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Une IA, juge de beauté des poissons tropicaux

Dossier
Paru le 01.07.2024
Comment l’intelligence artificielle va changer nos vies

Une IA, juge de beauté des poissons tropicaux

18.07.2022, par
À gauche, un poisson-ange royal en Atlantique ; à droite, une murène de Griffin dans le Pacifique. C’est notre cerveau qui décide lequel est le plus beau, mais selon quels critères esthétiques ?
Des chercheurs ont entraîné une intelligence artificielle (IA) afin d’attribuer un score esthétique à 2400 espèces de poissons de récifs coralliens ou rocheux. Résultat : les poissons que nous jugeons les « moins beaux » sont ceux qui présentent, collectivement, la plus grande variété de caractéristiques écologiques et ont la plus longue histoire évolutive. Ce sont aussi les plus menacés…

Et si notre relation à la biodiversité passait aussi par le lien émotionnel que l’on entretient avec elle ? Pour étudier ce lien entre beauté des espèces, perception et conservation, l’écologue Nicolas Mouquet du laboratoire Biodiversité marine, exploitation et conservation1 (Marbec) mène depuis plusieurs années un travail de longue haleine sur la valeur esthétique que nous, humains, attribuons à différentes espèces de poissons. Une première étude parue en 2018 a permis d’attribuer un score esthétique – du moins beau au plus beau – à 140 espèces de poissons de récifs coralliens. Le dispositif était simple en apparence : demander à des centaines de volontaires de discriminer entre des paires de photos associant à chaque fois deux poissons différents, et désigner le plus beau. 

Les "moches" plus nombreux, plus anciens et plus variés

« Nous avons obtenu un score esthétique pour chaque espèce, que nous avons corrélé aux caractéristiques écologiques de chacune (taille, alimentation carnivore ou herbivore, vie nocturne ou diurne, position au milieu ou en bas de la colonne d’eau…) », explique Nicolas Mouquet. 

Les poissons perçus comme beaux présentent un fort contraste de luminosité, des couleurs (jaune/bleu par exemple) et des formes plutôt arrondies, soit des signaux visuels faciles à décrypter pour notre cerveau.

Les chercheurs se sont rendu compte que les poissons perçus comme beaux – ceux qui présentent un fort contraste de luminosité (noir/blanc), des couleurs (jaune/bleu, par exemple) et des formes plutôt arrondies, soit des signaux visuels faciles à décrypter pour notre cerveau  – étaient en réalité des poissons qui avaient évolué très récemment (entre 20 et 10 millions d’années) dans les récifs coralliens où leurs couleurs vives leur permettaient de se fondre ; de plus, ils n’occupaient qu’une petite partie de l’arbre du vivant.

 

Les poissons jugés « moins beaux », de loin les plus nombreux, avec leurs corps plus allongés, leurs couleurs plus ternes et leurs motifs moins faciles à distinguer (par exemple les poissons gris bleuté vivant dans la colonne d’eau), existent depuis 100 millions d’années pour les plus anciens, et couvrent une plus grande variété de traits écologiques.

Les poissons qui vivent dans le récif corallien, à l’image de ce baliste strié (Balistapus undulatus), présentent une moins grande variété de traits écologiques.
Les poissons qui vivent dans le récif corallien, à l’image de ce baliste strié (Balistapus undulatus), présentent une moins grande variété de traits écologiques.

« Il n’y a pas cent façons d’être beau et beaucoup de façons d’être “moche”, résume de façon volontairement caricaturale le chercheur. Nos biais de perception nous amènent à ne trouver beaux qu’une toute petite partie des poissons récifaux. Si ce filtre esthétique guidait nos efforts de conservation, il ne permettrait pas de protéger des écosystèmes pleinement fonctionnels. »

Si ce filtre esthétique guidait nos efforts de conservation, il ne permettrait pas de protéger des écosystèmes pleinement fonctionnels

Cette première étude – très médiatisée à sa sortie – avait tout de même des limites : elle portait sur un nombre limité d’espèces, et ne permettait pas de valider une hypothèse forte des chercheurs selon laquelle nos biais de perception – selon que l’on trouve une espèce belle ou pas – pourraient induire des biais dans les politiques de conservation des espèces. C’est grâce à l’intelligence artificielle (IA) et aux réseaux de neurones profonds que les écologues ont pu changer d’échelle, passant de 140 à… 2400 espèces de poissons étudiées.

