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Néandertal était aussi un artiste

Néandertal était aussi un artiste

26.06.2023, par
Temps de lecture : 11 minutes
«AO le dernier Neandertal», 2010, de Jacques Malaterre / Collection ChristopheL © UGC YM / France 2 Cinéma
Des gravures découvertes dans une grotte en Touraine seraient l’œuvre de néandertaliens. Ceci confirme que notre lointain cousin n’était cognitivement pas inférieur aux humains modernes de son époque…

Un être rustre et stupide. Une version primitive d’Homo sapiens, capable uniquement d’assurer sa survie matérielle et dénuée de tout attrait pour les activités de l’esprit, comme l’art… Voilà le cliché qui a longtemps traîné dans les manuels de Préhistoire, concernant Néandertal (Homo neanderthalensis), une espèce désormais éteinte, qui a vécu en Europe jusqu’à il y a environ 40 000 ans. Or une minutieuse analyse de gravures découvertes dans une grotte en Touraine a permis d’attribuer « sans ambiguïté » ces productions à ce lointain cousin1 !

Ces tracés rupestres ont été datés à plus de 57 000 ans, ce qui en fait les plus anciens connus en France.

« Nous avons daté ces tracés rupestres à plus de 57 000 ans, ce qui en fait les plus anciens connus en France ; ceux des grottes françaises de Lascaux et Chauvet étant âgés respectivement de -21 000 et -36 000 ans », souligne Guillaume Guérin, chercheur en archéologie préhistorique au laboratoire Géosciences Rennes2 et co-auteur de ces travaux.

« Exceptionnelles, ces productions confirment que Néandertal n’avait rien à envier à Homo sapiens sur le plan des compétences culturelles », s’enthousiasme Jacques Jaubert, préhistorien au laboratoire De la préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie3, également co-auteur de la découverte.

 Photo Nicolas Van Ingen
C'est sur cette paroi d'une grotte du site préhistorique de la Roche-Cotard (Touraine) qu'ont été découvertes les gravures.
 Photo Nicolas Van Ingen
C'est sur cette paroi d'une grotte du site préhistorique de la Roche-Cotard (Touraine) qu'ont été découvertes les gravures.

Une découverte fortuite

Les gravures en question ont été découvertes dans une grotte sur le site préhistorique de la Roche-Cotard, à environ 30 km au sud-ouest de Tours. Classée monument historique en 2021, « cette cavité aurait pu ne jamais être découverte », estime Jean-Claude Marquet, coordinateur des récents travaux, chercheur associé à l’unité Cités, territoires, environnement et sociétés4 dans le laboratoire Archéologie et territoires, et associé au laboratoire GéoHydrosystèmes continentaux de l’université de Tours.

Située à flanc de coteau et à 500 mètres environ des berges de la Loire, l’entrée de la grotte est longtemps restée enfouie sous 8 à 10 mètres de sédiments.

C’est que « située à flanc de coteau et à 500 mètres environ des berges de la Loire, l’entrée de la grotte est longtemps restée enfouie sous 8 à 10 mètres de sédiments issus de la Loire et du plateau qui la surplombe », précise-t-il. Mais en 1846, pour surélever la voie ferrée entre Tours et Nantes, de grandes quantités de sédiments sont extraites dans cette région, dégageant ainsi l’entrée de la grotte. Il faut ensuite attendre 1912 pour que François d’Achon, propriétaire du parc privé où se trouve cette cavité, la découvre par hasard… en cherchant son chien qui s’y était engouffré !

© IGN Géoportail 2021
Le site préhistorique de la Roche-Cotard (LRC) se trouve sur le versant rive droite de la vallée de la Loire, un peu en amont de Langeais, en Indre-et-Loire.
© IGN Géoportail 2021
Le site préhistorique de la Roche-Cotard (LRC) se trouve sur le versant rive droite de la vallée de la Loire, un peu en amont de Langeais, en Indre-et-Loire.

En excavant la grotte, il met à jour quatre salles en enfilade ainsi que de nombreux ossements d’animaux (chevaux, bisons...) et une centaine d’objets en silex (racloirs, pointes, lames...). Décrits dans un court article de 19135, « ces objets – aujourd’hui hélas tous égarés – ont permis de dater la grotte à l’époque des Néandertaliens », précise Jean-Claude Marquet. Étonnamment, dans cet article, les gravures ne sont citées nulle part... C’est seulement en 1976 que Jean-Claude Marquet les remarque, quand, après avoir eu vent de l’existence de la grotte6, il y dirige de nouvelles fouilles... Cependant, ne disposant pas de technique de datation convenable et appelé à d’autres missions, l’archéologue suspend l’exploration du site en 1978 et ne la reprendra que trente ans plus tard. En 2015, il s’entoure d’une trentaine de spécialistes français et européens de différentes disciplines (art pariétal, géochronologie, géomorphologie, etc.). Avec un objectif précis : analyser, relever et dater les gravures.

