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Déviation d’astéroïde : « DART, c’est trois succès en un ! »
Quelques semaines après l’impact de Dart sur Dimorphos, quels sont les enseignements que l’on peut déjà tirer de la mission ?
Patrick Michel1. On peut déjà affirmer que c’est un succès ! En réalité, je dirais qu’il s’agit de trois succès. Le premier : nous avons montré que nous sommes capables de taper à haute vitesse sur un objet de seulement 160 mètres de diamètre dont seule la taille était connue à l’avance. Après un voyage de dix mois, nous n’avons découvert le visage de la cible qu’une heure avant l’impact ! Tout s’est joué durant cette dernière heure quand la sonde devait naviguer en totale autonomie, armée d’une caméra et d’un logiciel de navigation intelligente.
J’estime qu’un test de défense planétaire doit se faire « dans les conditions du réel », c’est à dire avec un minimum de connaissance préalable. À cet égard, nous avions mis la barre très haut, et nous avons réussi. Dans la salle de contrôle de l’APL2, aux États-Unis, en découvrant ce monde totalement nouveau, nous avons ressenti une intense émotion, c’était génial…
Notre deuxième succès, c’est d’être parvenus à monter une campagne d’observation internationale de l’impact avec des instruments au sol situés partout sur la planète, y compris en Antarctique, et dans l’espace avec les télescopes Hubble et James Webb. Nous nous étions bien organisés au départ, mais il n’était pas évident que ça marche aussi bien. Et enfin troisième succès, et non des moindres : nous avons bel et bien modifié la trajectoire de Dimorphos autour de Didymos !
Et de façon impressionnante ! Les mesures de luminosité du duo, réalisées depuis le sol, ont en effet montré que la petite lune a ralenti de 32 minutes, contre 73 secondes qui était l’objectif minimum. Avez-vous été surpris par ce résultat ?
P. M. Nous n’avons pas été surpris, mais nous étions contents. S’il y a une chose que l’on savait, grâce aux missions précédentes à destination des astéroïdes, c’est que ces astres réagissent de façon contre-intuitive. Le projectile de 2 kilogrammes envoyé à 2 kilomètres par seconde sur Ryugu par Hayabusa2 (à comparer au 570 kg de Dart lancé à 6 km/s) a creusé un cratère de 17 mètres de diamètre, beaucoup plus grand que ce à quoi l’on s’attendait ! Le cratère a mis 10 minutes à se former, et continuait à se creuser même une fois l’onde de choc passée. Alors que sur Terre, un cratère d’impact se forme en quelques secondes !
De même, l’astéroïde Bennu s’était comporté de façon très contre-intuitive lorsque la sonde Osiris-Rex s’est posée à sa surface en octobre 2020. L’attraction de surface de ces petits corps est beaucoup plus faible que celle de la Terre : du coup, visuellement, on a l’impression qu’un astéroïde est constitué de blocs solides, alors qu’il peut s’agir de roches qui ont très peu de cohésion. Une fois qu’on les touche, elles ne présentent quasiment aucune résistance et se comportent comme un fluide.
Forts de ces informations, nous avions mené, en prévision de l’arrivée de Dart, une campagne de modélisation d’impacts via le consortium Neo-Mapp que je coordonne avec le CNRS, financé par le programme Horizon 2020 de l’Union européenne.
Les résultats avaient révélé que, selon la structure de Dimorphos – que l’on ne connaît pas –, le crash de Dart pouvait provoquer tout un panel de modifications allant du ralentissement léger de la trajectoire jusqu’à la déformation complète de la cible et une plus grande déviation. Voilà pourquoi nous n’étions pas réellement surpris mais agréablement étonnés par les résultats de l’impact de Dart. Des résultats que nous allons désormais décortiquer.
Que vous reste-t-il à comprendre de ce tout premier exercice de défense planétaire ?
P. M. Ce que l’on sait pour le moment, c’est que l’on a produit une déviation assez conséquente. Mais pour caractériser l’efficacité de l’opération, il nous faut mesurer la quantité de mouvement que l’on a réussi à transmettre à Dimorphos. Et cette mesure dépend de la masse de l’objet. À taille égale, plus un corps est léger, plus une collision a d’influence sur lui. En revanche, plus il est dense et lourd, plus il sera difficile de le dévier de sa course. Il est donc crucial de déterminer la masse de Dimorphos. Cela nous permettra aussi de déterminer le rôle des éjectas de matière dans la modification de l’orbite.
Juste après l’impact, le cubesat italien Liciacube, puis un peu plus tard les télescopes James Webb et Hubble, ont pris des photos incroyables du panache de poussière produit par l’impact. Ce panache agit comme celui d’une fusée au décollage : il propulse le corps dans la direction opposée. Il nous faut savoir à quel point cette propulsion a contribué à la déviation de trajectoire. Ce n’est qu’une fois ces paramètres précisés que nous pourrons éliminer des inconnues, valider nos modélisations d’impact et correctement calibrer une mission de défense planétaire (masse, vitesse de l’impacteur…) en cas de danger.
Quelles sont les étapes à suivre pour y parvenir ?
P. M. La principale prochaine étape de ce tout premier test de défense planétaire grandeur nature, c’est la mission Hera dont je suis le responsable scientifique. Développée par l’Agence spatiale européenne (ESA), elle a pour objectif d’ausculter le système double Didymos/Dimorphos afin notamment de fournir une documentation complète du résultat de l’impact de Dart, déterminer la masse de Dimorphos et caractériser entièrement les propriétés physiques et de composition de l’astéroïde. Elle s’envolera avec une Falcon 9 de Space X en octobre 2024, pour arriver à destination fin 2026 puis explorer le système pendant six mois.
