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Mai-Anh Ngo, juriste et « hyperactive à mobilité réduite »
« C’est un ami qui a trouvé l’expression qui me caractérise le mieux : une “hyperactive à mobilité réduite”. Car vous ne le voyez peut-être pas, mais je suis en fauteuil roulant ! », s’amuse Mai-Anh Ngo, au tout début de notre entretien. Infatigable parasportive, multimédaillée, Mai-Anh Ngo est aussi juriste au sein du Groupe de recherche en droit, économie et gestion1. Par le prisme du droit français, elle s’intéresse tout particulièrement aux principaux freins à la pratique sportive des personnes en situation de handicap. Pour les saisir, elle se plonge dans les détails de la réglementation en matière de handicap et en matière sportive dans la perspective d’une application dans le domaine parasportif. De fait, si le droit est omniprésent dans le sport – des règles du jeu au recours au juge, et dans l’organisation du monde sportif lui-même –, la régulation juridique accuse un retard dans le domaine des parasports. Pour le comprendre, Mai-Anh Ngo s’appuie sur la mise en œuvre de deux principes : l’accessibilité et la compensation.
Ces leviers sont les fondements de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Cette loi prévoit un égal accès aux équipements sportifs et aux pratiques pour les personnes en situation de handicap, quel qu’il soit. « Elle donne aussi, pour la première fois, une définition juridique du handicap, explique Mai-Anh Ngo. Bien qu’elle reste encore orientée vers la pathologie, elle apporte néanmoins une dimension environnementale : ce qui provoque la situation de handicap, c’est un environnement inadapté. » Un véritable changement de conception souligne la juriste. Si l’obligation d’accessibilité existe depuis 1975 (et en théorie, tout aurait dû l’être depuis 2015), l’idée de compensation est nouvelle. Elle oblige une prise en charge de l’ensemble des surcoûts liés au handicap par le biais de la Prestation de compensation du handicap.
Cela implique pour les personnes en situation de handicap d’établir un plan individuel de compensation sur quatre ans, en lien avec les Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) qui les accompagnent au quotidien et dans tous les domaines de leur vie. Mais pour la chercheuse, malgré une volonté forte, les conditions de sa mise en œuvre ne sont actuellement pas réunies. Et plus particulièrement dans le domaine parasportif où l’accessibilité reste à parfaire et la compensation, humaine et technique, encore limitée. La juriste y voit deux raisons principales : d’une part, la dimension compétitive y est encore récente ; d’autre part, les spécificités liées aux parasportifs restent mésestimées par le droit français.
Des bassins au droit du sport
Née prématurée, Mai-Anh Ngo est paralysée des quatre membres et du tronc. En 1988, à 13 ans, elle se rend dans un club handisport, qui lui suggère la natation. « À l’origine, je voulais faire du kung-fu mais on m’a dit que ça n’était pas possible, plaisante-t-elle. La même année, j’ai assisté aux Championnats de France. C’était l’épreuve qualificative pour les Jeux paralympiques. »
Impressionnée par la qualité des nageurs, elle s’imagine déjà intégrer l’équipe de France : « Je me suis immédiatement projetée vers la compétition ». Sa mère lui apprend la brasse, « une nage peu appréciée par les sportifs ayant des handicaps lourds comme le sien », explique-t-elle. Un an plus tard, elle rejoint l’équipe de France de paranatation. Elle participe ensuite aux Jeux paralympiques de Barcelone en 1992 et d’Atlanta en 1996, et remporte trois médailles de bronze en Championnats d’Europe et autant en Championnats du monde.
Au cours de ses études supérieures, elle poursuit sa carrière sportive au niveau national, plus sporadiquement. « Je débutais alors ma thèse sur la qualité des produits agroalimentaires », se rappelle-t-elle. Elle consacre une dizaine d’années à cette thématique, puis, en 2010, elle songe à relier sa vie de sportive (et de militante) et celle d’ingénieure de recherche. Lorsqu’elle propose de réorienter ses travaux sur les questions du handicap dans le sport et de l’accessibilité, Mai-Anh Ngo trouve un écho auprès de la direction de son laboratoire niçois. « Au-delà de l’évidence, ce fut un véritable alignement personnel et professionnel. Même si je craignais d'être considérée comme l’handicapée qui s'occupe des questions d'handicapés », souligne-t-elle.
Avec Paraperf, plus haut, plus loin, plus fort… et plus adapté
Depuis 2020, Mai-Anh Ngo est impliquée dans le projet Paraperf2, dédié au paralympisme. Piloté par l’Insep, ce projet repose sur un double objectif : personnaliser et optimiser le parcours et les équipements des parasportifs, et faire en sorte que ces innovations, techniques et sociales, puissent améliorer au long terme le quotidien des personnes en situation de handicap. Dans la visée de ce projet : les Jeux paralympiques de Paris, du 28 août au 8 septembre 2024, où plus de 4300 parathlètes (dont 1859 féminines) concourront aux quelque 549 épreuves rassemblées dans 22 disciplines sportives. Paraperf se déploie autour de trois axes principaux : le premier vise à optimiser la trajectoire de performance des parasportifs à l’aide d’analyse et d’outils d’aide à la décision personnalisée. Le second est dédié à l’optimisation du couple athlète-fauteuil (12 des 22 disciplines paralympiques se pratiquant en fauteuil, 9 sont étudiées dans le cadre du projet). Le dernier enfin, auquel elle participe, s’intéresse à leurs conditions de préparation et d’entraînement, leurs conditions psychologiques et de bien-être, et leurs conditions socio-économiques. « L’objectif est de mieux appréhender les facteurs favorables à la très haute performance, et plus largement de favoriser un environnement propice à une préparation pour les JOP », explique la juriste.
En collaboration avec des chercheurs et des chercheuses en sociologie, psychologie et droit, Mai-Anh Ngo s’est ainsi principalement appuyée sur des questionnaires et des entretiens menés auprès des professionnels (parasportifs, membres du staff, familles, etc) afin d’évaluer l’intégration des spécificités paralympiques dans la règlementation sportive et l’intégration des spécificités du sport dans le droit du handicap. « Il y a eu un calquage du modèle olympique vers le modèle paralympique qui, en réalité, n’a pas pris en compte les spécificités de ce dernier » précise-t-elle. Elle s’est intéressée aux acteurs inconnus du monde juridique comme les assistants, les guides ou les pilotes, ces sportifs valides qui accompagnent les sportifs paralympiques. Elle a travaillé sur la question de la compensation humaine et notamment de la reconnaissance de ces assistants comme sportifs de haut niveau. « Nous nous sommes aperçus que certains outils étaient inadaptés » explique-t-elle. Pour preuve : pour inscrire un binôme dans le cadre d’une course de fond, l’on peut seulement indiquer qu'il est… non-voyant. « Loin d’être un détail, cela entre en décalage avec la réalité des parasportifs. Le guide, s’il n’est pas reconnu sportif de haut niveau, n’a pas le temps de s'entraîner avec le parasportif ou individuellement ». Mai-Anh Ngo a ainsi développé un outil pour la Fédération française handisport afin de mieux sécuriser ce binôme.
Modifier le Code du sport ?
La juriste s’est aussi penchée, avec le groupe de travail médical de Paraperf et l'Institut de Santé Parasport Connecté, sur la surveillance médicale réglementaire des parasportifs, elle aussi « inadaptée » selon leurs conclusions. « Cela peut sembler évident, mais parmi nos principaux constats, la prise en compte du handicap – qu’il soit inné ou acquis – doit intervenir en premier dans le suivi médical, avant même la performance sportive. »
Stabilité pour les sports de précision, maniabilité pour le rugby ou le basket, problématiques du frottement ou des chutes : ses travaux ont également permis de montrer que le parasportif ne peut pas être découplé de son matériel – où chaque réglage compte.
Depuis peu, Mai-Anh Ngo travaille aussi sur l'e-sport et notamment l’inclusion des joueurs handicapés dans le cadre de compétitions. « Quand j'ai contacté le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) en leur disant : comment faites- vous si un joueur de jeux vidéo handicapé gagne le Championnat du monde de Fortnite3 et qu’il y a des poursuites pour rupture d'égalité ? », cite-t-elle comme exemple. « Lorsqu'il s'agit de questions concernant les personnes en fauteuil roulant, j'ai la liberté de dire : ça ne marche pas. Aujourd’hui, nous travaillons ensemble, avec le CNOSF, sur ce point. L’avantage du droit est que si on parvient à le faire évoluer, peut-être pas aujourd’hui mais dans les prochaines années, on fait avancer tout un système », affirme-t-elle.
Les Jeux de Paris 2024, un tremplin vers une France plus accessible ?
En 2020, la chercheuse se met au parakaraté. En 2022, elle renoue avec les podiums et est sacrée championne de France de la discipline. « En décrochant ce titre de parakaraté Kata, je boucle une aventure commencée un peu moins de quarante ans auparavant. C’était juste magique ! C’est aussi parce que la pratique du sport a changé radicalement ma vie en termes de perspectives que je veux désormais offrir cette possibilité à d'autres gens », insiste-t-elle.
Au-delà des seules performances, Mai-Anh Ngo espère que ces tout premiers Jeux paralympiques d’été organisés en France et la couverture médiatique du relai de la flamme paralympique (portée par quelque 1 000 éclaireurs et éclaireuses) permettront de pousser la question de l’inclusion et de véhiculer une image positive et énergique des personnes en situation de handicap. « La flamme étant aussi un symbole de force et d’unité, c’est dans cet esprit-là que je la porterai le 25 août à Antibes ».
Elle souhaite ainsi que ces Jeux de Paris puissent entraîner une véritable bascule, juridique et sociale, vers ce qu’elle nomme l’« handicratie ». « Il faut une vraie prise en compte du handicap dans toutes les lois et y intégrer, à chaque fois et dès leur rédaction, les personnes en situation de handicap », plaide-t-elle.
Également membre du Conseil national consultatif des personnes handicapées, Mai-Anh Ngo déplore un réel manque de culture du handicap – et surtout de l’accessibilité – en France, dans la population générale. Les trottinettes abandonnées sur le trottoir, des poubelles qui gênent le passage, des pots de fleurs à l’entrée des magasins : « ce sont des situations comme celles-ci, leur accumulation au quotidien, qui mettent les personnes face à leur handicap, ajoute-t-elle. Il faut bien l’avouer, il faut déployer une énergie extraordinaire pour tenter d’avoir une vie normale ». Elle regrette la tendance à penser l’accessibilité comme une question qui ne concernerait qu’une minorité en fauteuil roulant, « alors qu’elle peut toucher tout le monde, à un moment de sa vie ». Selon la juriste, ce manque de culture contribue à renforcer le sentiment d’isolement chez les personnes en situation de handicap. Et d’insister : « Une étude européenne a estimé le surcoût de l'accessibilité, si elle est pensée dès la construction d’un bâtiment, à 1 % du coût total. À ce prix, tous les nouveaux bâtiments devraient être accessibles. » ♦
À lire sur notre site
Les Jeux paralympiques inspirent les recherches sur le handicap
- 1. GREDEG, unité CNRS/Université Côte d’Azur.
- 2. Pour « Optimisation de la performance paralympique : de l’identification à l’obtention de la médaille ». Paraperf réunit le plus important consortium scientifique français autour du parasport : 13 laboratoires de recherche et 38 scientifiques bénéficient d’un budget de plus de 2 millions d’euros au titre de France 2023 dans le cadre du Plan prioritaire de recherche (PPR) « Sport de très haute performance ». Objectif affiché : accroître le nombre de médailles de la délégation française aux Jeux paralympiques.
- 3. La Fortnite World Cup est une compétition d'e-sport sur le jeu vidéo Fortnite.
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Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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