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Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (2/4)

Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (2/4)

28.01.2022, par
Dans ce deuxième épisode de notre série, faite d’extraits de l’ouvrage «Chroniques de l’Europe» publié ce mois-ci par CNRS Éditions, on a rendez-vous avec les premières femmes admises à l’université, on se souvient de la peste noire et des cordons sanitaires, et on met le cap sur les pôles — terres de science en devenir.

(Les textes ci-dessous sont tirés de l'ouvrage Chroniques de l'Europe, CNRS Éditions, janvier 2022).
      

1864 - « Le tact des dames qui étudient »

C’est par ces mots que, quelques années après la première inscription d’une femme, la Faculté de Zurich salue le sérieux de ses étudiantes. En 1864, elle avait admis la Russe Nadejda Souslova. D’origine modeste, celle-ci a suivi des cours à Saint-Pétersbourg, avant que le tsar Alexandre II n’interdise l’accès des universités aux femmes.
    
Son cas crée un précédent en Europe occidentale : première femme officiellement inscrite dans une université, elle est aussi la première autorisée à passer son doctorat de médecine en 1867 et ouvre la voie à d’autres étudiantes venues d’Europe de l’Est. La Russe Sofia Kovalevskaïa est la première docteure en mathématiques d’Allemagne en 1874 ; en 1890, la Roumaine Sarmiza Bilcescu obtient son doctorat en droit à l’université de Paris. La féminisation des universités est dès lors amorcée.

Ne risquent-elles pas de compromettre leur féminité en étudiant ? Et quel usage du diplôme ces «cervelines» pourraient-elles faire ?

Car, même si quelques rares femmes ont eu, depuis la création des universités au Moyen Âge, l’occasion d’étudier, et que, dans la plupart des pays européens, aucune loi ne l’interdit, l’usage et les mœurs les en écartent de fait : comment suivre un cursus universitaire en l’absence d’enseignement secondaire féminin public ? Ne risquent-elles pas de compromettre leur féminité en étudiant ? Et puis, se demande-t-on, quel usage du diplôme universitaire ces « cervelines », comme on les surnomme en France, pourraient-elles faire ?

Devenu mixte en 1979 seulement, le college féminin Lady Margaret Hall est créé à Oxford en 1878. La solution est alors jugée meilleure que celle imaginée à Glasgow où l’on propose d’élever une cloison dans les salles de cours et de permettre deux entrées séparées…
Devenu mixte en 1979 seulement, le college féminin Lady Margaret Hall est créé à Oxford en 1878. La solution est alors jugée meilleure que celle imaginée à Glasgow où l’on propose d’élever une cloison dans les salles de cours et de permettre deux entrées séparées…

 Sans perspective de carrière, leur but serait exclusivement de faire un « bon mariage ». L’admission d’étudiantes pose aussi le problème de la mixité. Pour résoudre cette question, des projets extravagants sont imaginés, comme à l’université de Glasgow, où l’on propose d’élever une cloison dans les salles de cours et de permettre deux entrées séparées. Plus durablement, des pays choisissent d’ouvrir des lieux d’enseignement non mixtes, à l’instar de l’Angleterre avec les colleges féminins.
 

Durant cette première vague, les étudiantes s’inscrivent davantage dans les filières scientifiques. Les filières des humanités classiques, plus prestigieuses, sont privilégiées par les hommes.

Durant cette première vague, les étudiantes s’inscrivent davantage dans les filières scientifiques tandis que les filières des humanités classiques, plus prestigieuses, sont privilégiées par les hommes. Mais des freins dans nombre de secteurs professionnels les poussent à se spécialiser dans des domaines considérés comme féminins : ainsi des « maladies de femme » et de l’enfant pour les étudiantes en médecine. Certaines connaissent néanmoins par la suite des carrières exceptionnelles, à l’image de Marie Sklodowska-Curie, partie de Varsovie en 1891 pour étudier la physique à l’université de Paris.

Beaucoup y recherchent indépendance socio-économique et émancipation intellectuelle. Tardive, la féminisation des universités européennes trouve son origine dans un phénomène inédit, la mobilité d’étudiantes originaires de l’est de l’Europe vers les universités suisses, françaises, allemandes, puis anglaises ou scandinaves.

Parmi les étudiantes pionnières, Marie Sklodowska-Curie (ici à l’Institut du Radium, vers 1923) quitte Varsovie en 1891 pour étudier à l’université de Paris. Elle reçoit le prix Nobel de physique en 1903 et celui de chimie en 1911.
Parmi les étudiantes pionnières, Marie Sklodowska-Curie (ici à l’Institut du Radium, vers 1923) quitte Varsovie en 1891 pour étudier à l’université de Paris. Elle reçoit le prix Nobel de physique en 1903 et celui de chimie en 1911.

Au tournant du xxe siècle, rares sont les universités qui refusent d’admettre des femmes. Avec quelques années de décalage (les pays de l’Europe du Sud, de tradition catholique, accusant un léger retard), les effectifs estudiantins féminins augmentent partout : en 1900, elles représentent 21 % des étudiants en Suisse, 16 % en Angleterre, et un tiers des étudiants norvégiens avant la Première Guerre mondiale. Cette féminisation s’accélère après la 1945 et, en 2016, les femmes représentent 54 % de l’ensemble des étudiants du supérieur de l’UE, tout comme elles sont majoritaires à bénéficier du programme Erasmus.

Isabelle Matamoros, Sorbonne Université/Sirice
   

Août 1882 - La science internationalise les pôles

À l’été 1882, des chercheurs de douze États d’Europe et d’Amérique du Nord partent simultanément vers l’Arctique et de l’Antarctique, pour un an d’exploration scientifique. Coopérer pour mieux comprendre ces environnements méconnus et par là aussi la physique de la Terre : tel est ce qui les anime, plus que la quête de découverte géographique sensationnelle et de prestige national. L’ampleur de l’opération en fait véritablement une première dans l’histoire.

Carte de l’officier austro-hongrois Eugen Josef Matz parue dans un magazine viennois au printemps 1883. La localisation et l’affiliation des différentes stations de l’Année polaire dans l’Arctique et le sub-Arctique y sont indiquées.
Carte de l’officier austro-hongrois Eugen Josef Matz parue dans un magazine viennois au printemps 1883. La localisation et l’affiliation des différentes stations de l’Année polaire dans l’Arctique et le sub-Arctique y sont indiquées.

C’est à la suite d’une série de conférences, organisées à Hambourg (1879), Berne (1880) puis Saint-Pétersbourg (1881) par une commission polaire issue du congrès météorologique international, et du travail de conviction de l’officier de marine Carl Weyprecht, que les gouvernements d’Autriche-Hongrie, du Danemark, de Finlande, de France, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Norvège, de Russie, de Suède, du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis ont accepté de mobiliser les fonds nécessaires pour construire en tout douze stations nationales dans l’Arctique et le Subarctique, et deux dans le Subantarctique. Si des intérêts stratégiques et économiques existent, liés à la pêche notamment, ils restent à l’époque très limités.

Mêmes instruments, observations synchrones : le but est de produire des connaissances sur les courants océaniques, la température de l’air et de la mer, la fonte des glaces, etc.

Chaque pays peut ainsi faire œuvre commune de progrès. Mêmes instruments, mêmes instructions, observations synchrones, toutes les heures, des mêmes phénomènes : en rendant les mesures comparables, l’objectif est de produire des connaissances sur les courants océaniques, la température de l’air et de la mer, la fonte des glaces, ou encore les lumières polaires.

Des événements inattendus, comme ces vagues enregistrées par les stations antarctiques allemande et française à la suite de l’énorme éruption du Krakatoa en Indonésie les 26 et 27 août 1883, enrichissent les données recueillies. Quelques stations mènent aussi des enquêtes ethnographiques sur les populations autochtones, comme les Saami dans le nord de la Norvège ou les Yámanas dans le sud de la Terre de Feu.   

Cette première Année polaire internationale permet de commencer à saisir la topographie des régions polaires, le magnétisme terrestre, et de normaliser les méthodologies (…).

Cette expédition scientifique coordonnée est coûteuse, complexe et extrêmement risquée. Les hommes doivent faire face à de terribles coups de vent, des tempêtes de neige, un froid glacial et des instruments qui ne résistent pas toujours à ces conditions. Les Néerlandais se retrouvent un moment sans navire et une partie de l’équipage américain perd la vie sur le chemin du retour.

Prélèvement d'une carotte de glace au cours d'une expédition entre Vostok et Mirny en 1985, un siècle après la première Année polaire internationale (baptisée ainsi a posteriori ).
Prélèvement d'une carotte de glace au cours d'une expédition entre Vostok et Mirny en 1985, un siècle après la première Année polaire internationale (baptisée ainsi a posteriori ).

Au bout du compte, le bilan reste mince. Un an, c’était trop court pour faire des mesures pertinentes. Les scientifiques le savaient. Mais les fonds manquaient pour rester plus longtemps. Plus grave peut-être, les chercheurs perdent de vue l’internationalisme de l’entreprise et, de retour chez eux, retombent dans la routine d’un travail et de publications inscrits dans un cadre étroitement national.
   
Cette première Année polaire internationale – baptisée ainsi a posteriori – permet néanmoins de commencer à saisir la topographie et l’environnement des régions polaires, ainsi que le magnétisme terrestre tout en normalisant terminologie et méthodologies par-delà les traditions culturelles et les barrières linguistiques. En somme, elle jette les fondements sur lesquels les connaissances ultérieures pourront être construites, notamment à travers l’organisation de trois autres années polaires internationales (1932/1933, 1957/1958 et 2007/2009). Ses archives fournissent aujourd’hui un matériel précieux pour analyser les changements climatiques mondiaux.
   
Ulrike Spring, University of Oslo (Norvège)
  

Août 1899 - Le retour de la peste noire  ?

En août 1899, Porto, cité atlantique de 150 000 habitants, se trouve encerclée d’un cordon sanitaire militaire. L’état de peste a officiellement été déclaré quelques jours plus tôt. Lisbonne veut ainsi rassurer le royaume et les puissances étrangères qui ont suspendu leurs échanges commerciaux maritimes.
 

À l’annonce des mesures, 40 000 personnes réussissent à fuir, menaçant selon des observateurs de contaminer l’Europe entière.

La panique gagne : à l’annonce des mesures, 40 000 personnes réussissent à fuir, menaçant selon des observateurs de contaminer l’Europe entière. Industriels et marchands accusent Lisbonne d’asphyxier Porto pour des raisons économiques et politiques. Des milliers d’ouvriers sont réduits au chômage et à la mendicité. Des rumeurs mettent en doute l’existence de la peste. On craint la famine, les pillages et l’émeute. Début septembre, 64 cas et 28 décès sont recensés.

Pendant deux siècles, l’Europe n’avait pas connu d’épidémie de peste. Celles, mondiales, de choléra cristallisaient bien davantage les craintes européennes. Mais, dans les années 1890, depuis la province chinoise de Yunnan, la peste se propage avant d’éclater à Bombay. Les intérêts commerciaux européens sont menacés à l’échelle mondiale, la peste pourrait frapper l’Europe.
  

Lazaret à Vienne lors de l'épidémie de peste de 1679 (Gravure d'après L. O. Burnacini, colorisée). Ces établissement mi-sanitaires mi-carcéraux permettaient d’isoler individus et marchandises durant au maximum quarante jours, durée d’incubation supposée de la peste.
Lazaret à Vienne lors de l'épidémie de peste de 1679 (Gravure d'après L. O. Burnacini, colorisée). Ces établissement mi-sanitaires mi-carcéraux permettaient d’isoler individus et marchandises durant au maximum quarante jours, durée d’incubation supposée de la peste.

Dans le fil des conférences sanitaires qui s’organisent depuis le milieu du xixe siècle, médecins, hygiénistes et diplomates se réunissent en 1897 à Venise. L’objectif est d’établir un règlement sanitaire international qui protège la santé publique tout en préservant les échanges commerciaux. On discute de dispositifs pratiques – inspection et surveillance sanitaire, désinfection, quarantaine, lazaret  –  , tandis qu’un système d’information sanitaire doit garantir la confiance indispensable à la libéralisation des mesures prophylactiques.  

Les rumeurs, le déni de la peste, les agressions contre le personnel médical, défient selon le consul de France l’imagination : « On ne se croirait pas en Europe ».

On reproche aux autorités portugaises d’avoir contrevenu à cet esprit de la coopération internationale. Cependant, la coopération scientifique s’organise. Début septembre, une commission internationale, présidée par Ricardo Jorge, chef du service sanitaire de Porto, réunit des bactériologistes de premier plan, du Portugal, de Norvège, d’Espagne, de Russie et de France. Albert Calmette, directeur de l’Institut Pasteur de Lille, convainc alors de l’efficacité du sérum antipesteux développé par ses collègues pasteuriens.

Les épidémies nourrissent les imaginaires et les représentations. Les quartiers populaires de Porto, aux ruelles bondées, sont assimilés à l’Orient, comme foyer des épidémies. Les rumeurs, le déni de la peste, les agressions contre le personnel médical, défient selon le consul de France l’imagination : « On ne se croirait pas en Europe ». Ici, l’Europe imaginée suit la flèche de l’hygiène et du progrès, incarné par l’espoir né de la bactériologie. C’est une Europe qui peut contrôler la peste, comme Calmette, à son retour à Paris devant des journalistes, qui détient, telle Pandore, le bacille, dans une boîte de fer blanc, sur un bord de cheminée.

Créé en 1948, l’OMS arrive à la suite de nombreuses épidémies ravageuses montrant la nécessité de coopération au-delà du cadre européen, selon des solidarités mondiales et une approche globale de la santé publique.
Créé en 1948, l’OMS arrive à la suite de nombreuses épidémies ravageuses montrant la nécessité de coopération au-delà du cadre européen, selon des solidarités mondiales et une approche globale de la santé publique.

Au début de 1900, l’épidémie s’éteint à Porto. Le bilan est difficile à établir, probablement un millier de décès. La menace est réelle mais seuls quelques épisodes sporadiques éclatent en Europe. La peste poursuit sa course mondiale vers l’Amérique. En 1907, la fondation de l’Office international d’hygiène publique, puis en 1923 de l’Organisation d’hygiène de la Société des Nations, ancêtres de l’OMS (1948), témoignent de l’intérêt déjà bien compris d’élargir la coopération au-delà du cadre européen, selon des solidarités mondiales et une approche globale de la santé publique. ♦
    
Céline Paillette, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Sirice

  
À lire
Chroniques de l'Europe, sous la coordination de Sonia Bledniak, Isabelle Matamoros et Fabrice Virgili, CNRS Éditions, janvier 2022, 272 pages, 20 euros (disponible en format numérique).
   
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Chroniques de l'Europe

Retracer six siècles d'histoire de l'Europe en plus de 120 dates, souvent méconnues, et plusieurs centaines de documents, tel est le défi de cet ouvrage dont nous publions une série d'extraits. Les 82 auteurs, historiens et historiennes, ont chacun choisi un événement à l'échelle du continent et en font le récit, documents et repères chronologiques à l'appui.

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