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Comment la saga Jurassic Park a révolutionné l’image des dinosaures
Le roman de Michael Crichton (1990) et la saga cinématographique Jurassic Park ont-ils influencé vos carrières scientifiques ?
Jean-Sébastien Steyer1. En 1993, au moment de la sortie du premier film de Steven Spielberg, tout le monde autour de moi n’arrêtait pas d’en parler, à tel point que j’ai décidé de le snober ! Des années après, j’ai fini par le voir… et j’ai pris une claque, comme tout le monde, en contemplant les majestueux dinosaures à l’écran. J’en ai eu des frissons et j’en ai eu encore en revoyant les films de la saga pour préparer l’ouvrage, car, enfin, on voyait des dinosaures non aviens (qui n’appartiennent pas au groupe des oiseaux, Ndlr) ressuscités avec une idée géniale et assez crédible de Michael Crichton : récupérer de l’ADN de dinosaure contenu dans un moustique préhistorique piégé dans l’ambre. Si Jurassic Park n’a pas eu d’impact direct sur ma carrière scientifique, il a en revanche influencé mes travaux de diffusion des connaissances.
Jean-Philippe Uzan2. Jurassic Park n’a pas eu d’impact sur ma carrière scientifique ; sur ma carrière de père, peut-être ! La saga a su recréer un intérêt pour les dinosaures auprès des enfants et inspirer des vocations scientifiques. Aujourd’hui, mon fils suit des études d’écologie animale ; qui sait combien ces films ont influencé son choix ?
De quelle manière Jurassic Park a-t-elle renouvelé l’image des « terribles lézards » ?
J.-S. S. La saga s’inscrit dans un nouveau paradigme paléontologique, appelé la « renaissance des dinosaures ». Depuis leur découverte, au XIXe siècle, et jusqu’au milieu du siècle suivant, les dinosaures, à l’instar des statues du Crystal Palace3, étaient perçus comme des êtres stupides, lents, patauds et mal adaptés à leur environnement. Or, à partir des années 1960-1970, deux paléontologues nord-américains, John Ostrom et Robert Bakker, renouvellent l’image des dinosaures en les présentant comme agiles, intelligents et hyperactifs, dotés d’un sang chaud comme les oiseaux. Les études ultérieures en anatomie comparée, paléohistologie osseuse et phylogénétique ont prouvé la parenté des dinosaures et des oiseaux, à tel point qu’on sait désormais qu’un Tyrannosaurus rex partage plus de patrimoine spécifique avec un pigeon qu’avec un Diplodocus.
À plusieurs reprises, la saga Jurassic Park met en images ce nouveau paradigme. Dans le premier film, le paléontologue Alan Grant avertit les enfants que la « vision du T. rex est basée sur le mouvement », ce que l’on sait d’après la taille et la position de ses orbites ainsi que la reconstitution de son endocrâne. Et le troisième opus (2001) insiste sur la communication interspécifique, preuve du caractère social de ces dinosaures.
Peut-on pour autant parler de représentation réaliste pour ces œuvres de fiction ?
J.-S. S. Non, c’est plutôt aux paléontologues de représenter de manière réaliste les dinosaures en croisant des données physiologiques, comportementales, etc. Quand on prend le temps de produire un documentaire scientifique, on peut considérer toutes ces données, mais ce n’est pas le cas pour une œuvre de divertissement comme Jurassic Park, qui reconstitue les dinosaures tels que les gens voulaient les voir, pas tels qu’ils étaient réellement.
Ceci dit, on peut faire un peu d’histoire des sciences à travers l’histoire du cinéma, en observant comment les films intègrent petit à petit les progrès en paléontologie. Ainsi, Jurassic Park 3 orne la tête des raptors d’une petite crête, en écho aux découvertes de dinosaures à plumes en Chine à partir des années 1990.
J.-Ph. U. L’important n’est pas de démêler le vrai du faux, mais d’utiliser la fiction comme un initiateur de réflexion, un ouvre-boîte du réel à partir duquel poser des questions et, éventuellement, nourrir une passion. Sans ces œuvres de fiction, il nous serait plus difficile de transmettre nos connaissances et, surtout, de questionner nos pratiques et notre méthode scientifiques.
Quelles nouvelles représentations des dinosaures souhaiteriez-vous voir portées à l’écran ?
J.-S. S. Je rêve d’un Jurassic Park à la française, peut-être plus contemplatif. On a tout ce qu’il faut en France pour faire un tel film, aussi bien en termes de fossiles – la France en est riche, comme l’ont montré les trente dernières années de fouilles – que de savoir-faire cinématographique. Alors que la saga, comme bon nombre de films sur les dinosaures, met surtout l’accent sur les combats entre espèces, j’aimerais voir un monde plus calme, comme le sont aujourd’hui les derniers milieux naturels, où quasiment rien ne se passe.
Si l’on se détache des dinosaures, j’adorerais évoluer dans un Carboniferous Park, où l’on pourrait contempler des « salamandres » crocodiliennes de plusieurs mètres de long, des libellules géantes de 70 centimètres d’envergure, d’immenses forêts de fougères et de prêles géantes… Sans quitter la Terre, on serait tout à fait sur une autre planète.
J.-Ph. U. Passionné par la théorie de l’évolution, j’aimerais voir représentée la zone grise où deux populations d’une même espèce se distinguent et aboutissent à une divergence évolutive. Plus généralement, je voudrais arriver à rentrer dans la tête de ces animaux et voir comment ils ont vécu cette extinction de masse, il y a 66 millions d’années. D’autant que le point de vue des dinosaures sur leur monde en train de disparaître sans qu’ils parviennent à s’y adapter pourrait nous aider à penser notre propre crise de la biodiversité et du changement climatique.
Quel regard portez-vous sur la représentation de la science dans Jurassic Park ?
J.-Ph. U. Le roman et les films offrent une formidable expérience de pensée pour questionner l’impact de la science sur le monde et son lien à la société. C’est tout le sens du personnage du mathématicien Ian Malcolm. Il pose la question qu’auraient dû se poser les généticiens embauchés par John Hammond, propriétaire du parc, à savoir s’il fallait reconstituer les dinosaures, non pas si l’on pouvait le faire. De ce point de vue, Jurassic Park nous invite à questionner la démarche et la déontologie scientifiques, et la place de la science dans la société. Il illustre à merveille comment science et quête de connaissances s’inscrivent dans un contexte social donné et ne peuvent pas s’en extraire.
J.-S. S. Avec Jurassic Park, la science-fiction sert de lanceuse d’alerte au sujet des manipulations génétiques et des financements privés de la recherche fondamentale. Le film assène deux messages forts : on ne peut pas jouer avec le vivant et l’extinction des dinosaures non aviens nous ramène à notre propre finitude et à notre impact environnemental. ♦
À lire
Jurassic Park et les sciences, sous la direction de Jean-Sébastien Steyer et Nicolas Allard, Belin, octobre 2024, 28 €
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- 1. Chargé de recherche au CNRS, au Centre de recherche en paléontologie, Paris (CNRS/MNHN/Sorbonne Université).
- 2. Directeur de recherche au CNRS, à l’Institut d’astrophysique de Paris (CNRS/Sorbonne Université).
- 3. Ce sont les toutes premières sculptures de dinosaures au monde, réalisées par le sculpteur Benjamin Waterhouse Hawkins sous la direction du paléontologue Richard Owen. Elles ont été commandées en 1852 pour accompagner le déménagement du Crystal Palace après l'Exposition universelle de Londres en 1851, et inaugurées en 1854.
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Auteur
Maxime Lerolle est rédacteur à la direction de la communication du CNRS.