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Non, la reine fourmi n’est pas qu’une machine à pondre !
Elles peuvent pondre jusqu’à cent œufs par jour, et en moyenne, pour la reine des fourmis noires des jardins, une trentaine chaque jour, soit 200 000 œufs pour une reine qui vit entre 20 et 25 ans… Un rythme de ponte effréné qui peut donner le vertige ! Et explique pourquoi les reines sont généralement réduites à cette fonction de reproduction. Mais sont-elles capables d’assurer d’autres tâches ? Encore fallait-il avoir l’idée de se poser la question, puis d’étudier ce qu’elles peuvent faire d’autre…
Si Romain Libbrecht, chercheur CNRS à l’Institut de recherche sur la biologie de l’insecte1 de Tours et co-auteur de l'étude, travaille depuis plus de quinze ans sur les fourmis, c’est notamment pour répondre à des questions de science fondamentale sur le développement. « En l’occurrence, je me suis demandé si la fondation des colonies de fourmis avait des points communs avec le développement des organismes multicellulaires auxquels nous appartenons, explique le chercheur. En effet, les deux sont des machines biologiques complexes dont le fonctionnement est basé sur la coopération de différents composants spécialisés dans la réalisation de différentes fonctions : des types de cellules distincts dans un cas, des castes de fourmis (reine, ouvrière) dans l’autre. Autre point commun : alors que les organismes multicellulaires ont évolué à partir d’ancêtres unicellulaires, les colonies de fourmis sont issues d’insectes solitaires qui vivaient il y a plusieurs centaines de millions d’années ».
À partir de quel moment la spécialisation des composants de cette « machine » se met-elle en place chez les fourmis ? Et comment ? « Chez les organismes multicellulaires, la spécialisation est mise en place à chaque génération et implique la différentiation de cellules souches totipotentes (capables de se différencier en n’importe quelle cellule spécialisée et de se structurer en formant un être vivant multicellulaire, Ndlr) en cellules de peau, de muscle, du foie, etc., poursuit Romain Libbrecht. Chez les sociétés d’insectes aussi la spécialisation doit être établie à chaque génération, mais si le développement embryonnaire est bien étudié pour de nombreuses espèces animales, on ne sait rien ou presque du développement des colonies d’insectes sociaux ».
La fourmi noire des jardins, une espèce abondante et facile à étudier
Les chercheurs ont réalisé plusieurs expériences, en plaçant les fourmis dans des boîtes et en enregistrant tous leurs mouvements grâce à des caméras posées en surplomb. Ils ont d’abord documenté les comportements de la reine entre le moment où elle pond ses premiers œufs et le moment où il en sort les premières ouvrières. Et ils ont pu vérifier que durant cette période, la reine fondatrice s’occupe des œufs, puis des larves, en les retournant, en les nourrissant (notamment avec des œufs trophiques, qui ne contiennent pas d’embryon), en les nettoyant (pratiques de léchage) ou en les aidant à déchirer leur cocon.
Avec son équipe, il a donc travaillé sur la fourmi noire des jardins (Lasius niger), qui présente l’intérêt d’être une espèce très commune en Europe et dont les reines dites « fondatrices » établissent de nouvelles colonies seules, sans l’aide d’ouvrières. À l’été, les jeunes reines vierges (les gynes) s’envolent pour s’accoupler, puis brisent leurs ailes et se laissent tomber au sol pour fonder une nouvelle colonie. Il est donc facile de ramasser à cette occasion autant d’individus que nécessaire.
Ce n’est qu’une fois que les larves sont devenues des ouvrières opérationnelles, prêtes à s’occuper à leur tour du couvain (l’ensemble des œufs et larves), que la reine se remet à pondre et à ne plus faire que cela. Ce serait donc la présence d’ouvrières qui ferait que les reines se spécialisent strictement dans la reproduction ? Encore faut-il le démontrer…
Les chercheurs ont alors simplement mis en contact des reines fondatrices avec des ouvrières étrangères à la colonie, mais si jeunes qu’elles ne portaient pas encore l’odeur caractéristique de leur nid d’origine. Les reines ont aussitôt cessé de s’occuper du couvain, la présence des ouvrières, même étrangères, constituant un véritable signal pour se concentrer sur leur spécialité : pondre des œufs, encore et encore.