« Des créations indéniablement intentionnelles »

« Depuis l’ouverture de la grotte en 1912, l’air extérieur et le phénomène de condensation-corrosion menacent l’intégrité de ces tracés, explique Jean-Claude Marquet. Aussi, il était crucial de les décrire et de les relever pour en conserver une trace la plus précise possible ». Pour ce faire, les chercheurs ont utilisé pléthore de techniques : photographie, photogrammétrie haute résolution pour reconstruire numériquement en 3D chaque gravure, imagerie par transformation de la réflectance afin de révéler des reliefs invisibles à l’œil nu, etc.  Au final, l’équipe a répertorié pas moins de huit panneaux, tous localisés dans la troisième salle de la grotte, sur la partie supérieure de la paroi. Laquelle est recouverte d’une fine couche brunâtre de roche chimiquement altérée.

Marquet J-C, Freiesleben TH, Thomsen KJ, Murray AS, Calligaro M, Macaire J-J, et al. (2023)
À gauche, le panneau linéaire et son relevé par J. Esquerre et H. Lombard et, à droite, le panneau ondulé et son relevé par O. Spaey and G. Alain. Sur tous les relevés, les traces attribuées à des animaux sont en bleu.
Marquet J-C, Freiesleben TH, Thomsen KJ, Murray AS, Calligaro M, Macaire J-J, et al. (2023)
À gauche, le panneau linéaire et son relevé par J. Esquerre et H. Lombard et, à droite, le panneau ondulé et son relevé par O. Spaey and G. Alain. Sur tous les relevés, les traces attribuées à des animaux sont en bleu.

Comme l’indiquent une analyse de la géométrie des tracés et des expériences de reproduction sur la paroi d’une cavité voisine, quasiment toutes les gravures ont vraisemblablement été effectuées au doigt. « Une seule semble avoir été gravée à l’aide d’un outil, peut-être en silex : le “panneau rectangulaire”, baptisé ainsi car réalisé sur une saillie de la paroi en forme de rectangle », précise Jean-Claude Marquet.

Toutes les gravures semblent avoir été effectuées au doigt, sauf le panneau rectangulaire qui a été gravé à l’aide d’un outil, peut-être en silex. 

Les tracés pariétaux qui apparaissent dès l’entrée de la troisième salle semblent se succéder sur toute la paroi, allant des plus simples aux plus élaborés. Trois retiennent l’attention car de composition plus structurée : le panneau ondulé, qui comprend – entre autres – deux longs tracés longitudinaux ondulés ; le panneau circulaire, composé dans sa partie centrale de tracés courbés, formant une ogive ; et le panneau triangulaire, constitué de vingt-cinq sillons parallèles entre eux.

« L’attention qui semble avoir été portée à l’emplacement, à la succession et à la structuration de ces gravures témoigne d’un processus de création indéniablement intentionnel », analyse Jean-Claude Marquet.

Datation par luminescence

Pour dater les gravures, les chercheurs ont été confrontés à une difficulté majeure : « aucune des techniques de datation disponibles n’est applicable à ces tracés », explique Guillaume Guérin, qui a contribué à cette partie de l’étude. Ainsi, « la datation par le carbone 14 (qui consiste à calculer le rapport entre le carbone 14 qui diminue au cours du temps, et le carbone 12 qui reste stable, Ndlr) ne permet de dater que ce qui a été vivant (os, bois…) ; la datation par l’uranium-thorium (qui vise à déterminer le rapport entre la quantité de d’uranium 238 et 234 qui se désintègrent, et de thorium 230 qui se forme, Ndlr), seulement les gravures recouvertes d’une couche de calcite ; etc. » Aussi, les chercheurs ont dû passer par un moyen détourné...

La fermeture de l’entrée de la grotte a été datée à -57 000 ans. Deux autres datations indiquent que les gravures pourraient remonter à plus de -75 000 ans. Or à cette époque, Homo sapiens n’était pas encore présent en Europe occidentale.

L’équipe est partie d’un constat : la découverte d’outils en silex dans la grotte de la Roche-Cotard indique qu’après son occupation par des hommes préhistoriques, cette cavité a été scellée par des sédiments jusqu’aux premières fouilles réalisées au début du XXe siècle. D’où l’idée de dater l’âge de la fermeture de la grotte pour approcher la période de réalisation des gravures. Mais subsistait cette question : les tracés n’auraient-ils pas pu être effectués après l’ouverture de la grotte en 1912 ?

Aussi, les chercheurs ont comparé les gravures à d’autres traces présentes sur la paroi de la caverne, connues pour dater du XXe siècle, notamment des traces d’outils de fouilles. Cela, notamment en analysant les couleurs des deux types de tracés avec un nuancier de couleurs pour archéologues et via une technique physique (spectrophotomètre CM-600d). Et bingo : « selon nos résultats, il est exclu que les gravures soient l’œuvre d’Homo sapiens », résume Jean-Claude Marquet. 

En pratique, pour dater la fermeture de la grotte, les chercheurs ont prélevé, devant, au-dessus et dans l’encadrement de son entrée, cinquante échantillons de sédiments l’ayant obstruée. Puis ils ont analysé ceux-ci avec une technique qui permet de dater le moment où un objet a été enfoui : la luminescence stimulée optiquement ou OSL (de l’anglais Optical Stimulated Luminescence dating).

Marquet J-C, Freiesleben TH, Thomsen KJ, Murray AS, Calligaro M, Macaire J-J, et al. (2023)
À gauche, le panneau circulaire avec en son centre des tracés courbés, formant une ogive (relevé O. Spaey and G. Alain). À droite, le panneau de tracés digités triangulaire (relevé M. Calligaro). La zone verte correspond à un petit chert (sorte de roche siliceuse, proche des silex) qui émerge du tuffeau.
Marquet J-C, Freiesleben TH, Thomsen KJ, Murray AS, Calligaro M, Macaire J-J, et al. (2023)
À gauche, le panneau circulaire avec en son centre des tracés courbés, formant une ogive (relevé O. Spaey and G. Alain). À droite, le panneau de tracés digités triangulaire (relevé M. Calligaro). La zone verte correspond à un petit chert (sorte de roche siliceuse, proche des silex) qui émerge du tuffeau.

Son principe ? « L’OSL tire parti de défauts présents dans la structure cristalline des minéraux, comme le quartz et le feldspath constitutifs des sédiments. Quand les cristaux sont soumis à la radioactivité naturelle du sol, et donc quand ils sont ensevelis sous terre, ces défauts peuvent piéger des électrons (des particules élémentaires chargées négativement, Ndlr). Or quand les cristaux sont exposés à la lumière d’un laser ou d’une Led (d’où le qualificatif “optiquement stimulé”), les électrons piégés sont libérés, et émettent un photon (une particule élémentaire qui compose la lumière, Ndlr). L’intensité de la lumière émise alors est directement proportionnelle à la quantité d’électrons piégés. Donc mesurer cette “luminescence” permet d’estimer le temps pendant lequel l’échantillon a été enterré dans le sol », éclaire Guillaume Guérin.

La réhabilitation de Néandertal continue

Finalement, l’OSL a permis de situer la fermeture de l’entrée de la grotte vers 57 000 ans avant le présent. Deux datations, qui ont concerné la principale couche de limons issus de la Loire et qui a participé à la fermeture de la grotte, indiquent que les gravures pourraient même remonter à plus loin : aux environs de -75 000 ans. Or à cette époque, Homo sapiens n’était pas encore présent en Europe occidentale, la date la plus communément acceptée pour cet évènement étant -45 000 ans. D’où la conclusion que les gravures de la grotte de la Roche-Cotard ne peuvent être que l’œuvre de Néandertal ! « Le sens de ces tracés nous échappe ; et pour cause, ce sont des productions non figuratives (qui ne représentent pas un objet ou un être réel, Ndlr). Cependant, ils constituent des exemples non ambigus de dessins abstraits néandertaliens », assure Jacques Jaubert.

De fait, ces deux dernières décennies plusieurs études ont montré que Néandertal présentait certains comportements « sophistiqués », révélateurs de capacités cognitives « modernes ». Notamment, fin 20207, une équipe européenne incluant Guillaume Guérin a démontré, pour la première fois en Europe, qu’un enfant néandertalien avait été inhumé avec soin par les siens il y a près de 41 000 ans sur le site de la Ferrassie (Dordogne) ; ce qui a prouvé que ce comportement n’était pas une « innovation » propre à notre espèce. « S’inscrivant dans ce type de recherche, nos travaux sur les gravures de la Roche-Cotard contribuent à réhabiliter un peu plus Néandertal », conclut Jacques Jaubert. ♦
 

À lire sur notre site
Néandertal, le cousin réhabilité
Qui fut le premier artiste ? 

 

Notes
  • 1. "The earliest unambiguous Neanderthal engravings on cave walls: La Roche-Cotard, Loire Valley, France", J.-C. Marquet et al., PLOS ONE, 21 juin 2023. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0286568
  • 2. Unité CNRS/Université de Rennes.
  • 3. Unité CNRS/Université de Bordeaux/Ministère de la Culture.
  • 4. Unité CNRS/Université de Tours.
  • 5. « La Préhistoire en Touraine », J.-C. Marquet, préface de Yves Coppens, Éditions Presses Universitaires François Rabelais, 2011.
  • 6. Ludovic Slimak et al. Sci Adv. 11 février 2022. doi: 10.1126/sciadv.abj9496.
  • 7. A. Balzeau et al. Sci Rep. 9 décembre 2020. doi: 10.1038/s41598-020-77611-z.

Auteur

Kheira Bettayeb

Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.