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« Les requins aussi possèdent des personnalités »
Directeur d’études à l’EPHE1, vous étudiez la biodiversité marine au sein du laboratoire Criobe2. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux requins ?
Éric Clua : J’ai commencé cette longue histoire en tant que vétérinaire, comme mon père, qui m’a aussi initié à la plongée dès mes quatre ans. Je me suis cependant éloigné de ce métier pour me tourner vers l’économie. Mon service militaire comme coopérant dans les Caraïbes m’a ensuite décidé à travailler en lien direct avec la nature, et je me suis alors orienté vers une carrière dans le développement, axé sur les questions marines.
J’ai obtenu une thèse en ichtyologie dans le cadre d’une affectation par le Criobe en Nouvelle-Calédonie avant de prendre un poste de gestion de projet. Le goût de la rigueur, du raisonnement et de la démonstration m’a finalement poussé à devenir chercheur à plein temps au laboratoire Criobe de Polynésie française.
Je me suis spécialisé dans l’étude des requins car j’ai d’abord été fasciné par le côté dangereux et efficace de ces animaux. Mais je me suis aussi pris d’empathie pour eux, ils sont mal aimés et ne méritent pas leur mauvaise réputation. Mon parcours atypique m’aide à traiter mon sujet sous de nombreux angles.
L’image des requins est souvent dégradée par les attaques contre les humains. Comment est-ce que la science aborde ces morsures, parfois fatales ?
E. C. : Seules quatre espèces présentent un véritable risque mortel pour l’homme : les requins blancs, les requins-tigres, les requins-bouledogue et les requins océaniques. Comme mes pairs scientifiques, j’ai beaucoup appris sur les requins lors de ma formation en ichtyologie. J’ai cependant aussi un vécu et un ressenti de plongeur, à cause duquel je n’étais pas satisfait par l’idée que les requins étaient des animaux fonctionnant comme des machines essentiellement soumises à leurs instincts. Je voyais en effet d’importantes différences individuelles au sein de mêmes populations. Nous nous rendons progressivement compte que les requins possèdent des personnalités et peuvent avoir des comportements très différents au sein d’une même population.
Nous avons alors travaillé avec mon collègue norvégien, John Linnell, spécialiste des morsures sur les humains par la faune terrestre, comme les ours ou les loups. Il avait montré que ces attaques étaient davantage causées par le comportement individuel d’un prédateur que par la seule logique écologique. Cette idée avait déjà été validée pour les lions et les tigres, dont les attaques contre les hommes sont dues à un petit nombre d’individus, mais personne ne l’avait encore appliquée au monde sous-marin.
Cette avancée n’a rien d’anodin, car au lieu d’avoir un problème avec les requins, on se rend compte que le danger ne vient probablement que de quelques individus appartenant à seulement quatre espèces. Dans le cas de la Réunion, je pense même que les attaques n’ont au début été provoquées que par un unique requin-bouledogue au comportement dysfonctionnel. Il faut comprendre qu’un squale qui mord doit oser s’en prendre à l’homme. Ce choix difficile dépend de la position de l’individu sur le continuum entre timidité et audace, entre évitement et prise de risque, qui le fait agir différemment de ses congénères.
S’il n’y a donc pas de danger avec les requins-bouledogues en général, comment cibler les individus à problèmes ?
E. C. : Des pêches de « régulation » aveugles ont eu lieu à la Réunion et en Nouvelle-Calédonie, basées sur l’idée que les attaques étaient liées à une trop forte densité de requins. On recensait cinq morsures fatales de 2010 à 2014, puis ces campagnes ont démarré, et au final il y a quand même eu six attaques mortelles de 2015 à 2021. Ces chiffres montrent que cette approche est inutile et reposent sur des notions complètement fausses. Mon hypothèse est que non seulement les attaques sont provoquées par un tout petit nombre d’individus, mais qu’en plus ces derniers quittent temporairement la zone après une morsure, puisqu’ils s’attendent à ce que leurs proies soient plus méfiantes. On ne tue donc probablement jamais les coupables lors de ces pêches punitives lancées après une attaque.
J’ai créé le concept de Shark Profiler, afin de montrer qu’il était possible de réaliser le profilage génétique des requins. Nous avons pu récupérer avec succès de l’ADN de transfert sur deux morsures dans les Caraïbes, ce qui nous a indiqué l’espèce en cause, le requin-tigre, et de déterminer qu’il s’agissait de deux individus différents. Nous souhaitons poursuivre ce profilage génétique et le compléter avec une photo-identification. Ainsi, en cas d’attaque, il serait bien plus facile de ne prélever que le coupable, grâce à une sorte d’avis de recherche un peu comme dans un western. Ce serait pour moi un excellent compromis entre ne rien faire, pour préserver les animaux, et nettoyer totalement la zone de tout requin comme y aspirent certains.
Dans un article, que nous venons de soumettre, nous montrons clairement que sur deux des quatre espèces responsables d’attaques fatales, le requin-tigre et le requin océanique, les morsures proviennent bien d’un petit nombre d’individus qui s’en prennent à plusieurs reprises aux humains. Nous avons également des indices circonstanciels pour le requin-bouledogue, mais pas encore avec le même niveau de preuve.
Quelles sont les conséquences des pêches punitives contre les squales ?
E. C. : La conservation des requins est mon cheval de bataille, et la gestion du risque d’attaque en fait partie. C’est en effet le meilleur moyen d’arrêter les pêches de régulation sur ces espèces menacées. Elles sont aussi victimes d’une surpêche inacceptable alors qu’elles jouent un rôle clé dans les écosystèmes marins.
Les requins sont des prédateurs apicaux, qui se tiennent au sommet de la chaîne alimentaire, et sont les seuls à réguler les mésoprédateurs situés en dessous. Leur disparition entraînerait une pullulation d’espèces qui déséquilibreraient la chaîne en dévorant les poissons plus petits. C’est ce que l’on appelle « l’effet cascade ».
Vous travaillez à l’antenne polynésienne du Criobe, quel est l’état de conservation des requins dans cette région ?
E. C. : Le projet FinPrint, basé sur de la vidéo appâtée, a montré que la Polynésie est l’endroit au monde qui offre la plus grande densité et diversité de requins, devant les Bahamas ou l’archipel de Palau. Un résultat probablement lié à la mise en place du sanctuaire marin en 2006, le premier du genre dans la zone indopacifique.
Une enquête socioanthropologique indique cependant que beaucoup de Polynésiens ne sont même pas au courant de l’existence du sanctuaire, qui n’a donc pas eu d’impact sur leurs pratiques de pêche. Il faut surtout prendre en compte la faible pression anthropique d’une aire peu peuplée malgré ses cinq millions de kilomètres carrés. Le niveau de vie élevé dans ce territoire fait que les habitants ont ainsi moins besoin de consommer de squales qu’en Papouaise ou dans les îles Salomon.
Vous évoquez des phénomènes très variés lorsque vous parlez de la conservation des requins. Comment intégrez-vous ces paramètres à vos travaux ?
E. C. : J’aborde la question des requins du point de vue de l’écologie, mais aussi de l’économie et de l’anthropologie. La perception qu’ont les gens de ces animaux peut grandement influencer leur conservation. En Polynésie, et plus généralement en Océanie, la bonne réputation culturelle du squale joue par exemple un rôle positif. On retrouve souvent le requin comme tâura, l’animal totem ou protecteur des familles. Même si cela concerne surtout les vieilles générations, les réminiscences de ce respect pour le requin restent présentes.
Je pense aussi que si les décideurs politiques entendent avec bienveillance les argumentaires écologiques, ils sont beaucoup plus attentifs quand on leur parle d’argent et de la valeur économique des requins. Je travaille ainsi beaucoup sur la notion de service écosystémique, c’est-à-dire les apports de la nature et des animaux aux sociétés humaines.
J’ai participé à une étude sur l’influence du requin-citron sur l’île de Moorea, qui montre que l’écotourisme générait un flux financier de 2,5 millions d’euros par an. Au cours de sa vie, un requin-citron peut ramener plus de 400 000 euros à l’île, ce qui a prouvé aux pêcheurs que ces animaux ont bien plus de valeur vivants que morts.
Quelles sont les autres approches menées au Criobe?
E. C. : Le Criobe est parmi les meilleurs laboratoires du monde pour l’étude des requins. Certains collègues australiens collaborent avec mon collègue Serge Planes pour scruter l’impact du changement climatique sur les requins, avec une attention particulière pour les plus jeunes individus d’espèces telles que les requins-citron ou à pointes noires. Nous possédons des enclos spéciaux pour observer comment ces juvéniles réagissent aux modifications de température ou de pH de l’eau, telles que les provoquera le changement climatique.
D’autres chercheurs français, comme Johann Mourier, explorent la sociabilité des requins et ont montré que, même chez les espèces solitaires, ces animaux présentaient des aptitudes sociales au-dessus de la moyenne des poissons. Me concernant, j’analyse aussi la perception sociétale des requins, avec par exemple un article récent sur pourquoi les Kanaks ne craignent pas les requins.
Face à la problématique des requins en outremer, nous prônons des approches nouvelles, bienveillantes et raisonnées pour éviter notamment les pêches de régulation. A l'occasion de sa visite en Polynésie, le président Macron doit passer demain au Criobe. Nous profiterons de cette opportunité pour le sensibiliser à cet autre son de cloche. ♦
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Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.
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