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Solal, pervers narcissique ou héros romanesque ?

Dossier
Paru le 21.07.2022
La littérature traverse le temps

Solal, pervers narcissique ou héros romanesque ?

06.09.2018, par
Spécialiste de la folie dans le roman du XXe siècle, Anaëlle Touboul propose une déconstruction du cliché psychopathologique à travers Solal, héros de « Belle du Seigneur » paru il y a juste cinquante ans.

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Pavé jeté en mai 1968 par un romancier genevois vieillissant dans la mare du monde littéraire parisien alors agité par les expérimentations révolutionnaires du « Nouveau Roman », Belle du Seigneur est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands romans français du xxe siècle sur la passion amoureuse et ses (dés)illusions. À une époque où la notion de personnage paraissait frappée de péremption, Albert Cohen, lecteur et admirateur de Freud comme de Dostoïevski, nous plonge avec son chef-d’oeuvre dans l’intériorité de personnages hantés par la contradiction et le conflit psychique. Souvent porté aux nues, Solal, son héros emblématique, a récemment été cloué au pilori par des lecteurs – critiques, écrivains ou anonymes – peu sensibles au charme du personnage : « Solal n’est pas un prince charmant, seulement un pervers narcissique» Glenio Bonder, dans l’adaptation cinématographique du roman qu’il commet en 20121, contribue malgré lui à cette curée, en ne nous montrant en Solal « qu’un mâle machiste, obsessionnel, violent, jaloux, soit le portrait du pervers narcissique dans un article de Psychologies magazine », selon une critique assassine.

Catégorie à la mode passée dans le langage courant, mais absente des classifications psychiatriques et objet de controverses, la perversion narcissique est pour la première fois formalisée par le psychanalyste Paul-Claude Racamier à la fin des années 19802. La séduction, la (dis)simulation, la manipulation et l’influence psychologiquement destructrice sur l’entourage sont les principaux traits communs aux différents tableaux cliniques proposés depuis lors. Pourquoi le héros de papier d’Albert Cohen en est-il venu à incarner aux yeux de certains cette figure négativement connotée3, plus culturelle que scientifique ? Et en quoi, surtout, cette assimilation relève-t-elle au mieux d’une méconnaissance, au pire d’une profonde incompréhension du personnage et de l’œuvre ?

Jonathan Rhys-Meyers incarne Solal dans le film « Belle du Seigneur », réalisé en 2013 par Glenio Bonder, adapté du roman d'Albert Cohen.
Jonathan Rhys-Meyers incarne Solal dans le film « Belle du Seigneur », réalisé en 2013 par Glenio Bonder, adapté du roman d'Albert Cohen.
 

Le cas Solal

Solal est-il narcissique ? Assurément. Ariane, « sa sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt son aimée par ce baiser à elle-même donné 4», n’est toutefois pas en reste, et la passion amoureuse dans Belle du Seigneur se noue et se joue sous les auspices de Narcisse. Ce narcissisme est-il perverti, au sens où il se nourrit aux dépens de celui d’autrui ? La réponse est plus complexe. Dès la scène initiale, Ariane ne s’étant pas montrée à la hauteur de ses irréalistes attentes, Solal la déclare coupable à punir et se transforme en tourmenteur, associant insultes dégradantes et humiliation physique. La sentence de Natalia Vodianova – Ariane dans le film – est alors sans appel : le verre rageur lancé au visage est accompagné d’un « pervers ! » outragé.
 
La scène précipitant la lente descente aux enfers des amants après la parenthèse enchantée des amours triomphantes lui donne en apparence raison. La jalousie pathologique de Solal face à l’aveu par Ariane d’un précédent adultérin le transforme en « terroriseur inexorable5 » d’une héroïne martyrisée, soumise à une torture verbale et morale raffinée. À mesure que l’ego du héros s’enfle d’une toute-puissance quasi psychotique, la jeune femme est réduite à l’animalité, puis à néant par une logorrhée qui la condamne au silence ou à n’être qu’une marionnette ventriloque.

Le comportement imprévisible et changeant de Solal se double d’un système plus retors, où le séducteur, multipliant les injonctions contradictoires, piège Ariane dans les rets d’une impossible rédemption. Amant intrusif qui pénètre l’intimité de l’aimée jusqu’à son inconscient, Solal se fait juge implacable et tyran psychologique. Le « mépris d’avance6 » pour la gent féminine ne cède jamais vraiment le pas devant l’idéalisation amoureuse, et le dévouement d’Ariane est sans cesse dénigré par le héros soupçonnant d’hypocrisie l’inconscient de sa belle.

Solal maintient Ariane (Natalia Vodianova) sous son joug avec des comportements imprévisibles et changeants où les gestes de tendresse alternent avec une jalousie maladive.
Solal maintient Ariane (Natalia Vodianova) sous son joug avec des comportements imprévisibles et changeants où les gestes de tendresse alternent avec une jalousie maladive.

Ce mécanisme du double bind ou « double contrainte » a été théorisé par le psychanalyste américain Harold Searles dans son ouvrage L’Effort pour rendre l’autre fou7. Si le pervers narcissique rend l’autre fou, c’est pour ne pas devenir fou lui-même. Le sadisme de Solal répond à cette logique puisqu’il apparaît comme l’extériorisation d’un masochisme interne. Le « Juif pas juif8 », qui vomit les « adorateurs de la force » mais crève de ne pas en être, reproduit les injonctions contradictoires intériorisées qui le minent, en projetant sur la femme aimée sa propre part animale afin de s’en dédouaner9.

Solal, victime de Solal

Néanmoins, l’inscription de ce clivage dans une perspective éthique éloigne Solal du cliché. À travers les manèges de la séduction qu’il dénonce tout en les mettant en œuvre lors de la soirée au Ritz qui scelle la passion du couple, le héros d’Albert Cohen semble lui-même dresser le portrait du pervers narcissique tel qu’il apparaît dans la presse féminine. Sa perversité ne serait finalement que le reflet d’une société pervertie par le règne de la force. Pervers narcissique malgré lui10, il jouerait au pervers comme il joue au personnage important, afin d’en être. Par un autre tour de folie, c’est finalement la dénonciation obsessionnelle d’une babouine humanité qui mène Solal à enfermer Ariane avec lui dans un système soumis au régime absolu de la loi. Chez le personnage « clair et obscur11 » de Cohen, on perçoit l’écart entre ses idéaux érigés en dogmes et ses paroles ou son comportement. Malgré l’artifice de la voix off, c’est précisément cette dimension qui est évacuée de l’adaptation cinématographique. Détachés de l’organisation psychique et éthique qui les produit, les diatribes et les coups d’éclats de Solal ne peuvent alors apparaître que comme les lubies d’un sadique misogyne.

Ce que gomment également le passage à l’écran et le jeu monolithique de Jonathan Rhys-Meyers, c’est la ligne de faille qui éloigne définitivement Solal du continent de la perversion narcissique et de l’image du prédateur dépourvu d’affects qui lui est associée. La soif inextinguible d’universel amour de celui qui se meurt d’être « dépourvu de semblables12 » nous mènent à conclure avec Ariane : « lui c’est un méchant qui est bon, les autres c’est des bons qui sont méchants13. » Exposant la souffrance psychique d’un Solal dont la puissance autodestructrice finit toujours par se retourner contre lui-même, Albert Cohen fait triompher l’émotion chez un lecteur qui est invité à voir dans ce héros excessif, déchiré, et versatile non un personnage inhumain – au sens éthique ou archétypique du terme –, mais au contraire un frère proprement, profondément humain14.

  
 

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
 

Notes
  • 1. «Belle du Seigneur», film réalisé en 2012 par le diplomate et réalisateur brésilien Glenio Bonder, avec Jonathan Rhys-Meyers et Natalia Vodianova dans le rôle du couple mythique.
  • 2. Paul-Claude Racamier, «Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique», «Revue française de psychanalyse», vol. 50, n° 5, 1986 ; Paul-Claude Racamier, «Le Génie des origines, Psychanalyse et psychoses», Paris, Payot, 1992. Il est notable que les chapitres 9 et 10 de cet ouvrage aient fait l’objet d’une réédition posthume sous le titre «Les Perversions narcissiques», Paris, Payot, 2012. Dans l’ouvrage «Cortège conceptuel» (Paris, Apsygée, 1993, p. 59.), le psychanalyste propose une définition synthétique de ce qui relève à ses yeux d’un mouvement collectif et non d’une affaire intrapsychique : «une organisation durable caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir à se mettre à l'abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d'un objet manipulé comme un ustensile ou un faire-valoir».
  • 3. Il importe de souligner que, dès les origines et la définition qu’en donne Paul-Claude Racamier avec une violence de plume tout à fait étonnante de la part d’un thérapeute, cette organisation psychique est moralement connotée. Ce jugement de valeur, inattendu dans le domaine positiviste des sciences de la psyché, est amplifié par l’utilisation galvaudée et majoritairement stigmatisante qui est faite du concept par la presse, en majorité féminine.
  • 4. Albert Cohen, «Belle du Seigneur», 1968, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998, p. 49.
  • 5. Albert Cohen, «Belle du Seigneur», 1968, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998, p. 1 078.
  • 6. Albert Cohen, «Belle du Seigneur», p. 387 et suivantes.
  • 7. Harold Searles, «L’Effort pour rendre l’autre fou», trad. Brigitte Bost, Gallimard, 1977. Le mécanisme de la double contrainte consiste à entraver autrui et à le placer dans un état de dépendance absolue par la formulation d’injonctions (explicite et implicite) contradictoires, qui favorisent chez lui le conflit affectif.
  • 8. Harold Searles, «L’Effort pour rendre l’autre fou», trad. Brigitte Bost, Gallimard, 1977, p. 998.
  • 9. Selon Paul-Claude Racamier, la perversion narcissique «se définit essentiellement comme une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui», Paul-Claude Racamier, «Pensée perverse et décervelage», «Revue de psychanalyse Groupale», Gruppo n° 8, « Secret de famille et pensée perverse », Paris, Apsygée, pp. 137-155.
  • 10. «Solal, le bourreau malgré lui», Albert Cohen, «Belle du Seigneur», p. 811.
  • 11. Hubert Nyssen, «Lecture d’Albert Cohen», 1981, Actes Sud, 1987, p. 33.
  • 12. Albert Cohen, «Belle du Seigneur», p. 390.
  • 13. Albert Cohen, «Belle du Seigneur», p. 683.
  • 14. Voir l’essai autobiographique d’Albert Cohen sur la découverte de l’altérité et de la haine qu’elle provoque, «Ô vous, frères humains», Gallimard, 1972.

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