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Ils ont imaginé un autre monde

Ils ont imaginé un autre monde

18.04.2014, par
Paysage sur une planète imaginaire
Dans l’ouvrage « Exquise planète », trois scientifiques et un auteur de science-fiction ont inventé ensemble une plausible planète fictive. L’un des auteurs, le paléontologue Jean-Sébastien Steyer, nous parle de cet exercice collectif de fiction scientifique.

Dans l’ouvrage Exquise planète, que vous avez coécrit avec l’astrophysicien Roland Lehoucq, l’archéologue Jean-Paul Demoule et l’auteur de science-fiction Pierre Bordage, vous inventez une planète qui n’est pas la Terre mais qui aurait pu lui ressembler. Comment avez-vous procédé pour l’imaginer ?
Jean-Sébastien Steyer : Nous avons repris le concept du cadavre exquis, un jeu consistant à écrire à tour de rôle un poème sur la base d’un seul fragment de texte visible. L’astrophysicien Roland Lehoucq a commencé la rédaction en imaginant une planète tellurique plausible. Il m’a ensuite transmis la fin de son texte pour que je prenne le relais en développant de la vie dessus. Et, parmi les formes de vies foisonnantes que j’ai pu développer, il se trouve qu’une espèce développe une sorte d’intelligence. Le protohistorien Jean-Paul Demoule a donc pris le relais pour imaginer, sur la base de cette espèce intelligence, une civilisation. Nous avons ensuite donné l’ensemble du manuscrit à l’auteur Pierre Bordage qui en a fait un scénario.

Quelle matrice Roland Lehoucq vous a-t-il léguée ?
J.-S. S. : Pour construire son exoplanète, Roland s’est basé sur la notion de zone d’habitabilité, c’est-à-dire sur des paramètres astrophysiques qui permettent justement l’apparition de la vie, en tout cas telle que nous la connaissons sur Terre : par exemple, dans sa course, la planète en question passe ni trop près ni trop loin de son étoile afin d’éviter les températures extrêmes. Cette zone d’habitabilité dépend du type d’étoile, de la trajectoire de la planète, etc. Petit à petit, en fixant les paramètres dont certains sont liés par les lois de Kepler, notre astrophysicien a construit une belle « exo-Terre ».

C’est donc un exercice de science-fiction, mais très réaliste et avec des bases scientifiques extrêmement plausibles ?
J.-S. S. : Nous sommes effectivement dans ce genre littéraire qu’est la science-fiction, plus précisément dans la planétologie et la biologie spéculatives : il s’agit d’imaginer, à partir de nos connaissances scientifiques actuelles, des planètes réalistes mais non réelles sur lesquelles des formes de vie pourraient se développer. Après tout, les collègues exobiologistes qui imaginent à quoi pourraient bien ressembler les formes de vie que nous pourrions rencontrer dans l’univers font la même chose ; ils spéculent cependant en se basant sur des paramètres bien réels d’exoplanètes observées et non pas imaginées, comme nous venons de le faire. C’est toute la différence… Dans notre cas, en fait, les anglophones parlent de hard science-fiction… Il faudrait inventer un terme en français… Peut-être « la fiction-science » ?

Vous vous êtes chargé de la partie qui voit apparaître la vie. Comment naît-elle sur votre planète ?
J.-S. S. : J’ai repris l’hypothèse de la panspermie qui stipule que la vie, en tout cas ses constituants, vient d’ailleurs. Je trouve fantastique le fait de savoir que les comètes qui frôlent régulièrement la Terre contiennent des acides aminés, parfois même en nombre supérieur aux vingt acides qui, par combinaison, composent toutes les formes de vie sur Terre ! Cela ouvre des perspectives inouïes sur les champs des possibles. Partant de ce postulat, j’ai ensuite imaginé une longue phase pendant laquelle notre jeune exoplanète a littéralement été bombardée par des comètes… Un peu comme la Terre pendant une période que l’on nomme la phase lunaire.

Vous en profitez pour remettre les pendules à l’heure sur notre compréhension de l’évolution des espèces…
J.-S. S. : En imaginant toutes ces formes de vie possibles, j’ai tenté de montrer, par exemple, que l’évolution n’est pas une ligne droite allant de la bactérie jusqu’à l’homme.

J’ai tenté
de montrer que
l’évolution n’est
pas une ligne
droite allant
de la bactérie jusqu’à l’homme.

