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Une nouvelle ère dans l’exploration de la matière
Repousser les frontières de la connaissance en biologie, chimie, physique, sciences des matériaux, archéologie ou encore en sciences de la Terre, et répondre à des problématiques mondiales majeures touchant la santé, le stockage d’énergie ou l’environnement : voilà ce que laisse entrevoir l’utilisation du rayonnement synchrotron pour réaliser des analyses dites operando. Suscitant un intérêt croissant chez les scientifiques, cette méthode ouvre une nouvelle ère dans l’exploration de la matière et des métaux complexes.
Véritables bijoux de technologie, utilisés depuis la fin des années 1970 et améliorés sans cesse, les synchrotrons sont d’énormes infrastructures qui accélèrent à haute énergie des électrons dans un anneau de stockage d’une circonférence pouvant atteindre plusieurs centaines de mètres. Atteignant une vitesse proche de celle de la lumière (près de 300 000 kilomètres par seconde), les électrons émettent alors un puissant rayonnement électromagnétique situé entre l’infrarouge (longueurs d’onde comprises entre 700 et 100 000 nanomètres – nm, soit un millionième de millimètre) et les rayons X (de 0,01 à 1 nm). Ce rayonnement synchrotron est ensuite dirigé vers les lignes de lumière : des laboratoires d’analyse disposés en périphérie de l’anneau de stockage et dotés d’appareils exploitant ce rayonnement (cristallographie aux rayons X, spectroscopie, imagerie...).
Un rayonnement d’une luminosité exceptionnelle...
À ce jour, il existe quelque cinquante synchrotrons dans le monde. La France en abrite à elle seule deux majeurs : l’Installation européenne de rayonnement synchrotron, ou ESRF1, à Grenoble, co-financée par 22 pays, dont la France (à hauteur de 27,5%) ; et le synchrotron SOLEIL2 de Saint-Aubin (91), co-financé par le CNRS pour 72 % et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) pour 28 %. « Fondé en 1988 et doté d’un anneau de stockage de 844 mètres de circonférence, l’ESRF est devenu le synchrotron de quatrième génération le plus brillant au monde depuis sa modernisation, achevée en 2020. Doté d’un anneau de stockage de 354 m de circonférence, SOLEIL est quant à lui un synchrotron de troisième génération datant de la fin 2006. Sa modernisation est en cours d’étude », précise Sylvain Ravy, directeur adjoint scientifique aux infrastructures de recherche de l’Institut de physique du CNRS. Ces deux sources sont complémentaires, SOLEIL produisant des rayonnements de plus basse énergie, infrarouges (IR), ultraviolets (UV) et rayons X « mous ».
L’atout de ces super machines ? Le rayonnement qu’elles produisent est mille milliards de fois plus intense que celui issu d’un tube à rayons X classique ! Or cette exceptionnelle luminosité permet de voir à travers la matière la plus opaque et la disséquer à la manière d’un scalpel, ceci à l’échelle du nanomètre, celle des atomes. Ainsi, on peut étudier l’agencement des atomes du principe actif d’un médicament, détecter des doses de polluants indétectables autrement ou cartographier, cellule par cellule, un organe tel que le poumon ou le cœur. En novembre 2021, à l’aide des rayons X produits par l’ESRF, des chercheurs britanniques ont par exemple réussi à capturer les dommages induits par le Covid-19 aux plus petits vaisseaux sanguins des poumons3.
… pour disséquer la matière en train de fonctionner
Les récentes améliorations techniques des synchrotrons ont permis d’obtenir un rayonnement encore plus lumineux. Depuis sa récente mise à niveau, l'ESRF de Grenoble est ainsi capable de générer des faisceaux de rayons X cent fois plus brillants ; d’où son nouveau nom : « ESRF-EBS », EBS signifiant « source extrêmement brillante » (Extremely Brilliant Source, en anglais). Cette luminosité accrue offre deux grands avantages : elle permet d’effectuer plus de mesures en moins de temps et de « zoomer » à plus petite échelle sur l’échantillon analysé. Ceci facilite l’observation en temps réel du comportement des matériaux nanométriques. C’est ce qu’on appelle l’approche operando (« en fonctionnement », en latin). Réalisée également à l’aide d’autres instruments, comme le microscope électronique en transmission, cette approche voit ses possibilités démultipliées grâce au rayonnement synchrotron. Et pour cause : « cette lumière permet de se focaliser sur des endroits très précis de l’échantillon et est utilisable dans toutes sortes d’environnements permettant l’operando : sous atmosphère contrôlée, sous très hautes pressions et/ou températures, etc. », précise Sylvain Ravy.
Résultat : les demandes d’accès aux synchrotrons pour réaliser des études operando ont littéralement explosé. « Par exemple, au synchrotron SOLEIL, le nombre de mesures operando en absorption des rayons X a été multiplié par 3,5 lors des cinq dernières années », chiffre Jean Daillant, directeur du synchrotron SOLEIL. Et de préciser : « c’est même là l’évolution la plus marquante de cette dernière décennie dans le domaine des synchrotrons ».
Plusieurs domaines de recherche impactés
L’analyse operando utilisant la lumière synchrotron est désormais utilisée dans plusieurs domaines de recherche. Elle est devenue un précieux outil pour suivre le fonctionnement des batteries au lithium, des dispositifs constitués de deux électrodes séparées par un électrolyte contenant des ions lithium.
« Un des principaux buts de la recherche est ici d’accroître les performances de stockage d’énergie de ces systèmes, afin par exemple d'utiliser un téléphone portable sans le recharger avant trois jours, ou de faire d’une traite le tour de France avec un véhicule électrique », éclaire Jean-Pascal Rueff, physicien des matériaux, responsable de la ligne de lumière « Galaxies » au synchrotron SOLEIL. Pour progresser, « il est indispensable de mieux comprendre les mécanismes de fonctionnement et de défaillance pouvant survenir aux interfaces de ce type de batteries, par exemple entre les électrodes et l’électrolyte », explique Lorenzo Stievano, physicochimiste des matériaux à l'Institut Charles Gerhardt Montpellier4.
De nombreuses méthodes physicochimiques classiques ont été utilisées dans le passé pour étudier ces mécanismes. Mais souvent sur des batteries à l’arrêt (in situ), ou après extraction des matériaux à étudier du dispositif (ex situ). Or, « il est indispensable d’adopter non seulement une approche in ou ex situ, qui présentent l'avantage d'étudier le système réel, tel qu'il est envisagé dans l’application finale ; mais aussi une approche operando, pour accéder à des informations en temps réel, lors du fonctionnement de la batterie – même si en contrepartie le système doit être transformé pour s’adapter aux contraintes expérimentales », souligne Rémi Dedryvère, chercheur à l'Institut des sciences analytiques et de physico-chimie pour l'environnement et les matériaux5, à l'université de Pau et des Pays de l’Adour.
Les limites de l’électronique classique bientôt dépassées ?
L’utilisation du rayonnement synchrotron pour des analyses operando pourrait également changer la donne dans un autre domaine high-tech : celui de la spintronique, une branche de l'électronique qui exploite le « spin » de l’électron (une propriété magnétique/quantique), afin de stocker et de véhiculer des informations, voire de récupérer de l’énergie. « Susceptible d’aider à dépasser certaines limites de l’électronique classique en termes de densité d’informations stockées, de rapidité et d’énergie utilisée, la spintronique a fait son entrée dans le monde industriel grâce à la jonction tunnel magnétique , un nanodispositif formé de deux électrodes ferromagnétiques séparées par un isolant ultramince (moins de 10 plans atomiques) », développe Martin Bowen, spécialiste dans cette branche à l'Institut de physique et chimie des matériaux de Strasbourg6.
Problème : si de tels nanodispositifs sont déjà utilisés dans les têtes de lecture des disques durs et les mémoires magnétiques à accès aléatoire (STT-MRAM) des ordinateurs de nouvelle génération, leur fonctionnement intime reste encore mal compris. « Les défauts structuraux présents dans l’isolant concentrent le transport électrique selon un nanocanal reliant les deux électrodes. L’approche operando utilisant la lumière synchrotron permet de révéler les propriétés de ce canal tout en ignorant les autres atomes, afin d’élucider comment fonctionne le nanodispositif », détaille Martin Bowen. Étoffer les connaissances dans ce domaine sera crucial pour tenter de façonner le nanocanal afin non seulement de développer de nouvelles mémoires, mais aussi de transformer la chaleur en énergie. « À l’avenir, l’idéal serait que tout industriel examine le fonctionnement intime de son dispositif grâce à l’efficacité d’une approche synchrotron operando », raisonne le chercheur.
