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First Folio de Shakespeare: le regard d'un expert
Fin novembre, l’annonce de la mise au jour d’un First Folio des œuvres de Shakespeare a fait grand bruit. Mais qu’est-ce qu’un First Folio au juste?
Jean-Christophe Mayer1 : Il s’agit de la première édition collective des œuvres théâtrales de Shakespeare, publiée en 1623, soit sept ans après sa mort. Le First Folio contient 36 pièces de Shakespeare, dont 18 n’avaient encore jamais été imprimées. On y trouve, dans l’ordre, les comédies, les pièces historiques et les tragédies. À l’époque, ce sont surtout des livres historiques ou religieux qui sont édités, c’est beaucoup plus rare pour les pièces de théâtre. Cet in-folio, où la page imprimée est pliée en deux, est donc non seulement une preuve de la popularité de Shakespeare, mais montre surtout que son œuvre est alors enfin pleinement considérée dans sa dimension littéraire. Ses poèmes ne figurent en revanche pas dans le First Folio. Sur les 800 exemplaires qui ont été imprimés à l’origine, celui de Saint-Omer est officiellement le 233e à avoir été authentifié. Le First Folio de la Bibliothèque nationale de France était jusqu’alors le seul conservé en France. Cependant, comme chaque exemplaire vaut plusieurs millions d’euros, il est probable que des collectionneurs en gardent certains cachés. Dans le cas de Saint-Omer, sa mise au jour a été toute différente.
Comment s’est donc déroulée la redécouverte de cet ouvrage ?
J.-C. M. : Tout est parti d’un projet d’exposition sur les livres anglais de Saint-Omer, du Moyen Âge au XXe siècle. Rémy Cordonnier, responsable des fonds patrimoniaux à la bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer, a parcouru les collections à la recherche d’ouvrages intéressants quand il est tombé sur ce livre. Il avait été classé par erreur, il y a longtemps, dans un rayon du XVIIIe siècle. Il faut dire que la page titre, sur laquelle figurent aussi la date et un portrait de Shakespeare, manque, alors qu’il s’agit du principal indice de l’origine du livre. Grâce à sa formation d‘historien de l’art, Rémy Cordonnier a reconnu qu’il s’agissait d’un ouvrage plus ancien. Il a alors fait appel à Eric Rasmussen, professeur à l’université du Nevada, à Reno, et spécialiste des First Folios, qui a authentifié le livre sur place. Comme on n’en découvre qu’un tous les dix ans environ, la communauté mondiale des shakespeariens s’est mise en branle et je me suis rendu sur place du 8 au 12 décembre pour l’étudier. Je suis justement en train de préparer un ouvrage sur l’histoire culturelle de la lecture de Shakespeare et sur la manière dont les lecteurs se sont approprié son œuvre.
Sait-on comment ce livre s’est retrouvé à Saint-Omer ?
J.-C. M. : Il faisait partie de la collection du collège anglais de Saint-Omer, fondé par les Jésuites en 1594. À l’époque, le pouvoir protestant anglais persécutait certains catholiques, une partie de ceux-ci s’étaient donc réfugiés en France. Par sa proximité avec Calais, le port d’accès vers l’Angleterre, Saint-Omer était un lieu de choix. Un autre collège jésuite anglais a également été fondé non loin, à Douai, ainsi qu’à Reims. Les nombreuses annotations rédigées dans le First Folio semblent dater de la seconde moitié du XVIIe siècle, voire du début XVIIIe. Le nom de Nevill apparaît sur la page de titre de la première pièce de l’ouvrage, La Tempête, or il s’agit du nom qu’a pris Edward Scarisbrick lorsqu’il est entré chez les Jésuites. Cet Anglais a été éduqué à Saint-Omer et y a même enseigné les humanités pendant une dizaine d’années à partir de 1664. Cela concorde bien avec une utilisation des œuvres de Shakespeare dans l’éducation de jeunes anglais en exil.
première édition
collective des
œuvres théâtrales
de Shakespeare,
publiée en 1623,
soit sept ans
après sa mort.
Les Jésuites aiment traditionnellement le théâtre religieux et en latin, mais cela a du sens qu’ils possèdent aussi du théâtre de qualité en langue vernaculaire. Les collections du collège comportaient également une édition, aujourd’hui perdue, de la pièce Périclès, prince de Tyr de Shakespeare, une de ses très rares œuvres dramatiques à ne pas faire partie du First Folio. Il subsiste néanmoins des éditions de trois dramaturges contemporains de Shakespeare : Francis Beaumont, John Fletcher et Ben Jonson. Le First Folio n’a donc pas rejoint cette collection par hasard et il a manifestement beaucoup servi.
