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Quand la France et l'Allemagne se sont réconciliées

Quand la France et l'Allemagne se sont réconciliées

15.11.2012, par
Mis à jour le 21.01.2015
Temps de lecture : 7 minutes
Amitié franco-allemande
Quelques mois avant la signature du traité de l’Élysée, la visite d’État de de Gaulle (ici aux côtés d'Adenauer) en Allemagne, en septembre 1962, a été un triomphe.
Le 22 janvier 1963 était signé le traité de l’Élysée. L'historienne Corine Defrance revient sur cet acte majeur du rapprochement entre la France et l’Allemagne, qui a donné naissance à la chaîne Arte ou aux classes européennes dans les lycées.

Le 22 janvier 1963, le chancelier allemand Konrad Adenauer et le général de Gaulle officialisaient la réconciliation franco-allemande en signant le traité de l’Élysée. Comment l’idée d’un traité est-elle née ? Comment a-t-il été conçu et rédigé ?
Corine Defrance1 : Le traité de l’Élysée est un traité bilatéral de rapprochement entre la France et l’Allemagne qui fixe les objectifs d’une coopération accrue entre les deux pays. Le terme de réconciliation n’apparaît pas dans le texte lui-même, mais il figure dans la déclaration commune d’Adenauer et de de Gaulle. Il faut dire que, après presque un siècle de rivalité et trois guerres, la haine entre les deux pays n’avait jamais été aussi forte qu’en 1945, et le stéréotype de l’« ennemi héréditaire » s’était répandu. Pour assurer une paix durable à l’Europe, il fallait définitivement casser cette image. Mais pour cela, il fallait préparer les opinions publiques des deux pays. Ce n’est qu’après les visites d’État d’Adenauer à Reims, en juillet 1962, et de de Gaulle en Allemagne, en septembre 1962, que naît l’idée d’un projet de coopération entre les deux pays. La tournée de de Gaulle outre-Rhin a été un triomphe, et ses discours en allemand (naguère la « langue de l’ennemi » apprise à l’école des officiers !) ont fait forte impression. Des mémorandums sont échangés durant l’automne 1962. Trois jours à peine avant la signature du document final, Adenauer propose à de Gaulle d’en faire un traité diplomatique à part entière : c’est un acte beaucoup plus engageant, car il demande la ratification par les Parlements des deux pays.

Rien ne s’était donc passé entre Français et Allemands avant 1963 ?
C. D. : Cela fait partie du mythe de Gaulle d’alléguer que tout a découlé du traité de l’Élysée. En réalité, diverses initiatives ont été prises dès l’immédiat après-guerre. Le gouvernement militaire français en Allemagne s’est notamment engagé dans des programmes de rencontres destinées à accélérer le changement de mentalité de part et d’autre du Rhin. Dès 1950, le plan Schuman2 marque, au niveau politique et économique, une étape fondamentale dans le rapprochement entre la France et la jeune République fédérale d’Allemagne (RFA), comme dans la construction européenne. Au niveau de la société civile, aussi, des actions sont entreprises par des médiateurs qui veulent œuvrer à la compréhension du voisin. Parmi eux, on trouve beaucoup d’anciens résistants déportés dans les camps où ils ont fait la connaissance de démocrates allemands. À travers des associations comme le Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, ou le Bureau international de liaison et de documentation, ils éditent des revues, organisent des conférences qui parlent du pays de l’autre. Les jumelages franco-allemands non plus n’ont pas attendu le traité de l’Élysée : le premier date de 1950, et est conclu entre Montbéliard et la ville allemande de Ludwigsburg où de Gaulle fera son fameux discours à la jeunesse allemande le 9 septembre 1962.
 

Cela fait partie du
mythe de Gaulle
d’alléguer que tout
a découlé du traité
de l’Élysée.

Quelques mois plus tard, le traité est signé. Quels domaines de coopération vise-t-il précisément ?
C. D. : Le traité en lui-même est un document court. Dans une première partie, il pose le principe d’une consultation régulière, avec l’organisation de sommets franco-allemands deux fois par an. Leur cercle sera sans cesse élargi : d’abord, il ne concernera que les chefs d’État et de gouvernement, puis certains ministres, et enfin, les gouvernements tout entiers. La coopération, abordée dans la deuxième partie, est limitée à trois secteurs : la politique étrangère, la défense et la sécurité, et enfin l’éducation et la jeunesse.

Dans un premier temps, la jeunesse est le seul domaine dans lequel les résultats sont visibles. L’Office franco-allemand pour la jeunesse (Ofaj), créé lors du premier sommet de juillet 1963, fait se rencontrer plus d’un million de jeunes en à peine cinq ans. C’est une action énorme et massive ! À ce jour, huit millions de jeunes, issus de toutes les catégories sociales, ont profité de ces programmes.

Et en dehors des rencontres de jeunes ?
C. D. : Après une première décennie difficile, les tandems Giscard-Schmidt et surtout Mitterrand-Kohl inaugurent une phase de relations intenses. Ils font véritablement décoller la coopération dans l’éducation, mais aussi dans la culture, ­initialement omise du traité. L’idée d’une chaîne franco-­allemande, Arte, est lancée en 1986 pour une première diffusion en 1992. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la coopération s’accélère en 1988. Les cursus intégrés franco-allemands se développent (ils concernent aujourd’hui 180 établissements des deux pays et plus de 5 000 étudiants), et des organismes de recherche communs sont fondés, comme le Centre Marc-Bloch3, à Berlin. Pour l’enseignement secondaire, on crée au début des années 1990 dans les deux pays les classes Abibac, qui préparent à l’obtention simultanée du baccalauréat et de l’Abitur (son équivalent allemand), mais aussi les classes européennes, où des disciplines comme l’histoire ou la géographie sont enseignées dans la langue du partenaire.

Les domaines de la défense et des relations internationales semblent nettement moins actifs…
C D : Ce démarrage laborieux est dû à des divergences de fond. Pendant la guerre froide, la RFA est très liée aux États-Unis et à l’Otan, alors que la France se montre plus indépendante. Cependant, des coopérations ont été développées en matière d’armement ou d’exercices communs. Certaines initiatives ont d’ailleurs une forte charge symbolique : pour la défense, on peut citer, en 1989, la création de la brigade franco-allemande qui compte près de 5 000 hommes. L’année 2003 marque un tournant, quand les deux pays expriment leur opposition à l’intervention en Irak. Ce rapprochement décide la France et l’Allemagne à fêter en grande pompe les 40 ans du traité de l’Élysée, cette même année : les deux Parlements français et allemand sont réunis à Versailles pour une session exceptionnelle. À défaut d’une véritable diplomatie commune, on décide la création du Fonds de l’Élysée, qui finance des projets culturels communs dans des pays tiers. Bien que cela ne relève pas du traité au sens strict, il faut également mentionner le rôle moteur du binôme franco-allemand dans la construction européenne à partir des années 1970. C’est à celui-ci que l’on doit notamment le Système monétaire européen, initié par le tandem Giscard-Schmidt, et la création de l’euro, fortement poussée par le duo Mitterrand-Kohl. Pour mémoire, Mitterrand avait fait de la monnaie commune la condition à la réunification de l’Allemagne.

Et aujourd’hui ? Quel avenir se profile pour le couple franco-allemand dans l’Europe des Vingt-Sept ?
C. D. : On est face à un vrai paradoxe. D’un côté, il y a un risque de banalisation des relations franco-allemandes, les jeunes générations, pour qui cette bonne entente va de soi, ne voyant pas plus de raisons de privilégier les liens avec l’Allemagne qu’avec la Grèce ou l’Italie… De l’autre, le moteur franco-allemand n’a jamais été aussi essentiel à la bonne marche de l’Europe. En ces temps de crise, je ne vois pas d’autres pays susceptibles de prendre la relève.

(Cet article a été publié dans CNRS Le journal, 269, novembre-décembre 2012.)

En librairie :

La France, l’Allemagne et le traité de l’Élysée, 1963-2013, Corine Defrance et Ulrich Pfeil (dir.), CNRS Éditions, 2012, 504 p.

 

Notes
  • 1. Laboratoire Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (CNRS/Univ. Paris-I/Univ. Paris-Sorbonne).
  • 2. Robert Schuman était alors le ministre français des Affaires étrangères.
  • 3. Le Centre Marc-Bloch a le statut d’Unité mixte des instituts français de recherche à l’étranger (Umifre). Il s’agit d’une structure commune au CNRS et au ministère des Affaires étrangères et européennes.