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Blade Runner : peut-on «répliquer» l’humain?
Blade Runner1 (1982), réalisé par Ridley Scott, est un tel film culte qu’on en oublie qu’il a été froidement reçu par le public à sa sortie et méprisé par la critique. On se réjouit que le film de Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, ne soit ni un remake, ni même un sequel (la suite d’une œuvre) au sens banal, mais d’abord un hommage à un film qui a influencé le cinéma mondial et notre vision du monde. Harrison Ford, loin de son rôle de Han Solo dans les Star Wars quasi contemporains, y incarnait Rickard Deckard, un personnage de détective cynique style roman policier noir des années 1940, spécimen moyen d’humanité, qui se révèlera bien plus trouble que les « réplicants » – « faux » humains artificiels, rebelles, puissants et dangereux – qu’il est chargé d’éliminer. Blade Runner a inventé l’esthétique de la science-fiction terrestre du XXe siècle ; reprise mille fois depuis, sa texture et son style spécifiques mêlant nouveau film noir et effets spéciaux, architecture de gratte-ciels futuriste et baroque, voitures volantes et créatures difformes. Cette société future, vivante mais sombre et dévastée – pauvreté et violence, chute démographique… – est la nôtre. Avant le post-apocalytique qui caractérise tant de fictions du XXIe siècle, Blade Runner symbolisait le pré-apocalyptique et l’idée d’une menace sur l’humanité.
Descartes et Deckard
Blade Runner 2049, en situant son action 30 ans après celle de l’original, nous rappelle s’il était besoin que Blade Runner se déroulait… en 2019, dans notre présent ou notre futur immédiat. Le 2019 de Blade Runner, c’est bien notre temps, et la question qu’il pose est la nôtre : celle de l’humain, ou précisément celle des définitions et limites de l’humain. Avec le style pré-apocalyptique émerge en effet un thème métaphysique, qui prend très précisément la forme d’une interrogation sceptique : à quoi reconnais-je que j’ai affaire à un humain ? Quels sont les critères de l’humain ?
L’existence de robots androïdes, qui nous sont bien supérieurs intellectuellement et physiquement en ce qui concerne le modèle Nexus 6 du film, interroge l’humanité. D’autres films plus récents le font également, à commencer par A.I., I Robot, Ex Machina, et les séries extraordinaires Real Humans et Westworld...
Mais Blade Runner a été le premier à exprimer au cinéma le scepticisme philosophique, le doute tel qu’il s’exprime par exemple (avant d’être réfuté) chez Descartes et chez Hume. Deckard porte quasiment le nom du premier, auquel il est aussi fait référence par le personnage de Pris2 : « Je pense, Sebastian, donc je suis ». Certains se souviennent que Hume est le nom d’un personnage stratégique de la série Lost, également centrée sur une interrogation sceptique sur la réalité de ce qui est vécu par les personnages.
Scepticisme et tragédie
Blade Runner se révèle – et se comprend, pour reprendre une expression du philosophe Stanley Cavell – comme « une image mouvante du scepticisme ». Il n’est pas « doute sur la réalité du monde » (thème classique du scepticisme, qu’on retrouve par exemple dans des films des années 1990, Matrix, The Truman Show, ExistenZ) mais « doute sur l’humanité et la réalité de l’autre » : « Are you for real ? » demande ainsi Zhora (une réplicante) à Rick Deckard quand il vient la débusquer… La chasse aux réplicants commence par leur détection. Il s’agit de prouver (ou pas) qu’ils ne sont pas humains. Le point essentiel du film, qui apparaît significativement dès les premières scènes, réside ainsi dans les tests « Voight-Kampff » censés détecter des réactions anormales et « non empathiques » des androïdes. Dans cette fiction, comme dans les plus récentes, les réplicants sont capables d’émotion, d’humour, d’interaction avec autrui… et de conscience de soi (Rachael est profondément angoissée lorsqu’elle comprend qu’elle n’est pas humaine, et les Nexus 6 rebelles, au courant de leur situation, veulent la renverser). Ils souhaitent ainsi devenir meilleurs. Dès lors, la question se pose de la moralité qu’il y a à nier leur statut d’humain – puisque l’humanité est précisément définie dans ces fictions non par des critères ou un quelconque mode de production, mais par ces capacités mêmes. Au final, ce sont plutôt les procédures de définition et de limitation de l’humain – qui conduisent à éliminer les réplicants – qui semblent inhumaines…
On retrouve, dans les trajectoires de Rachael ou de Roy, la tragédie de celle ou celui qui se sait condamné – et nous le sommes tous –, programmé pour sa fin. Cavell fait à la même époque, dans Les Voix de la Raison (1979), un parallèle devenu classique entre scepticisme et tragédie ; à l’origine du scepticisme, il y a la tentative de transformer l’humanité en une difficulté théorique.
La tragédie d’Othello, ou de Lear, n’est pas dans le doute qui les assaille, mais dans leur refus d’admettre et de reconnaître l’autre. Othello est perdu dès lors qu’il cherche à savoir, que son questionnement prend la forme sceptique, qu’il veut des « preuves ». Le cinéma de science-fiction se révèle alors la forme contemporaine de l’expression du scepticisme. Dans Blade Runner, le doute est radicalisé, car étendu au sujet même : à la fin du film, dans sa version de 2007 (celle du réalisateur, la « final cut »), Deckard comprend, et nous avec lui, qu’il est lui aussi un réplicant (Ah non, ce n’est pas un spoiler, tout le monde le dit depuis !). Mais est-ce le plus important ? Ce que le film nous a appris, c’est justement que non.
Présences humaines
La meilleure réponse au doute – le test Voight-Kampff grandeur nature que constitue Blade Runner – c’est le rapport et l’attachement que nous avons à ces personnages, les androïdes qui sont les présences les plus fortement humaines du film.
La réponse au scepticisme, l’humanité de ces êtres est encore une fois dans l’esthétique même du film, dans la présence si réelle et saisissante de Roy (Rutger Hauer), Pris (Daryl Hannah), Zhora (Joanna Cassidy)… Ces femmes sont en particulier d’une force… surhumaine et leur domination à l’image, annonçant le féminisme de Thelma et Louise (de Ridley Scott également, 1991), est certainement la plus belle réponse au doute sur l’humanité. C’est donc une puissance nouvelle du cinéma qu’explore Blade Runner, créant l’arrière-plan glauque où ressortent des figures incroyablement charnelles, étranges et vivantes, telle Pris avec son masque blanc et ses yeux cerclés de noir façon punk. Les six minutes de présence à l’écran de Joanna Cassidy, charmeuse de serpents puis tueuse redoutable, finalement abattue comme en plein vol dans son imperméable transparent éclaboussé de sang, sont aussi inoubliables que les cultissimes dernières paroles de Roy. Montrant que la réelle humanité est dans cette capacité à souffrir, saigner, pleurer, refuser la mort ; dans la possibilité qu’offre le film à ses personnages de nous marquer, de s’inscrire en nous ; dans ces souvenirs de cinéma qui sont ceux de notre vie et « se perdront dans le temps comme les larmes dans la pluie ».
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