Vous êtes ici
Ces recherches qui tiennent compte du genre
Nées dans les années 1960 aux États-Unis, les études de genre consistent à interroger ce qui peut sembler naturel (lié à la biologie et au sexe physique) dans les différences entre hommes et femmes pour établir s’il ne s’agit pas plutôt de constructions sociales (par exemple : les filles aiment le rose...) Elles s’attachent aussi à comprendre les facteurs sociaux susceptibles d’induire des disparités entre les hommes et les femmes dans tous les domaines : travail, santé, éducation… Aujourd’hui, près de 2 000 chercheurs travaillent dans l’Hexagone sur des problématiques liées au genre dans 180 équipes de recherche. « La priorité donnée par l’Europe à l’égalité hommes-femmes au début des années 2000 a redonné une vraie dynamique à ces recherches qui ont émergé dans les années 1960 et 1970, avec les mouvements féministes notamment », informe la sociologue Sibylle Schweier, qui vient de dresser pour le CNRS un état des lieux des recherches sur le genre et sur les femmes en France. Les cinq chercheurs lauréats du Défi Genre du CNRS témoignent de leur diversité, et de l’importance de la prise en compte du genre dans la recherche.
Femmes en prison, la double peine ?
Et si l’organisation sociale de la prison, en particulier le fait que les hommes représentent 96 % des détenus, avait des conséquences directes sur la santé des femmes incarcérées ? C’est ce que pense Marie-Pierre Moisan, neurobiologiste au laboratoire Nutrition et neurobiologie intégrée, à Bordeaux. Depuis deux ans, elle travaille avec un médecin et une sociologue sur le cas particulier de la maison d’arrêt de Seysses, au sud de Toulouse, où des hommes et un petit groupe de femmes sont incarcérés. La chercheuse dresse un état des lieux peu reluisant : la trentaine de femmes suivies dans le cadre de cette étude accusent une forte prise de poids accompagnée de troubles anxio-dépressifs sévères. « L’une des explications est qu’elles pratiquent très peu d’activités physiques, contrairement aux hommes. Étant peu nombreuses, elles ne sont pas prioritaires pour utiliser les installations sportives – n’oublions pas que les hommes et les femmes ne doivent jamais se mélanger en prison – et y sont moins incitées. De plus, les repas distribués sont les mêmes pour les hommes et les femmes et ne tiennent pas compte des spécificités de ces dernières, notamment leurs plus faibles besoins caloriques, indique la neurobiologiste, que ces premières recherches sur le genre ont passionnée. C’est une problématique dont je tiendrai compte plus systématiquement dans mes travaux sur le stress et ses conséquences pathologiques, par exemple dans l’obésité de l’enfant. » D'autres résultats montrent l'importance de prendre en compte le genre dans le domaine de la santé et des sciences du vivant.
Des robots « masculins » ou « féminins »
Philosophe à l’Institut Jean-Nicod1 et spécialiste d’épistémologie sociale – une discipline qui consiste à étudier comment les facteurs sociaux influencent la façon dont s’élabore la connaissance –, Gloria Origgi s’est lancée avec son équipe dans un chantier herculéen. Il s’agit de fournir une méthodologie complète aux futures études de genre en France, quelle que soit la discipline concernée. « Je veux rationaliser la notion de genre pour en faire un outil fiable et véritablement scientifique », indique la chercheuse. Première discipline abordée : la robotique. Elle a ainsi démarré un ambitieux chantier sur le thème « genre et intelligence artificielle » avec le Laboratoire d’informatique de l’université Pierre-et-Marie-Curie. Objectif : identifier et utiliser des variables efficaces pour faire de la programmation « genrée » – en clair, pour fabriquer des robots qui auront un comportement dit « féminin » ou « masculin », un vieux rêve d’Alan Turing, l’un des théoriciens de l’intelligence artificielle. « Cela implique de répondre au préalable aux questions “Qu’est-ce qu’une intelligence féminine ?” et “Qu’est-ce qu’une intelligence masculine ?”, en évacuant les clichés sociétaux, tel celui sur les émotions censées être une caractéristique plus féminine », remarque la chercheuse. Son équipe s’intéresse également au rapport entre genre et posture physique afin de programmer le comportement dans l’espace d’un robot féminin ou masculin. « Sans la pression de mes étudiants qui voulaient en savoir plus sur l’influence du genre en épistémologie sociale, je n’aurais probablement pas eu le déclic, reconnaît Gloria Origgi. Les jeunes générations sont très intéressées par ces problématiques de genre et il faut leur fournir des outils fiables pour leurs futures recherches. »
L’influence des stéréotypes sur les comportements
Les stéréotypes attachés au genre sont légion, et parmi eux, ceux sur la conduite automobile. « Les femmes seraient prudentes mais maladroites, les hommes risqueurs mais performants », décrit Cécile Martha, enseignante-chercheuse à l’Institut des sciences du mouvement2, à Marseille. Avec une équipe de chercheurs pluridisciplinaire, la psychosociologue spécialiste des comportements à risques a décidé d’étudier l’impact de ce stéréotype sur les performances des femmes au volant. Pour ce faire, elle a imaginé un même scénario dans deux univers virtuels totalement différents : dans l’un, les femmes doivent déplacer de gros cubes dans un univers déconnecté de la route, dans l’autre, elles conduisent une voiture et doivent dépasser des véhicules à vitesse soutenue. La chercheuse observe ensuite les performances des femmes dans ces simulations virtuelles. Cette étude, qui doit se poursuivre jusqu'à mi-avril, s’inspire des travaux américains mais aussi français réalisés depuis une quinzaine d’années sur les clichés « performatifs » : « Les Noirs sont moins intelligents », « Les femmes ne sont pas bonnes en maths »… « Ces recherches montrent souvent que les individus intègrent ces clichés inconsciemment et que, soumis à la mauvaise réputation de leur groupe social d’appartenance, ils subissent un stress qui tend à dégrader leurs performances », explique Cécile Martha. La chercheuse s’intéressera ensuite aux hommes pour savoir si les stéréotypes jouent sur leur agressivité au volant…
Remédier au sous-emploi des femmes
Chantal Nicole-Drancourt, personnalité « historique » des études de genre, comme elle se définit elle-même, a commencé ses travaux à la fin des années 1970, en plein boom du mouvement féministe. « À l’époque, on passait tous les sujets de société au crible de la domination hommes-femmes », se souvient la sociologue, affiliée au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique3, à Paris. Quarante ans plus tard, si les Françaises ont gagné la bataille des droits civiques, celle des droits sociaux n’est pas terminée, notamment l’accès au marché du travail. « On a longtemps pensé la France exemplaire, en la comparant notamment à l’Allemagne où les femmes doivent s’arrêter de travailler plusieurs années faute de systèmes de garde collective. Pourtant, la situation est loin d’être idéale : aujourd’hui comme hier, le taux d’activité des femmes s’effondre lorsqu’elles deviennent mères, entre 30 et 49 ans », martèle Chantal Nicole-Drancourt, qui signale des parcours professionnels intermittents, faits de petits jobs et de temps partiel. Pour faciliter le retour des femmes à l’emploi et soulager plus largement les parents des tâches domestiques quotidiennes, la sociologue travaille depuis un an et demi avec une entreprise privée à l’élaboration d’une plateforme Web d’offre de services aux familles souple et réactive, qui permettrait par exemple aux femmes de s’absenter plus facilement pour un entretien d’embauche. Un projet directement inspiré des exemples scandinaves. « Les Pays-Bas ont abaissé le temps de travail de tous, hommes et femmes, afin que les deux sexes puissent réinvestir à égalité la sphère familiale, la Suède a fait le choix de fournir des services publics efficients pour soulager les femmes des tâches domestiques et leur permettre d’accéder pleinement au monde du travail », signale la chercheuse.
Genre et classification psychiatrique
Spécialiste de la psychiatrie des XIXe et XXe siècles, Jean-Christophe Coffin, enseignant-chercheur associé au Centre Alexandre-Koyré4, s’intéresse à la façon dont la psychiatrie et la société s’influencent mutuellement. Il travaille en particulier sur les troubles d’ordre sexuel. Pour ce faire, il a analysé les publications francophones consacrées au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux édité par l’Association américaine de psychiatrie, le célèbre DSM, dont cinq éditions sont parues depuis 1952. « Il est frappant de constater à quel point les catégories consacrées aux troubles sexuels sont fluctuantes », constate l’historien. Par exemple, longtemps qualifiée de maladie mentale, l’homosexualité est définitivement sortie du DSM dans les années 1970 sous la pression des évolutions de la société sur cette question. Tandis que les questions liées à la transsexualité y figurent toujours dans la catégorie des troubles de l’identité de genre… « Le simple fait de décrire un comportement dans un manuel de ce type a un pouvoir normatif très fort et pèse lourdement sur la vie des individus concernés. En retour, la société qui s’empare de ces questions oblige elle aussi la psychiatrie à évoluer », souligne le chercheur. Et le débat est loin d’être clos.
Coulisses
Preuve du dynamisme des recherches sur le genre : la liste des disciplines concernées ne cesse de s’allonger. Selon Sibylle Schweier, « il s’agit majoritairement de travaux en sociologie, en histoire et en littérature, mais, depuis quelques années, de nouvelles disciplines intègrent l’approche “genre”, comme la géographie, la biologie ou la médecine ».
Partager cet article
Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Un article intéressant, qui
Roldfeiht le 11 Mars 2014 à 03h44Merci pour la manière à la
Francis LECOMPTE le 12 Mars 2014 à 13h37Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS