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Les écrivains au cœur du récit national

Dossier
Paru le 16.03.2022
Le tour du patrimoine en 80 recherches

Les écrivains au cœur du récit national

29.07.2022, par
Entrée au Panthéon du poète Aimé Césaire (1913-2008) le 6 avril 2011. Ancien maire de Fort-de-France, en Martinique, il est le pionnier du mouvement de la fierté noire.
Quelle est la place des écrivains dans le patrimoine d’un pays ? La littérature contribue-t-elle à la construction de l’identité d’un peuple ? Entretien avec Anne-Marie Thiesse, historienne, spécialiste de l’histoire culturelle de l’Europe contemporaine.

Cet entretien a été initialement publié dans le n° 12 de la revue Carnets de science, en vente en librairies et Relay.
 

La question de l’identité nationale est présente dans toutes les campagnes électorales en Europe. Quel rôle joue la littérature dans la fabrique de l’identité nationale ?
Anne-Marie Thiesse1. Il faut remonter un peu plus loin dans le temps. Depuis au moins le XIXe siècle, la littérature a joué un rôle fondamental dans la formation des nations modernes. Pour certaines nations européennes qui émergent alors sur la scène internationale et revendiquent leur indépendance, la littérature permet de créer la langue nationale, de l’expérimenter et de l’illustrer, toutes choses extrêmement importantes. En Italie, par exemple, l’ouvrage Les Fiancés de Manzoni contient un travail de réflexion sur ce que doit être l’italien moderne ; c’est le cas aussi de langues comme le finnois, l’estonien, le slovaque ou le slovène, qui sont expérimentées à travers la littérature qui a aussi pour fonction de représenter la nation. L’historien Benedict Anderson a parlé d’imagined communities : les nations ont besoin, pour exister, d’images et de représentations partagées. 

La littérature exprimerait-elle, en quelque sorte, l’essence de la nation ?
A.-M. T. Absolument. La nation est une communauté d’individus qui n’est pas définie par le pouvoir d’un souverain mais par un passé, un présent et un futur communs, en rupture avec l’Ancien Régime. Alors que le souverain avait un royaume dont les frontières variaient en fonction de ses conquêtes, la nation, elle, continue d’exister même si le pays est partagé, même s’il a été annexé. La littérature va permettre d’exprimer cette essence, indépendante des aléas de l’histoire.

Sur cette miniature, Eginhard l’Historien enregistre la vie de Charlemagne. Longtemps considérée comme barbare, la littérature médiévale est réhabilitée au XIXe siècle. (« Grandes Chroniques de France », manuscrit 5, folio 100 recto, France XIVe siècle-Bruxelles, Bibliothèque Royale De Belgique).
Sur cette miniature, Eginhard l’Historien enregistre la vie de Charlemagne. Longtemps considérée comme barbare, la littérature médiévale est réhabilitée au XIXe siècle. (« Grandes Chroniques de France », manuscrit 5, folio 100 recto, France XIVe siècle-Bruxelles, Bibliothèque Royale De Belgique).

De plus, une sécularisation progressive des sociétés tend à disjoindre le politique du religieux. Les communautés nationales remplacent les communautés de croyants. Un transfert progressif s’opère du cultuel vers le culturel. La nation doit trouver une fondation indifférente aux origines religieuses pour se différencier. C’est pourquoi ces communautés vont souvent puiser dans leurs origines païennes. La culture devient un ciment, une preuve de ces existences nationales et la littérature, dont on dit désormais qu’elle est « l’âme », « l’esprit » de la nation, va l’incarner.

Les origines païennes dont vous parlez sont puisées notamment dans un patrimoine oral d’épopées et de chants. Comment s’opère cette quête ?
A.-M. T. La quête des origines déclenche un grand enthousiasme pour la collecte des textes médiévaux. Au début du XIXe siècle, les troubles politiques, les guerres napoléoniennes s’avèrent très favorables à cette recherche, car l’appropriation des biens du clergé – qui comportaient beaucoup de manuscrits – permet de les récupérer.

