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Aux origines de la tragédie française
Si l’engouement pour l’Antiquité grecque et le genre tragique athénien apparaît dès le XVIe siècle en France1, la tragédie française n’y aura explicitement recours qu’un siècle plus tard avec le théâtre de Racine. Entre les deux, Athènes semble avoir sombré dans l’oubli. Dans son nouvel ouvrage, Les origines grecques de la tragédie française, Tristan Alonge, chercheur en délégation auprès de la Maison française d’Oxford2 et maître de conférences en langue et littérature françaises à l'université de La Réunion, avance une nouvelle hypothèse sur cette parenthèse « tragique ». Sur cette période (1529-1677), le chercheur a analysé 44 pièces potentiellement inspirées d’une tragédie grecque et leurs sources antiques respectives. Il en résulte une étonnante discontinuité chronologique dans la relation entre les tragiques athéniens et les dramaturges français.
« Jusqu'en 1550, et contrairement aux lieux communs, la tragédie grecque connaît en France un succès que tous les autres pays européens lui envient. Cette date marque pourtant un tournant. À partir de 1550 et pendant plus d’un siècle, on ne trouvera plus aucune traduction de tragédie grecque en France : c’est le modèle de Sénèque (dramaturge latin3, Ndlr) qui va s’imposer », résume le chercheur.
Comment expliquer cet étonnant constat ? Pour comprendre les origines de cette parenthèse, il faut quitter la dimension littéraire pour rejoindre l’histoire et le fait religieux.
La mise à l’index du grec
Durant la première partie du XVIe siècle, le grec suscite un véritable intérêt qui semble dépasser les seules bornes de la littérature, notamment parmi les traducteurs de tragédies. « Si cet amour pour le grec est par reflet un amour littéraire, derrière cette passion helléniste s’en cache une autre. Les traducteurs français de l’époque lisent Euripide et Sophocle dans le texte, mais ils visent surtout à traduire les Écritures, car tous ces doctes sont reliés d'une façon ou d'une autre à l'expérience évangélique du cercle de Marguerite de Navarre », explique Tristan Alonge. Jacques Amyot, Guillaume Bochetel et tous les autres traducteurs d’Euripide et de Sophocle semblent en effet appartenir à l’entourage de la sœur de François Ier, protectrice des lettres et figure de pointe de l’évangélisme. Mouvement souhaitant réformer l’Église de l’intérieur, l’évangélisme est une sorte de troisième voie française entre Rome et Genève. Il se développe dans la première partie du XVIe siècle autour de la figure de Jacques Lefèvre d’Étaples, lui-même helléniste de renom.
C’est par ailleurs sous l’influence du cercle évangélique de Marguerite de Navarre que François Ier fonde, en 1530, le Collège Royal, futur Collège de France. L’objectif : donner toute sa place à l’enseignement du grec et de langue hébraïque. « Mais cette institution naissante va entraîner très vite une vive opposition de la part de la Faculté de théologie de Paris, gardienne de l'orthodoxie et inquiète de la diffusion de langues susceptibles d’encourager le retour au texte original de la Bible », ajoute le chercheur.
Quelques années plus tard, la Contre-Réforme se chargera d’empêcher cette diffusion, en imposant le recours à la Vulgate latine, et en décourageant implicitement l’enseignement du grec, comme le prouve la méfiance à son égard manifestée très tôt par Ignace de Loyola et les Jésuites. On observe alors, surtout dans la deuxième partie du XVIe siècle, un effondrement des publications en grec et la mise à l’index de la plupart des éditeurs qui en favorisait la diffusion. Conséquence : au début du XVIIe siècle, en France, plus personne ne maîtrise le grec.
Selon Tristan Alonge, « les interdictions du Concile de Trente, bien plus que les préférences littéraires, ont donc joué un rôle déterminant dans la naissance du théâtre français, en obligeant les dramaturges à se rabattre, par défaut, sur la seule source antique accessible : les pièces latines de Sénèque ».
Jean Racine, la révolution dramaturgique
Le 1er janvier 1677, Racine atteint pourtant l’apogée de son succès avec Phèdre, présentée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne, et inspirée justement du théâtre grec. Comment expliquer ce retour soudain d’Athènes et d’Euripide sur la scène française ?
C’est que le jeune Racine n’est pas un élève comme les autres : il a fait ses classes chez les Jansénistes des Petites écoles de Port-Royal, à la pédagogie stricte mais innovante. « Les Solitaires de Port-Royal se placent curieusement dans la lignée du cercle évangélique de Marguerite de Navarre, dans leur passion pour le grec et le retour au texte », précise Tristan Alonge.
Racine est ainsi l’un des rares élèves de son temps à accéder à un enseignement du grec de grande qualité, l’un des seuls à maîtriser la langue d’Homère dès l’âge de 16 ans. Il va alors mettre à profit ses connaissances dans sa carrière de dramaturge, privilégiant les sujets tirés de la mythologie grecque. Comme un siècle plus tôt, le retour du grec et de l’intérêt pour la tragédie grecque cache donc une motivation religieuse avant même que littéraire : c’est pour permettre à leurs élèves de lire et traduire les textes sacrés que les Jansénistes les initient à Sophocle et Euripide.
Les conséquences seront pourtant éminemment littéraires : en lisant Euripide et surtout la Poétique d’Aristote dans l’original, Racine y retrouve le secret des Anciens, et notamment les ingrédients d’une véritable révolution dramaturgique. Alors que Corneille et ses devanciers avaient hérité des moralités du Moyen Âge l’idée d’une opposition manichéenne entre bons et méchants, l’auteur d’Andromaque révolutionne la dramaturgie française en proposant des héros ni tout à fait coupables ni tout à fait innocents. Peu importe si avec le temps, Racine lui-même renonce à cette révolution pour plaire au public en revenant à une façon plus traditionnelle de fabriquer des tragédies : la mode et l’engouement pour des sujets grecs sont désormais lancés. Paradoxalement, quelques décennies plus tard, le principal héritier en sera un certain Voltaire… ♦
À lire
Les origines grecques de la tragédie française. Une occasion manquée, Tristan Alonge, Hermann, 2021, 560 pages, 55 euros.
- 1. Dès 1529, date de la première traduction en langue française d’une tragédie grecque, l’Electra de Lazare de Baïf (publiée en 1537).
- 2. Laboratoire de recherche international CNRS/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères/University of Oxford.
- 3. Sénèque (vers l'an 4 av. J.-C. - 65 apr. J.-C), d'origine espagnole, est un philosophe de l'école stoïcienne, un dramaturge et un homme d'État romain du Ier siècle.
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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