Puis les chercheurs ont réalisé plusieurs expériences pour mieux comprendre cet effet des ouvrières sur la spécialisation comportementale des reines. Ainsi, ils ont introduit de 0 à 5 ouvrières dans les tubes à essais, et constaté que plus ils introduisaient d’ouvrières, moins les reines s’occupaient du couvain. Il y a donc un lien entre le comportement adopté par la reine et le nombre d’ouvrières présentes autour d’elles. Les scientifiques se sont ensuite demandé si la simple présence d’ouvrières suffisait à induire la spécialisation des reines ou s’il était nécessaire que les ouvrières s’occupent effectivement du couvain. Ils ont donc introduit non pas des ouvrières mais, placés sur des billes en verre, des extraits d’odeurs habituellement présentes sur les cuticules des fourmis. « Or, les reines n’ont pas été leurrées par ces signaux sociaux : elles ont continué à s’occuper de leur couvain, qui sans elles aurait dépéri », constate Romain Libbrecht.
Jamais avares d’une nouvelle expérimentation, les scientifiques ont mis au point un autre subterfuge. Ils ont donc séparé les ouvrières de la reine et du couvain par un grillage fin, qui empêchait les ouvrières de prodiguer des soins au couvain mais permettait à la reine de détecter leur présence en passant ses antennes à travers le grillage. Les enregistrement vidéo ont montré que dans ces conditions, la présence des ouvrières n’induisait pas la spécialisation des reines sur des fonctions de reproduction, mais qu’elles continuaient à s’occuper du couvain.
La reproduction, une spécialisation réversible
Pour expliquer ces résultats, les chercheurs avancent l’hypothèse que les reines auraient simplement un seuil de réponse au couvain plus élevé que celui des ouvrières. Imaginez des colocataires qui se partagent la corvée de vaisselle : ceux ou celles qui ne supportent pas plus de cinq assiettes empilées dans l’évier feront plus souvent la vaisselle que ceux ou celles qui ne prennent l’éponge qu’à partir de vingt assiettes au moins, montrant un seuil de tolérance à la vaisselle sale plus important que les autres. C’est seulement dans le cas où les colocataires, agacés dès la cinquième assiette sale, quittent la colocation que les autres se mettront à faire la vaisselle. Sinon, ils échapperont toujours à cette tâche supposée ingrate… Il en serait de même pour les fourmis. Il faut vraiment que le couvain soit en danger pour que les reines s’en occupe.
Selon cette hypothèse, des « vieilles » reines vivant dans des colonies matures devraient donc s’occuper du couvain si on leur retire toutes leurs ouvrières ? Pour le vérifier, l’équipe a isolé des reines qui, depuis deux ou trois ans, ne faisaient que pondre des œufs. Eh bien si l’on retire les ouvrières de leur nid, en moins de 24 heures, elles retrouvent les gestes de soin au couvain. CQFD : leur spécialisation est totalement réversible, même si cela fait plusieurs années qu’elles ont totalement perdu l’habitude de faire autre chose que pondre !
Et c’est bien l’absence ou la présence d’ouvrières qui déclenche et maintient chez elles le comportement de reproduction. Les mêmes tests ont été reproduits avec une autre espèce de fourmis (Temnothorax nylanderi) et les chercheurs ont observé la même chose.
Ces résultats pourraient-ils être étendus à d’autres comportements habituellement réservés aux ouvrières, comme la recherche de nourriture, la construction du nid ou les comportements hygiéniques, par exemple ? Dans la nature, si une fourmi meurt au sein de la colonie, elle est coupée en morceaux par les ouvrières et déplacée dans un dépotoir, souvent à l’extérieur du nid, pour éviter les contaminations. Romain Libbrecht et ses collègues démarrent des expériences pour étudier l’effet de la présence d’ouvrières sur les réactions d’une reine en présence d’un cadavre de fourmi. En attendant leurs résultats, l’image de reines réduites à l’état de machines à pondre sort déjà bien nuancée de cette première étude. ♦
Référence
Majidifar V, Psalti MN, Coulm M, Fetzer E, Teggers EM, Rotering F, Grünewald J, Mannella L, Reuter M, Unte D & Libbrecht R (2024) "Ontogeny of superorganisms: Social control of queen specialization in ants". Functional Ecology. 26 mars 2024.
DOI: https://doi.org/10.1111/1365-2435.14536
- 1. Unité CNRS/Université de Tours.
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