« Nous avons utilisé le Reef Life Survey, une base de données australienne qui recense les populations de poissons de plus de 1 800 sites marins à travers le monde, soit plusieurs milliers d’espèces. 2 400 d’entre elles ont été retenues, pour lesquelles nous avons constitué un fond photographique de 4 800 clichés », explique Nicolas Mouquet. Les chercheurs ont commencé par présenter 350 nouvelles photos à 11 000 volontaires à travers le monde, afin d’alimenter leur réseau de neurones en données, jusqu’à ce que celui-ci soit capable de prédire avec une très grande précision ce que l’humain trouve beau ou non. Puis ils ont soumis à cette IA l’ensemble des 2 400 poissons étudiés afin qu’elle attribue un score esthétique à chacun – un volume énorme qui aurait été impossible à traiter par de simples mortels.

Pour obtenir un bon score esthétique, comme les poissons situés à gauche dans ce schéma, mieux vaut avoir des couleurs contrastées et un corps arrondi.
Pour obtenir un bon score esthétique, comme les poissons situés à gauche dans ce schéma, mieux vaut avoir des couleurs contrastées et un corps arrondi.

Les chercheurs ont ensuite relié les scores esthétiques obtenus par les poissons à trois types de questionnements. À savoir : quelle est la position des différents poissons sur l’arbre phylogénétique, retraçant l’histoire évolutive des êtres vivants ? Y a-t-il une relation entre leur score esthétique et la diversité de leurs traits écologiques ? Et, enfin, peut-on établir un lien entre le score esthétique et le statut de conservation de ces espèces, tel qu’établi par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ?

Un « délit de sale gueule » jusque chez les scientifiques ?

Grâce à leur vaste jeu de données, les biologistes montrent qu’il existe un véritable goulet d’étranglement évolutif chez les poissons : les familles qui ont évolué le plus récemment – poissons ange ou poissons papillon, pour les plus connues –, n’occupent qu’une toute petite partie de l’arbre évolutif. Les caractéristiques écologiques, telles qu’alimentation, taille, existence nocturne ou diurne, position dans la colonne d’eau, présentent une plus grande diversité chez les poissons jugés « moins beaux ». 

La liste des espèces menacées comprend surtout des espèces jugées comme moins belles, tandis que les plus beaux poissons suscitent moins d’inquiétude.

Le lien avec le statut de conservation est plus délicat à établir, car beaucoup de poissons récifaux ne sont pas évalués par l’UICN, par manque de données. « Néanmoins, si l’on regarde la liste des espèces menacées, on se rend compte qu’elle comprend surtout des espèces jugées comme moins belles, tandis que les plus beaux poissons suscitent moins d’inquiétude, précise Nicolas Mouquet. Cela s’explique avant tout par l’exploitation qu’on en fait : certaines des espèces visuellement les moins appréciées sont très pêchées et donc plus menacées. »

Parmi les espèces les « moins belles » de la base de données étudiée, le tassergal (Pomatomus saltatrix) est l’une des trois espèces menacées victimes de surexploitation.
Parmi les espèces les « moins belles » de la base de données étudiée, le tassergal (Pomatomus saltatrix) est l’une des trois espèces menacées victimes de surexploitation.

Nos jugements esthétiques influeraient jusqu’à l’effort de recherche que nous consacrons aux espèces en général, et aux poissons en particulier. Il semblerait en effet que les scientifiques étudient plus volontiers les espèces qu’ils jugent belles, ou spectaculaires. Ce « délit de sale gueule » chez les poissons doit encore être confirmé par un nouveau chantier : il s’agit désormais de mesurer l’effort de recherche en comptant le nombre de publications scientifiques parues sur chacune des espèces considérées, tout en évaluant en parallèle l’intérêt du grand public grâce au recensement des tweets et requêtes sur Google.

Si on comprend mieux ce qui nous émeut, on pourra à terme bâtir des actions de conservation plus acceptables pour les humains, et donc plus efficaces.

« Il est important de savoir de quelle manière notre perception des espèces conditionne notre comportement envers elles, souligne Nicolas Mouquet. Si on comprend mieux ce qui nous émeut, on pourra à terme bâtir des actions de conservation plus acceptables pour les humains, et donc plus efficaces. » Le scientifique nourrit un autre espoir : celui de changer le regard que nous avons sur les espèces a priori les moins « désirables » pour nous, afin de mieux les protéger.

« Certains de nos biais de perception sont basés sur notre attirance pour les couleurs vives, les contrastes et les formes arrondies, notamment. Mais on peut à terme modifier ce jugement en apprenant à mieux connaître les espèces, la façon dont elles vivent et leur rôle dans l’écosystème. Tout comme, en art contemporain, un apprentissage et une mise en contexte sont souvent nécessaires pour saisir toute la beauté d’une œuvre. » ♦

Notes
  • 1. Unité CNRS/IRD/Ifremer/Univ. de Montpellier.
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Auteur

Laure Cailloce

Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.

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