Hera est équipée de toute une série d’instruments dont des caméras visuelles et hyperspectrales, un imageur infrarouge de l’agence spatiale japonaise (Jaxa) qui fournira des données sur les propriétés thermiques du système, un altimètre laser qui permettra de déterminer la topographie du duo et une expérience de radio science qui contribuera à déterminer la masse de Dimorphos.
Par ailleurs, le vaisseau déploiera deux cubesats : Milani et Juventas. Tous les deux sont à même de communiquer avec le vaisseau mère, mesureront le champ de gravitation du système binaire ainsi que les propriétés de Dimorphos, en particulier et pour la première fois les propriétés internes grâce à un radar basse fréquence d’expertise française, avec une contribution du Centre national d’études spatiales (Cnes) qui est aussi en charge des opérations des cubesats. Ces mesures sont indispensables dans le cadre de la défense planétaire. Elles ont aussi un énorme intérêt scientifique, notamment pour fournir des paramètres plus réalistes à nos scénarios de l’histoire des collisions dans le Système solaire, collisions qui ont forgé toutes les planètes et les petits corps ! C’est toute la communauté qui attend l’arrivée d’Hera avec impatience !
Justement, comment se fait-il qu’elle ne soit pas arrivée sur place en même temps que Dart ? Pourquoi va-t-elle arriver quatre ans après ?
P. M. Je suis le premier à le regretter, d’autant que Dart et Hera sont nées ensemble, en Europe. Après l’abandon de Don Quijote, la première mission de défense planétaire que nous avions étudiée à l’ESA jusqu’en phase A dans les années 2000, je discutais avec un collègue de l’APL3 des options possibles pour faire renaître la mission. C’était en 2011, en marge d’une conférence à Bucarest, et je me souviens que nous avions dessiné avec Andy les contours de la nouvelle mission sur la nappe en papier d’une table d’un restaurant mexicain quelques mois plus tard à Pasadena ! C’est lors de cette discussion improvisée que nous avons eu l’idée d’impacter la lune d’un système binaire qui passerait suffisamment près de la Terre pour être observé par les télescopes au sol. Nous avions imaginé un vaisseau-projectile accompagné d’un vaisseau observateur, qui devait arriver sur place avant l’impact. C’est ainsi que sont nées Dart et Hera – qui s’appelait à l’époque AIM – , une double mission estampillée Nasa pour Dart et ESA pour AIM/Hera.
Malheureusement, lors du conseil ministériel de l’ESA en 2016, AIM s’est fait retoquer à cause du retrait de dernière minute d’une délégation importante. Malgré notre grande déception, nous ne nous sommes pas découragés, nous avons fourni des efforts énormes pour optimiser le projet et finalement soumettre Hera au conseil ministériel de l’ESA de 2019. Hera fut finalement approuvée grâce au travail incroyable de toute une équipe de chercheurs et d’ingénieurs, souvent jeunes, à qui je veux rendre hommage. Mais voilà pourquoi nous arrivons en retard. Dans la salle de contrôle le 26 septembre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’était quand même dommage que l’ESA, pourtant à l’avant-garde en matière de défense planétaire, ne partage pas le triomphe de cette première mondiale. C'eût été une formidable occasion de susciter des vocations chez les jeunes de notre continent… Ça sera pour dans quatre ans !
Apprendre à dévier des astéroïdes n’est qu’un des aspects de la défense planétaire. Outre la prévention, il faut aussi assurer la prédiction, c'est-à-dire la surveillance des corps potentiellement dangereux ainsi que la coordination en cas de danger. Où en sont ces deux autres aspects essentiels ?
P. M. Nous avons déjà fait l’inventaire de tous les corps dont le diamètre est supérieur à 1 kilomètre qui peuvent occasionner des dégâts à l’échelle planétaire. Aucun ne nous menace, au moins pour le siècle à venir. La fréquence d’impact de corps de ce calibre – tous les 500 000 ans en moyenne – nous rend plutôt sereins. Reste désormais à inventorier tous les corps dont le diamètre est supérieur à 140 mètres et qui peuvent causer de sérieux dommages à l’échelle d’un pays ou d’une région. On estime qu’ils sont environ 25 000, et nous n’en connaissons que 40 %. Pour cataloguer les 60 % restants, il nous faudrait plusieurs décennies depuis la Terre. Mais le Congrès américain devrait donner son aval à la Nasa pour que soit financée la mission NEO Surveyor. Si elle part comme espéré d’ici la fin de la décennie, nous aurons l’inventaire de tous ces petits corps potentiellement dangereux d’ici 2040. Nous pourrons ainsi mieux anticiper et donc dévier plus facilement celui qui pourrait venir vers nous.
Le dernier volet, c’est celui de la coordination internationale. Plusieurs groupes ont été constitués sous l’égide de l’ONU. Le premier travaille sur l’estimation de la menace et sa communication vers le public et les instances qui décident d’une action, le deuxième, sur la mise en place d’une mission par les agences spatiales, avec un volet concernant les affaires légales. Sur ces trois volets de la défense planétaire, nos efforts permettent de grandes avancées, mais nous ne sommes pas encore au point. C’est normal, cela prend du temps car ce sujet passionnant est multi-paramètre, mélangeant la science, la technologie, la prise de décision, la communication, l’impact sociétal, la gestion de crise. Nous avançons au meilleur rythme possible, ce que l’on doit en bonne partie à l’Europe et notamment à la France. ♦
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Commentaires
Merci pour votre travail,
Sébastien Raynaut le 21 Novembre 2022 à 14h25Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS