stations scientifiques de la France en Antarctique durant quarante années. Tout-terrain, cet ingénieur en génie mécanique a conçu la station franco-italienne Concordia et mis en place les raids continentaux.

Un air de cornemuse retentit dans le bureau de Patrice Godon. Les notes stridentes échappées de son smartphone nous rappellent que, si c’est de l’Antarctique que nous sommes venus parler, c’est bien à Brest que se trouve le siège de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV), qui orchestre toute la recherche française menée aux pôles. Qu’il s’agisse de Dumont d’Urville ou de Concordia, Patrice Godon connaît les stations françaises du continent blanc comme sa poche, et pour cause : il en a été le responsable technique et logistique durant quarante ans.

Prévoir l'imprévisible

« Mon métier, c’est de prévoir l’imprévisible », raconte l’ingénieur en génie mécanique. Et de trouver des solutions à tous les problèmes qui peuvent se poser dans ce territoire où la présence humaine relève presque de l’aberration tant elle est incongrue. Huit mois par an, les deux stations sont totalement coupées du monde ; si la température sur la station côtière de Dumont d’Urville tutoie les -25 °C en plein cœur de l’hiver, la station Concordia, posée sur l’immensité blanche du plateau antarctique, à plus de 1 000 kilomètres de la côte, peut voir le thermomètre chuter jusqu’à -80 °C…

La station côtière de Dumont d’Urville, en Terre-Adélie, compte une vingtaine de bâtiments sur un îlot d'à peine un kilomètre carré.
La station côtière de Dumont d’Urville, en Terre-Adélie, compte une vingtaine de bâtiments sur un îlot d'à peine un kilomètre carré.

En ce début décembre, un incident de taille vient s’ajouter à la longue liste des problèmes à résoudre : l’Astrolabe, le brise-glace français qui assure le transport des hommes et de tout le matériel vers la Terre-Adélie depuis le port de Hobart en Australie, subit une avarie majeure. Le navire se trouve dans l’incapacité d’effectuer la première des cinq rotations prévues durant les quatre mois que dure l’été austral, la pleine saison pour la recherche en Antarctique, avec sa météo plus clémente et ses journées sans fin. « Heureusement que nous nous entendons bien avec les Australiens, qui gèrent la station de Casey, à 1 300 km de la nôtre. Ils ont accepté de détourner leur brise-glace et de nous le prêter durant dix-neuf jours. Reste à espérer que l’Astrolabe sera réparé à temps pour effectuer la prochaine rotation. Sinon, c’est une année de recherche qui pourrait tomber à l’eau. » Serge Drapeau, le responsable chaudronnerie et charpente, s’apprête justement à décoller pour l’Australie, afin d’aller suivre les travaux effectués sur le navire placé en cale sèche.
 

En ce début décembre, un incident de taille vient s’ajouter à la longue liste des problèmes à résoudre : l'Astrolabe, le brise-glace qui assure le transport des hommes et de tout le matériel vers la Terre-Adélie, subit une avarie majeure.

Aucune formation ne prépare à la spécificité des métiers techniques en Antarctique. « Dans l’équipe, il y a des plombiers, des chaudronniers, des mécaniciens, des électroniciens… Mais tous sont capables d’intervenir bien au-delà de leur cœur de métier, vu la variété des missions à effectuer », raconte Patrice Godon. Qu’il s’agisse d’organiser sur un plan pratique les expéditions scientifiques des chercheurs qui viennent en Antarctique, de construire de nouveaux bâtiments (comme le laboratoire de biologie, les trois magasins pour les vivres, ou l’atelier mécanique qui sont venus étoffer la station de Dumont d’Urville), ou encore de garantir le fonctionnement des nombreux équipements présents sur les stations : centrales électriques au fioul, station de pompage de l’eau de mer, distillateur d’eau douce, installations de télécommunication, canot, véhicules terrestres…

« Ce qu’il faut en priorité, c’est faire preuve de créativité et d’innovation, et être un sacré bon bricoleur, capable d’usiner n’importe quelle pièce sur-mesure », explique le responsable.

Si l’hiver, passé en effectif réduit dans les stations antarctiques, se concentre surtout sur les travaux de maintenance pour l’équipe technique, les quatre mois d’été consacrés aux travaux neufs peuvent voir les effectifs monter jusqu’à quarante techniciens. « La majeure partie de l’équipe est constituée de CDD venus pour l’été ou pour tout un hivernage, soit un peu plus d’une année complète », raconte Patrice Godon, qui frôle les records de présence en Antarctique : si l’on cumule tous les étés passés sur place, le responsable est resté près de quatorze années de sa vie sur le continent blanc. L’homme ne semble pas en tirer gloire. « En tant que patron, je jouis d’une certaine autonomie, et j’ai toujours eu une chambre individuelle. Dans ces conditions, c’est beaucoup plus facile de supporter l’exiguïté et la promiscuité propres aux stations antarctiques… »

Construire une station de l’extrême

Pour rappel, la station de Dumont d’Urville se situe sur l’île des Pétrels, un îlot rocheux d’1 km2 à peine, situé à quelques encablures de la Terre-Adélie. Connectée au continent par la glace de mer durant l’hiver austral, elle redevient bel et bien une île durant l’été, après la débâcle... Quant à la station continentale Concordia, située sur le site du Dôme C (3200 mètres d’altitude), bien au-delà du cercle polaire, elle est plongée dans une complète obscurité durant trois mois d’hiver et condamne pour ainsi dire ses occupants à ne pas quitter ses drôles de bâtiments cylindriques. Une allure atypique qui doit beaucoup à notre homme : c’est lui qui a imaginé les plans de la station impulsée par le glaciologue Claude Lorius, alors président de l’Institut français pour la recherche et la technologie polaires (l’ancêtre de l’IPEV), et devenue dès 1993 un projet franco-italien.

L'ingénieur a choisi le cylindre pour Concordia - une forme qui offre le minimum de surface au froid, pour le maximum de volume intérieur.
L'ingénieur a choisi le cylindre pour Concordia - une forme qui offre le minimum de surface au froid, pour le maximum de volume intérieur.

Pourquoi le cylindre ? « L’idée était de concevoir des bâtiments avec les besoins thermiques les plus faibles possible, pour des raisons aussi environnementales qu’économiques. Or, après la sphère, c’est l’une des formes qui offre le minimum de surface au froid pour le maximum de volume intérieur », explique l’ingénieur. Quand on sait que l’électricité qui fait fonctionner toute la station est produite par une centrale au fioul, et qu’il faut consommer 0,4 kg de fioul pour en acheminer 1 kg jusqu’à Concordia, on comprend mieux l’impératif de sobriété énergétique. « En Antarctique, le fioul c’est le nerf de la guerre, explique Patrice Godon. Tout le monde passe son temps à transporter des tonnes de fioul, par bateau, par avion, par convoi terrestre… » Pas facile en effet de miser sur les énergies renouvelables sur un continent plongé dans l’obscurité durant plusieurs mois de l’année, où les conditions météo peuvent être en outre très difficiles. « Un champ de panneaux solaires – il en faudrait plus de 1 000 – est néanmoins à l’étude pour Concordia, où les vents sont faibles », raconte Patrice Godon.

Construire une station au milieu du continent antarctique est un véritable défi logistique et technique, auquel seuls les Russes et les Américains s’étaient jusque-là mesurés. « Neuf années sur place ont été nécessaires jusqu’à l’ouverture en 2005 », témoigne Patrice Godon. Contrairement aux Américains installés au pôle Sud, qui assurent toutes les liaisons depuis la côte par avion, les Français et leurs partenaires italiens du Programma nazionale di ricerche in Antartide ont fait le choix d’un acheminement terrestre de tout le matériel destiné à l’édification de Concordia. « Organiser des raids terrestres sur de longues distances, personne ne l’avait plus fait depuis le temps des pionniers, dans les années 1950-1960, souligne le responsable. Nous sommes partis de zéro, et avons dû trouver les véhicules, mettre le convoi sur pied… »

La base franco-italienne Concordia. Jusque là, seuls les Russes et les Américains étaient installés au milieu du continent antarctique.
La base franco-italienne Concordia. Jusque là, seuls les Russes et les Américains étaient installés au milieu du continent antarctique.

Mener des convois hors-norme

Aucun véhicule n’étant conçu pour l’Antarctique, le choix de l’équipe technique s’est porté sur des dameuses de stations de ski, pour ouvrir la voie, et sur de gros tracteurs agricoles à chenilles utilisés principalement dans les grandes exploitations céréalières. En concertation avec le fabricant, les véhicules ont été « wintérisés » – adaptés au grand froid. Des traîneaux sur-mesure ont été fabriqués, afin de transporter le fioul et les containers abritant le matériel et l’unité de vie des membres du convoi. « 29 convois alignant jusqu’à 3 dameuses et 7 tracteurs ont été nécessaires pour transporter les 3 500 tonnes de matériel destiné à la construction de la station », raconte le responsable qui a dû en parallèle acheminer tout l’équipement nécessaire au programme Epica, le forage profond effectué sur le Dôme C entre 1998 et 2003 (pour rappel, les scientifiques ont prélevé des carottes de glace jusqu’à 10 mètres au-dessus du socle rocheux, soit 3 200 mètres de profondeur, permettant de remonter 800 000 ans en arrière dans le passé climatique de notre planète, NDLR).
 

Organiser des raids terrestres sur de longues distances, personne ne l’avait plus fait depuis le temps des pionniers, dans les années 1950-1960. Chacun est une aventure en soi : en moyenne, 23 jours sont nécessaires pour effectuer l’aller-retour entre la côte et Concordia.

Depuis l’ouverture de Concordia, ce sont trois convois qui circulent chaque saison d’été pour ravitailler la station continentale. Chacun est une aventure en soi : en moyenne, 23 jours sont nécessaires pour effectuer l’aller-retour entre la côte et Concordia, et il faut être prêt à braver les vents catabatiques qui dévalent depuis le plateau antarctique à des vitesses pouvant dépasser les 200 kilomètres/heure, ou à affronter les épisodes de « white-out » (blanc-dehors) caractéristiques du continent, rendant la visibilité quasi nulle. 
« On a beaucoup appris des trois premiers raids, confie Patrice Godon. Par exemple, comment réussir à passer sans encombre les crevasses, fréquentes sur les premiers kilomètres, ou comment retrouver la trace du précédent convoi sur le plateau antarctique... » Une expertise qui a suscité l’intérêt des autres nations présentes en Antarctique. Pour ravitailler leur station au pôle Sud, les États-Unis faisaient 300 trajets en avion chaque année, ils utilisent désormais pour moitié l’avion, et pour moitié les convois terrestres, moins coûteux.

Aucun véhicule n’étant conçu pour l’Antarctique, le choix pour les raids français s'est porté sur de gros tracteurs agricoles à chenilles, qui ont été "wintérisés".
Aucun véhicule n’étant conçu pour l’Antarctique, le choix pour les raids français s'est porté sur de gros tracteurs agricoles à chenilles, qui ont été "wintérisés".

Les convois auront en tout cas marqué notre homme, qui en a tout de même conduit près de quarante. « Les raids, ça reste parmi mes meilleurs souvenirs. Notamment les trajets nocturnes, à la lueur des phares, confie celui qui n’a guère l’habitude de se livrer. Quand j’étais seul à bord de mon tracteur, et que la musique se diffusait dans la cabine, j’avais comme un sentiment de plénitude... »

« Ce qu’a accompli Patrice durant ces quarante années est exceptionnel, affirme en écho et sans détour le glaciologue Jérôme Chappellaz, aujourd’hui directeur de l’IPEV. La preuve en est : nous avons dû scinder son poste en deux pour être en mesure de le remplacer, l’heure de la retraite ayant sonné depuis deux années déjà. » Patrice Godon ne va pas oublier l’Antarctique pour autant : il a d’ores et déjà monté sa société de conseil pour faire bénéficier de sa longue expérience les grands acteurs de la recherche en Antarctique.  ♦

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Le spécialiste des missions impossibles

Janvier 2015, un tracteur Challenger en déplacement entre Dumont d’Urville et le continent ouvre un trou dans la banquise... Comment éviter de le perdre ?
Janvier 2015, un tracteur Challenger en déplacement entre Dumont d’Urville et le continent ouvre un trou dans la banquise... Comment éviter de le perdre ?

« En Antarctique, on passe son temps à résoudre des problèmes insolubles », raconte Patrice Godon. Quand, en janvier 2015, un tracteur en déplacement entre Dumont d’Urville et le continent ouvre un trou dans la banquise, tout le monde se résout à voir l'engin couler, avec la débâcle à venir et la dislocation prévisible de la glace de mer. Pas le responsable logistique et technique, qui décide de mettre en œuvre la suggestion un peu folle d’un membre de l’équipe : maintenir le tracteur à la surface de l’eau, en l’arrimant à deux énormes flotteurs (des morceaux du ponton flottant utilisé pour débarquer l’Astrolabe) et le récupérer l’hiver suivant, lorsque la glace sera reformée. « Je n’avais pas l’intention de faire une croix sur un véhicule à 400 000 euros ! » Ce qui fut dit, fut fait. Le moment venu, une grue de fortune est improvisée en superposant des conteneurs, un trou est pratiqué dans la glace et le tracteur immergé est solidement attaché au treuil du dispositif de levage. « Je suis opportuniste, raconte Patrice Godon. J’ai profité de la présence de l’équipe de plongeurs mobilisée pour le film L’Empereur de Luc Jacquet, pour effectuer le boulot d’arrimage sous-marin... » L’histoire se termine bien : une fois remonté à la surface, et dûment révisé, le tracteur a été remis en service. ♦
 
 

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