Dans quel état est-il ?
J.-C. M. : Il lui manque donc la page de titre, mais aussi les hommages en introduction. La comédie Les Deux Gentilshommes de Vérone est également absente ainsi que diverses autres pages. Celles qui sont présentes peuvent comporter des taches, de graisse ou d’encre, et sont parfois aussi inversées ou mal reliées. La reliure ne semble d’ailleurs pas contemporaine de l’impression, elle pourrait dater de la seconde moitié du XVIIe siècle, voire du début du XVIIIe. Les in-folios étaient souvent vendus sans reliure, avec la page de garde exposée chez les libraires. La reliure pouvait être achetée séparément selon les goûts et les besoins, mais cela représentait un surcoût important alors que les livres étaient déjà très chers.
Pourquoi écrire directement sur un tel ouvrage s’il était si précieux ?
J.-C. M. : Il n’a manifestement pas été acheté pour prendre la poussière sur une étagère, les annotations sont très proches de celles utilisées pour monter une pièce de théâtre. On y retrouve des scènes encadrées ou barrées, des didascalies et des clarifications de scène. Deux pièces sont particulièrement concernées : Henry IV première partie et Henry V. La première est celle qui s’est le mieux vendue du temps de Shakespeare et a introduit le célèbre personnage de Falstaff. Il n’est pas étonnant que les Jésuites aient voulu mettre une pièce aussi célèbre en scène, cependant cela a demandé de nombreuses adaptations. Plusieurs rôles ont été réduits et les rôles féminins ont été masculinisés, ou bien supprimés. À l’époque de Shakespeare, ces rôles étaient joués par des hommes, mais les Jésuites n’ont pas dû vouloir se travestir. Les passages de Falstaff jugés trop vulgaires ou à connotation sexuelle ont été supprimés. Enfin, l’action a été resserrée afin notamment de pouvoir être jouée avec le nombre réduit de comédiens dont les Jésuites devaient disposer.
sur ce First Folio
sont très proches
de celles utilisées
pour monter une
pièce de théâtre.
L’autre pièce, Henry V, a connu moins de succès, mais son choix est intéressant dans le contexte de Saint-Omer. Son action couvre en effet la bataille d’Azincourt, une victoire des Anglais sur les Français qui s’est déroulée dans le Pas-de-Calais. Des scènes de taverne ont été supprimées et l’accent a été mis sur la grande histoire. Les annotations semblent toutefois plus tardives que pour Henry IV ; elles dateraient du XVIIIe siècle. Des corrections ont été apportées à l’orthographe dès le XVIIe siècle. Les vers du début de Henry IV, en particulier, ont été « modernisés », mais les annotations cessent au bout de quelques paragraphes, comme si la personne avait changé d’avis. Alors qu’aujourd’hui certains puristes se plaignent des coupes et des adaptations faites des œuvres de Shakespeare, il se trouve donc que ces pratiques étaient déjà en cours au XVIIe siècle.
Quelle place tient ce livre dans la diffusion de l’œuvre de Shakespeare ?
J.-C. M. : La tradition veut que ce soit Voltaire qui l’ait fait connaître en France, mais le First Folio de Saint-Omer prouve que ses pièces circulaient déjà sur le territoire avant le XVIIIe siècle. Voltaire disait avoir trouvé « quelques perles dans son énorme fumier », mais il était quand même un grand admirateur de Shakespeare. Le goût français était simplement beaucoup plus classique en matière de théâtre, et l’arrivée du maître anglais a donné un souffle nouveau et plus transgressif à la production nationale.
Que va-t-il se passer maintenant pour ce First Folio ?
J.-C. M. : Il est bien entendu hors de question de le vendre. La bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer a numérisé intégralité de l’in-folio et tout sera disponible en ligne au mois de janvier. Le texte original et ses annotations seront ainsi à la portée de tous sur Internet. La bibliothèque de Saint-Omer va également organiser un grand colloque du 3 au 4 juillet 2015 avec le soutien de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’Âge classique et les Lumières et de l’équipe d’accueil Prismes2, sous les auspices la Société française Shakespeare. Il réunira des spécialistes de Shakespeare, des historiens du livre, du jésuitisme… Afin que ce savoir ne reste pas enfermé dans les cercles universitaires, il y aura chaque soir une communication destinée au grand public. Ce First Folio est un parfait exemple de diffusion culturelle, il est normal que ce savoir soit accessible au plus grand nombre.
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Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.
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