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« Les vampires entrelacent faire peur, faire rire et faire jouir »
En 2022, vous avez publié Ainsi se meuvent les vampires. Pourquoi un sociologue s’intéresse-t-il à ces créatures de fiction ?
Arnaud Esquerre1. On attend généralement des sociologues qu’ils étudient davantage des groupes sociaux contemporains que des êtres fantastiques, comme s’ils étaient réservés à la littérature comparée ou à l’anthropologie. On peut pourtant aussi les étudier depuis la sociologie ! La question est de savoir comment. Je me suis intéressé aux vampires parce qu’ils étaient au croisement de différents travaux antérieurs : le rapport aux restes humains et les pratiques funéraires (Les os, les cendres et l’État, 2011), le récit fantastique à partir de témoignages de phénomènes aériens non identifiés (Théorie des événements extraterrestres. Essai sur le récit fantastique, 2016), la censure des films (Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d'expression au cinéma, 2019) et plus particulièrement ceux de vampires à l’occasion d’une exposition en 2019 à la Cinémathèque française2.
Comment définiriez-vous les vampires ?
A. E. Même si le sens du mot varie selon les époques, il reste un invariant : le couple formé par le vampire et la personne vampirisée. Un vampire ne se conçoit en effet jamais seul, mais toujours dans le cadre d’une relation asymétrique mettant en jeu des différences de force vitale. À la différence d’un vampire, un fantôme peut déranger les habitants d’une maison hantée sans leur prendre leur énergie vitale, comme dans les récits de l’Angleterre du milieu du XXe siècle étudiés par l’anthropologue Grégory Delaplace.
Dans quel contexte émerge la figure des vampires ?
A. E. Le terme apparaît au début du XVIIIe siècle aux confins orientaux de l’empire des Habsbourg. Il surgit d’abord non pas dans la littérature, mais dans une série de textes tels que des enquêtes médicales, des rapports militaires, des courriers diplomatiques ou des textes ecclésiastiques qui mentionnent l’existence de morts terrorisant des vivants dans des villages. Ces récits, dont s’emparent très vite les journaux européens, suscitent aussitôt les railleries de philosophes des Lumières, comme Voltaire et Rousseau, qui se moquent d’une telle superstition en plein siècle de la Raison.
Les vampires émergent au moment où des médecins et des architectes en Europe s’interrogent sur l’organisation des morts et des vivants : comment éloigner les cimetières du centre des villes, comment transformer des charniers en jardins où se promener, comment déterminer l’instant de la mort et ne pas enterrer des êtres qui sont encore vivants ?
Comment évoluent le sens et les représentations des vampires ?
A. E. Au cours du XIXe siècle, le mot « vampire » connaît plusieurs variations de sens importantes. La principale est une inversion complète de position : de morts terrorisant les vivants, les vampires peuvent devenir des vivants s’en prenant à des morts. L’affaire dite « du sergent Bertrand » y contribue pour beaucoup. Entre 1849 et 1849, cet officier scandalise l’opinion publique française en violant des sépultures pour s’adonner à des relations sexuelles avec les cadavres. Compte tenu du succès du terme, entré dans la littérature européenne depuis 1819 avec le personnage très célèbre de lord Ruthven dans la nouvelle The Vampyre du britannique John William Polidori, la presse le surnomme aussitôt « le vampire de Montparnasse ». Aujourd’hui, on parlerait plutôt de nécrophilie.
Le XIXe siècle voit également émerger de nouveaux usages du mot « vampire ». Karl Marx lui-même y contribue, lorsqu’il dépeint dans Le Capital le capitalisme comme « du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant – tel un vampire – du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage ». Le vampire prend une tournure antisémite dans le roman de Bram Stoker (1897), Dracula, dont le personnage principal est notamment décrit avec des doigts crochus et le sourire de Judas, alors que le mot « antisémite », inventé dans les années 1880, se diffuse en Europe.
Depuis 1922 et le Nosferatu le vampire de Friedrich Murnau, les vampires ont envahi les écrans de cinéma. Comment expliquer cet engouement ?
A. E. Tout d’abord par le caractère plastique du vampire, qu’on peut remplir de traits différents en fonction des contextes. Le Nosferatu de Murnau transpose ainsi le roman Dracula à Brême dans le contexte allemand de l’après-Première Guerre mondiale et influence durablement les représentations de vampires au cinéma.
En outre, contrairement à d’autres créatures fantastiques, le vampire produit à la fois des effets terrifiants, comiques et sexuellement désirables. Le film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive (2013), en est un bon exemple : c’est une œuvre poétique et romantique qui manie les codes de films de vampires, à savoir l’effroi, l’humour et la passion amoureuse. On peut observer un entrelacement entre faire peur, faire rire et faire jouir, dans nombre de films de vampires.
Plus d’un siècle après le film expressionniste allemand de Murnau, le cinéaste étatsunien Robert Eggers signe un remake de Nosferatu. Quelles différences observe-t-on dans le traitement des vampires entre les années 1920 et notre époque ? Aujourd’hui, que disent de nous les vampires ?
A. E. En un siècle, les vampires mis en scène dans des films ou des séries télévisées se sont extrêmement diversifiés. La prolifération des œuvres a engendré une prolifération des personnages, si bien qu’on peut avoir d’un côté, un remake du Nosferatu de Murnau qui reprend la figure traditionnelle du suceur de sang attaquant la « bonne société » et, de l’autre, les vampires de la romancière Anne Rice, dans Entretien avec un vampire notamment, ou ceux de la série True Blood, qui questionnent la coexistence des sociétés humaines et vampiriques. Chaque nouvelle œuvre, à la manière qu’elle a de représenter le couple entre vampires et personnes vampirisées, traite ainsi différemment les rapports sociaux en présence.♦
- 1. Directeur de recherche au CNRS au sein de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, Politique, Santé (CNRS/EHESS/Inserm/Université Sorbonne-Paris Nord).
- 2. www.cinematheque.fr/exposition/vampires.html
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Auteur
Maxime Lerolle est rédacteur à la direction de la communication du CNRS.