Cette vision fausse d’une évolution linéaire, voire dirigée, est encore très ancrée dans les consciences collectives, même chez certains scientifiques… Or, comme l’expliquait le paléontologue Stephen Jay Gould, rembobinez le film de l’évolution et vous n’aurez pas du tout la même chose qu’aujourd’hui ! Les autres mondes de la biologie spéculative peuvent aussi nous aider à mieux comprendre et à admettre le rôle crucial du hasard dans l’évolution. En se tournant vers l’espace, Homo sapiens prendra conscience qu’il est simplement une brindille évolutive dans le grand champ des possibles.

Votre ABN à l’origine de la vie que vous imaginez est en fait une sorte d’ADN de synthèse, un des produits que développe actuellement la biologie synthétique à des fins biomédicales. Dénoncez-vous au passage une science aventureuse qui cherche à recréer en laboratoire des formes de vie ?
J.-S. S. : J’ai en effet imaginé une « exo-vie » à base de biomolécules constituées d’hydrogène (atome le plus fréquent dans l’Univers), mais que je voulais différentes de l’ADN terrien, afin justement de ne pas sombrer dans l’anthropocentrisme dénoncé plus haut. J’ai donc cherché des inspirations du côté de la biologie de synthèse. Et j’ai été surpris d’apprendre que celle-ci a déjà recréé en laboratoire au moins deux types de molécules « vivantes », l’AXN (acide xénonucléique) et l’APN (acide peptidonucléique). Si cette discipline nouvelle nous aide apparemment à mieux lutter contre certaines maladies, elle pose aussi de graves questions éthiques sur la brevetabilité du vivant et sur le risque d’autres utilisations potentielles. J’ose espérer qu’elle est donc entre de bonnes mains !

Volontairement vous avez choisi de faire apparaître l’intelligence dans une forme de vie très différente de l’être humain. Pourquoi ? Pour pointer du doigt le fait que l’on ne prend pas suffisamment conscience de l’intelligence de certaines espèces animales trop différentes de nous ?
J.-S. S. : J’ai en effet imaginé une « exo-espèce » qui développe fortuitement une sorte d’intelligence. Mais, comme avec l’ADN pour la vie, j’ai évité de lui donner une forme trop humanoïde comme on le voit d’ailleurs trop souvent avec les extraterrestres de la science-fiction… L’histoire naturelle et humaine nous enseigne aussi que le fait de posséder un cerveau ne nous rend pas forcément plus intelligent ! Bien sûr, tout dépend de ce que l’on entend par intelligence. Si l’on considère, loin des clichés véhiculés par des mesures telles que le QI, qu’il s’agit d’une capacité de perception, de communication et d’appréhension d’un futur plus ou moins proche, c’est-à-dire d’une sorte de conscience, alors beaucoup d’espèces autour de nous sont intelligentes. L’intelligence collective des insectes me fascine, tout comme les organes sensoriels et/ou cognitifs permettant à certaines espèces – chauve-souris ou dauphins par exemple – d’utiliser l’écholocation…

Que peut apporter l’uchronie, ce genre littéraire qui part d’un changement de l’histoire, aux sciences de l’évolution ?
J.-S. S. : L’uchronie est à la dimension temporelle ce que la biologie spéculative est à la dimension spatiale : un formidable moteur nous permettant d’imaginer d’autres évolutions plausibles et de prendre conscience de l’infinité des possibles. Le géologue et paléontologue écossais Dougal Dixon, dans son formidable livre Les Dinosaures d’aujourd’hui 1, imaginait déjà en 1988 à quoi pourraient ressembler les dinosaures non aviensFermer Les scientifiques appellent « dinosaures non aviens » les dinosaures autres que les oiseaux. aujourd’hui s’ils ne s’étaient pas éteints. Il invente alors l’uchronie évolutive… Cela sera justement le thème de mon prochain livre.
 

En librairie :

Exquise planète, Pierre Bordage, Jean-Paul Demoule, Roland Lehoucq et Jean-Sébastien Steyer, Odile Jacob, coll. « Sciences », mars 2014, 176 p.

Notes
  • 1. The New Dinosaurs : An Alternative Evolution.

Commentaires

2 commentaires

Un article qui donne envie de lire l'ouvrage en question, merci! Juste une petite interrogation, en réponse à la quatrième question, J.-S. S. parle "d'acides animés", c'est bien cela? Et bravo à toute l'équipe du journal en ligne! BLB, Inria
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du journal CNRS