Vers la valorisation du méthane dans l’air
À Grenoble, les géochimistes Jean-Louis Hazemann, Antonio Aguilar et leurs collègues de l'Institut Néel (CNRS), utilisent la lumière synchrotron en mode operando dans un tout autre domaine de recherche appliquée : l’étude des processus catalytiques qui facilitent la « déshydro-aromatisation » du méthane (CH4).
Cette réaction permet de valoriser ce gaz à effet de serre en le transformant en composés aromatiques7 produits habituellement à partir de pétrole. Parmi ces composés à haut intérêt industriel : le benzène (C6H6), utilisé pour la synthèse de nombreux composés organiques (matières plastiques, solvants, parfums, etc.). L’objectif ici est de « développer de nouveaux catalyseurs plus performants permettant de faire de la déshydro-aromatisation du méthane à grande échelle », explique Jean-Louis Hazemann. Lors de récents travaux menés en collaboration avec des chercheurs néerlandais et saoudiens au synchrotron européen ESRF8, le scientifique et ses collègues ont analysé les produits se formant quand cette réaction est facilitée par un catalyseur prometteur : le « Mo/HZSM-5 » (à base notamment du métal Molybdène – Mo). Au final, ils ont découvert que le site actif de ce dernier acquiert trois structures différentes.
Forts de ce premier résultat, les chercheurs ont prévu de lancer de nouvelles expériences en juin 2022. Avec un espoir : modifier la composition du catalyseur et les structures successives de son site actif, ceci afin d’accroître son efficacité.
Une expérience pour tenter d’élucider les origines de la vie sur Terre
Jean-Louis Hazemann et son équipe comptent également sur la puissance du rayonnement synchrotron pour élucider les processus biochimiques qui ont conduit, il y a environ quatre milliards d’années, à la synthèse des premières briques de la vie sur Terre, à commencer par les acides aminés qui composent les protéines. Une théorie postule que ces composés sont apparus dans les océans entre 700 et 5 000 mètres de profondeur, au niveau de sources hydrothermales situées le long des dorsales océaniques. Ces geysers sous-marins éjectent les ingrédients indispensables à la formation des premières briques de la vie : dihydrogène, ammoniac, méthane, gaz carbonique, etc. D’où l’hypothèse que la vie serait née de l’altération du minéral présent dans les roches magmatiques au niveau des dorsales océaniques : l’olivine. « La transformation de ce minéral en présence d’eau produit deux autres composés : la magnétite (Fe3O4) et de la serpentine. Or, la magnétite est un catalyseur favorisant les réactions de type Fischer-Tropsch connues pour permettre la synthèse de molécules organiques9 », précise Jean-Louis Hazemann.
Afin de vérifier cette théorie, l’équipe grenobloise a prévu de lancer en juin 2022, en collaboration avec l’Institut de recherches sur la catalyse et l’environnement de Lyon10, une expérience visant à simuler ce type de réactions en laboratoire. Lors de ces travaux, le groupe utilisera le rayonnement synchrotron de l’ESRF pour analyser en mode operando la structure des produits créés tout au long de la réaction.« Si nous parvenons, dans des conditions de température et de pression similaires à celles régnant au niveau des dorsales océaniques, à obtenir des acides aminés, en utilisant des catalyseurs naturels présents dans ce type d’environnement, comme la chromitite ou l’awaruite, cela constituera un argument fort en faveur de l’apparition de la vie via ce type de réaction », indique le chercheur.
L’antibiorésistance dans le viseur
Côté recherche médicale, le rayonnement synchrotron utilisé en mode operando pourrait – entre autres –accélérer la recherche de nouveaux traitements antibiotiques et lutter contre l’apparition de souches bactériennes résistantes à ces médicaments. Posent notamment problème les bactéries de type « Gram négatif », qui ont pour particularité d’être entourées d’une enveloppe dotée de deux membranes successives et de complexes moléculaires qui expulsent les antibiotiques à l’extérieur via des « pompes d’efflux ». Deux caractéristiques qui contribuent à empêcher l’accumulation de ces médicaments dans ces bactéries, facilitant ainsi l’antibiorésistance.
Afin de développer de nouveaux traitements efficaces, « il est absolument nécessaire de mesurer, en temps réel, la cinétique (vitesse, Ndlr) d’entrée de l’antibiotique étudié dans ces bactéries, et de déterminer de façon précise la concentration interne capable d’inhiber la croissance de ces micro-organismes », souligne Jean-Marie Pagès, au laboratoire Membranes et cibles thérapeutiques11 à Marseille. Récemment, son groupe a décrit trois nouvelles approches « non-invasives et non perturbantes pour les bactéries », basées sur l’utilisation du rayonnement UV de la ligne Disco délivré par le synchrotron SOLEIL12, qui permettent de quantifier les médicaments accumulés à l’intérieur de ces cellules.
« Comme la ligne de lumière Disco rend possible l’étude de bactéries non congelées et vivantes, ces trois techniques permettent de suivre en temps réel tout le processus d’entrée et de diffusion des antibiotiques dans une seule bactérie », précise Jean-Marie Pagès. Désormais, le biologiste et son équipe tentent de mieux comprendre comment les antibiotiques pénètrent l’enveloppe et leur sensibilité aux pompes d’efflux des bactéries résistantes. Leur espoir : trouver un moyen de limiter la protection conférée par les membranes des bactéries à Gram négatif devenues résistantes aux antibiotiques.
Grâce aux mesures operando, le rayonnement synchrotron a déjà commencé à révolutionner plusieurs domaines de recherche. À l’avenir, cette révolution devrait s’accélérer avec le développement de nouvelles sources synchrotron extrêmement brillantes. « La mise à niveau du synchrotron SOLEIL, à l’image de celle réalisée à l’ESRF de Grenoble, sera indispensable pour rester compétitif », insiste Jean Daillant. Un tel « upgrade » élargirait l’accès – limité à ce jour – à des mesures synchrotron operando encore plus rapides et précises, en particulier dans le domaine IR, UV et rayons X de basse énergie, qui ne sont pas disponibles à l’ESRF. Cette évolution sera indispensable pour qu’un plus grand nombre d’équipes de recherche puissent bénéficier de cette avancée et contribuer ainsi, à l’accélération de la recherche. ♦
À lire sur notre site
Les nouveaux territoires de la microscopie
Ces laboratoires qui illuminent l’Europe
- 1. Pour European Synchrotron Radiation Facility.
- 2. Acronyme de Source optimisée de lumière d’énergie intermédiaire du Lure. Lure étant lui-même l’acronyme de Laboratoire d’utilisation du rayonnement électromagnétique, le laboratoire pionnier dans l’utilisation du rayonnement synchrotron en France.
- 3. C. L. Walsh et al., Nat Methods, Déc. 2021. doi: 10.1038/s41592-021-01317-x. Epub 4 novembre 2021.
- 4. Unité CNRS/Université de Montpellier/École nationale supérieure de chimie de Montpellier.
- 5. Unité CNRS/UPPA.
- 6. Unité CNRS/Université de Strasbourg.
- 7. Molécules présentant un ou plusieurs cycles, une structure où les atomes sont arrangés de façon à former une structure cyclique plane.
- 8. Ina Vollmer et al., Chem. Sci., 30 avril 2018. DOI: 10.1039/C8SC01263F ; https://pubs.rsc.org/en/content/articlehtml/2018/sc/c8sc01263f
- 9. CO2 + 4 H2 → CH4 (et autres molécules plus complexes) + 2 H2O.
- 10. Unité CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1.
- 11. Unité Inserm/Aix-Marseille Université /Service de santé des Armées.
- 12. Julia Vergalli et al., Nat Protoc., Juin 2018. doi: 10.1038/nprot.2018.036. Epub 17 mai 2018.
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Auteur
Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.