La culture devient un ciment, une preuve de ces existences nationales et la littérature, dont on dit désormais qu’elle est « l’âme », « l’esprit » de la nation, va l’incarner.

L’École nationale des Chartes est d’ailleurs créée à cette période (1821). La collecte de chants populaires est pratiquée un peu partout en Europe. En Écosse, dès 1760, un jeune poète dénommé Macpherson a collecté, avec le soutien des lettrés de l’université d’Édimbourg, des chants populaires gaëliques dans les îles et les montagnes de Highlands. En 1761, il annonce avoir découvert une épopée d’un barde celte du IIIe siècle apr. J.-C. nommé Ossian, épopée qu’il juge digne de celle d’Homère ! Cette découverte fait l’effet d’un coup de tonnerre. 

 

Et en France ?
A.-M. T. La France est un cas particulier. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la France s’est imposée comme la grande puissance politique mais aussi linguistique et littéraire de l’Europe. La littérature française passe alors pour l’héritière privilégiée des littératures antiques. Elle apparaît comme une perfection qui ne peut être dépassée. Sur le modèle de l’Académie française, une Académie royale a été fondée à Berlin. Frédéric II de Prusse prescrit aux académiciens de délibérer en français : il considère la langue allemande comme trop fruste. Cette domination commence à être contestée par les jeunes générations d’intellectuels qui ont exprimé le désir de retourner aux sources de leur littérature propre pour retrouver, disent-ils, le véritable esprit de leur nation.

En décembre 1870, alors que Paris est sous le feu des canons prussiens, Gaston Paris donne un cours sur la Chanson de Roland où il appelle les Français à puiser dans l’épopée nationale les ressources du redressement face à l’ennemi.

Mais en France, cette recherche s’engage un peu plus tard, avec les jeunes romantiques dans les années 1820-1830. Charles Nodier, Sainte-Beuve, Victor Hugo, se passionnent pour la (re)découverte de ces textes du Moyen Âge et de la Renaissance. En 1832, le ministère de l’Instruction publique subventionne la mission d’un jeune lettré, Francisque Michel, pour explorer les bibliothèques du Royaume-Uni. Il met la main sur un poème qui deviendra le premier grand texte de la littérature française : le récit de la bataille de Roncevaux. Mais Francisque Michel doit le publier à compte d’auteur dans l’indifférence générale. La littérature médiévale sera longtemps considérée en France comme une littérature barbare. Il faut attendre la défaite de Sedan pour qu’elle soit reconnue et même exaltée.

En décembre 1870, alors que Paris est sous le feu des canons prussiens, Gaston Paris, auteur de l’Histoire poétique de Charlemagne et professeur au Collège de France, donne un cours sur la Chanson de Roland où il appelle les Français à puiser dans l’épopée nationale les ressources du redressement face à l’ennemi.

Outre les livres et les programmes scolaires, les statues incarnent la présence de la littérature dans l’espace public…
A.-M. T. À partir du XIXe siècle, la statuaire va contribuer à ancrer la littérature dans l’espace public et dans les consciences. Si le premier buste exposé est celui de Shakespeare au milieu du XVIIIe siècle, la multiplication des statues commence dans les années 1820-1830. Les « saints laïcs » remplacent les saints religieux.

14 octobre 2021, journée des défenseurs de l’Ukraine . Manifestants et manifestantes se rassemblent autour de la statue du poète Taras Chevtchenko (1814-1861) considéré comme le créateur de la langue littéraire ukrainienne moderne.
14 octobre 2021, journée des défenseurs de l’Ukraine . Manifestants et manifestantes se rassemblent autour de la statue du poète Taras Chevtchenko (1814-1861) considéré comme le créateur de la langue littéraire ukrainienne moderne.

Cela s’apparente souvent à un acte politique, en particulier dans les nations qui sont privées de réalité politique. Prenons par exemple le grand écrivain national polonais Adam Mickiewicz. Mort à Constantinople, il a été enterré en France. Des patriotes polonais décident de l’inhumer dans sa patrie, dont le territoire est alors partagé entre Russie, Autriche-Hongrie et Prusse. En 1890, sa dépouille est transférée à Cracovie au cours d’une grande cérémonie qui rassemble toutes les communautés du pays. Huit ans plus tard, le pouvoir russe autorise l’érection d’une statue de l’écrivain à Varsovie, mais à condition qu’aucun discours ne soit prononcé pendant la cérémonie.

À partir du XIXe siècle, la statuaire va contribuer à ancrer la littérature dans l’espace public et dans les consciences.

À Moscou, l’érection de la statue de Pouchkine, concédée en 1880 par le tsar, est un événement marquant au cours duquel Dostoïevski fait un discours devenu célèbre. En 1965, c’est autour de la statue de Pouchkine que se rassemblent les premiers dissidents. À Budapest, en 1956, c’est autour de la statue du poète Petőfi que se rassemblent les manifestants protestant contre la domination de la Hongrie par le pouvoir soviétique.

L’actualité nous offre un autre exemple de célébration patriotique d’un écrivain : depuis le début de l’affrontement entre Ukraine et pouvoir russe, beaucoup de musées et de statues rendent hommage au poète Taras Chevtchenko (1814-1861), considéré comme le créateur de la langue littéraire ukrainienne moderne.

Cette « littérature nationale » est-elle figée dans le temps ?
A.-M. T. Le patrimoine littéraire évolue au fil du temps. Certains auteurs apparaissent, d’autres disparaissent. Par exemple Bossuet, grand maître de l’art oratoire, a été longtemps figuré dans les programmes scolaires du secondaire avant de tomber en désuétude, notamment parce que les références religieuses de ses oraisons ne sont plus comprises aujourd’hui. Je pense aussi à Anatole France, consacré de son vivant par la IIIe République comme le grand écrivain national. La plupart des villes de France ont encore une place ou une rue à son nom. On peut remarquer qu’Anatole France et Marcel Proust sont morts à quelques années d’écart : le premier a eu droit à une cérémonie nationale grandiose alors que le second n’avait encore qu’une célébrité modeste. Mais un retournement s’est opéré. À partir des années 1960, À la recherche du temps perdu est considéré comme une œuvre majeure de la culture française tandis qu’Anatole France sombre dans l’oubli.

La mort d’Anatole France, consacré de son vivant par la IIIe République comme le grand écrivain national, ici à la une de l’édition du 18 octobre 1924 des « Nouvelles littéraires artistiques et scientifiques ».
La mort d’Anatole France, consacré de son vivant par la IIIe République comme le grand écrivain national, ici à la une de l’édition du 18 octobre 1924 des « Nouvelles littéraires artistiques et scientifiques ».

Ces apparitions ou disparitions correspondent-elles à une instrumentalisation de la littérature par les politiques ?
A.-M. T. La question des célébrations d’écrivains garde une grande importance de nos jours. Chargée de proposer un calendrier des anniversaires et des commémorations, France Mémoire, qui dépend de l’Institut de France, a annoncé ses choix pour 2022. Y figurent Proust, Théophile Gautier, Edmond de Goncourt, Du Bellay, Molière ainsi que Les Essais de Montaigne. On y trouve également Jules Romains qui est pour moi le choix le plus étonnant, l’auteur des Hommes de bonne volonté n’étant plus guère connu de nos jours. France Mémoire a succédé à la Délégation aux commémorations nationales. Cet organisme a disparu à la suite de vives protestations soulevées par la présence de deux écrivains dans la liste des commémorations nationales.

La moitié des auteurs actuellement au Panthéon y sont entrés dans les vingt-cinq dernières années. 

En 2011, la présence de Céline a été vivement contestée notamment par Serge Klarsfeld2 au nom de l’association des Fils et filles de déportés. Si l’œuvre littéraire de Céline est reconnue et enseignée, l’homme est incommémorable par la nation en raison de son antisémitisme virulent. En 2018, la présence de Maurras dans la liste des commémorations a soulevé aussi de fortes protestations.

Autre illustration des enjeux idéologiques de la littérature nationale : la Hongrie a réformé il y a quelques années ses programmes scolaires en y introduisant des écrivains nationalistes de l’entre-deux-guerres, dont l’un était violemment antisémite et proche de Goebbels. Les protestations n’ont pas manqué. En fait, les programmes littéraires scolaires sont souvent liés à des enjeux politiques.

Que racontent les entrées d’écrivains au Panthéon des relations entre politique et littérature ?
A.-M. T. 
Il est intéressant de noter que la moitié des auteurs actuellement au Panthéon y sont entrés dans les vingt-cinq dernières années. Chaque période a ses propres intérêts et ses propres valeurs. Premiers panthéonisés, Voltaire et Rousseau l’ont été en tant que pères fondateurs de la Révolution française. Victor Hugo est entré dans le temple des grands hommes très peu de temps après sa mort, dans un Panthéon désacralisé pour l’occasion (le Panthéon était redevenu une église en 1806). Le transfert de ses cendres en 1885 a été un événement considérable qui a mobilisé plus d’un million de personnes. En 1906, l’entrée d’Émile Zola au Panthéon n’a pas été aussi consensuelle. Elle se déroulait peu de temps après la réhabilitation de Dreyfus dont Zola avait été le plus célèbre défenseur. La cérémonie fut perturbée par l’Action Française3 qui provoqua des émeutes au Quartier latin, à Paris, un de ses membres tirant même sur Dreyfus qui assistait à l’événement.

François Mitterrand a relancé activement les panthéonisations de héros nationaux mais ce président de la République féru de littérature n’a retenu aucun écrivain. En fait, ces célébrations sont plus politiques que littéraires. 

Ce chaos explique peut-être qu’aucun écrivain n’a plus été panthéonisé avant la fin du XXe siècle. François Mitterrand a relancé activement les panthéonisations de héros nationaux mais ce président de la République4 féru de littérature n’a retenu aucun écrivain. En fait, ces célébrations sont plus politiques que littéraires. L’entrée d’André Malraux au Panthéon en 1996, sous la présidence de Jacques Chirac et dans le contexte de la montée de l’extrême droite en France, exaltait une France résistante. Le même Jacques Chirac a commémoré ensuite Alexandre Dumas. La cérémonie vantant ce grand bâtisseur de l’imaginaire national a fortement souligné qu’il était métis : le corps de l’écrivain était supposé incarner la nation dans sa diversité.

La panthéonisation d’Aimé Césaire en 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a souligné la représentation de la France incluant les territoires ultramarins. Entré au Panthéon en 2020 sur décision d’Emmanuel Macron, Maurice Genevoix, auteur de Ceux de 14, a été choisi pour honorer la nation combattante de 14-18. Molière sera-t-il le prochain écrivain panthéonisé, comme le souhaitent certains de ses admirateurs ? Sur la base de quelles valeurs ? L’esprit critique, la proximité avec le peuple ? Chaque écrivain consacré est investi d’une part de l’identité nationale. ♦

Retrouvez tous nos contenus consacrés à la littérature et à son histoire dans notre dossier :
La littérature traverse le temps

 

Notes
  • 1. Directrice de recherche au laboratoire Pays germaniques (Histoire, Culture, Philosophie) - Transferts Culturels/Archives Husserl de Paris (CNRS/École normale supérieure-PSL).
  • 2. Écrivain, historien et avocat de la cause des déportés en France. Lui et son épouse Beate sont connus sous le nom de « chasseurs de nazis », pour avoir emmené devant les tribunaux Klaus Barbie et joué un rôle fondamental dans le procès Papon.
  • 3. Mouvement nationaliste et royaliste né en France au moment de l’affaire Dreyfus autour du journal du même nom.
  • 4. La présidence de François Mitterrand s’étend sur deux septennats : du 21 mai 1981 au 21 mai 1995.

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