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Les robots s’installent au bloc
(Cet article est tiré du dossier « Ces robots qui nous veulent du bien », à découvrir dans le n° 8 de la revue Carnets de science en vente en librairies.)
Plus de 7 millions de patients opérés, 5 500 modèles équipant les hôpitaux du monde entier : tel est le bilan impressionnant du robot Da Vinci depuis sa commercialisation en juin 2001 par la société californienne Intuitive Surgical. « Désormais beaucoup de chirurgiens parlent de lui comme le robot chirurgical par excellence », note Guillaume Morel, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (Isir)1. Au point que certaines chirurgies, comme la prostatectomie ou l’hystérectomie, sont aujourd’hui réalisées à plus de 90 % par voie robotique. Son avantage par rapport aux opérations manuelles ? « Le robot facilite les opérations dites “laparoscopiques”, consistant plutôt à passer par des petits orifices qu’à ouvrir complètement l’abdomen du patient, donc des chirurgies mini-invasives avec des temps de convalescence plus courts », analyse le chercheur.
Pourtant, cette superstar du bloc opératoire est loin d’être indépassable. « D’abord parce que Da Vinci est encombrant, impliquant une certaine logistique en amont et pendant l’opération. Ensuite parce qu’il coupe le chirurgien, rivé sur sa console, du patient et du reste de l’équipe, ce qui peut créer des problèmes de communication. Du fait de cet éloignement, toutes les opérations ne sont pas non plus réalisables », poursuit Guillaume Morel.
Surtout, le coûteux robot – 2 millions d’euros l’unité hors frais de maintenance et de fonctionnement – est souvent critiqué pour l’absence de preuves de son intérêt thérapeutique global (lire encadré « La robotique à tout prix ? » plus bas).
Tel un garde-fou pour le chirurgien
Dans les laboratoires, de nombreux chercheurs préparent d’ores et déjà l’avenir. « Cet avenir passera par un robot plus léger, qui implique davantage le chirurgien », imagine Marie-Aude Vitrani, chercheuse à l’Isir. Elle pilote au sein de l’équipe Assistance au geste et applications thérapeutiques (Agathe) le projet Surgical Cockpit, un robot qui repose sur le principe de comanipulation. « Dans ce système, c’est le chirurgien qui manipule l’outil, comme dans une opération manuelle. Sauf que cet outil est aussi porté par un bras robotique dont le rôle est uniquement de corriger le geste, si besoin. Il en améliore la précision en bloquant les tremblements et interdit certaines zones non visées, tel un garde-fou », résume la chercheuse. Un parti pris à rebours des incantations prophétisant le remplacement total du chirurgien par la machine. « L’humain reste indispensable, car certaines sensations comme le retour tactile ou la perception du chaud et du froid sont toujours très difficiles à automatiser », confirme Guillaume Morel.
L’équipe Agathe expérimente actuellement ce « cockpit chirurgical » sur des chirurgies laparoscopiques digestives et gynécologiques. « Toute la difficulté est d’obtenir assez d’informations et d’intelligence pour que le bras robotique puisse “décider” quand apporter son assistance », reconnaît Marie-Aude Vitrani. Après des essais in vivo sur des animaux, la technologie a été transférée mi-2019 à MastOR, start-up fondée par le Dr Brice Gayet, chirurgien laparoscopique mondialement reconnu.
La jeune pousse doit l’emmener vers de premiers essais cliniques sur une opération déjà bien maîtrisée : l’ablation de la vésicule biliaire. « C’est une première étape. Si l’utilité du système est prouvée, d’autres opérations plus délicates, comme celles du foie ou du pancréas, que la plupart des chirurgiens ne se risquent pas à pratiquer par laparoscopie, pourraient bénéficier de ce système plus polyvalent et potentiellement moins coûteux », estime la roboticienne.
« À vrai dire, cette idée de comanipulation n’est pas nouvelle, même si de plus en plus de chirurgiens l’appellent de leurs vœux », signale Jocelyne Troccaz, directrice de recherche CNRS et membre de l’équipe Geste médico-chirurgicaux assistés par ordinateur (GMCAO), au laboratoire TIMC-Imag2. Cette pionnière de la robotique chirurgicale a cobreveté dès 1992 un instrument pour la chirurgie guidé par un robot, mais déplacé par le chirurgien. Depuis, l’idée a été réalisée par des industriels. Et en 2018, au CHU de Grenoble, une prothèse de genou a été posée à l’aide de Mako, un robot dont le rôle était d’interdire la pénétration des instruments dans des zones indésirables. Une première en France.
Une précision millimétrique et un GPS 3D
Le laboratoire TIMC-Imag a également contribué à l’avènement du robot Neuromate, dédié à la chirurgie du cerveau, dès 1989… et toujours répandu dans les hôpitaux ! En s’appuyant sur de l’imagerie IRM et des radios, ce système permet d’introduire avec une précision millimétrique dans les structures cérébrales un instrument tel qu’une électrode de stimulation ou une aiguille à biopsie qui permet les prélèvements de tissus pour le diagnostic. De quoi mieux prendre en charge des pathologies comme la maladie de Parkinson ou l’épilepsie...
Les progrès de la robotique passent aussi par un meilleur guidage par l’imagerie. « Un grand défi est de prendre en compte les déformations des organes mous pendant l’opération », observe Jocelyne Troccaz. La chercheuse a développé un système d’aide à la réalisation de biopsies de la prostate. Ce dernier s’appuie sur des méthodes de fusion d’images échographiques et IRM pour établir une sorte de cartographie de l’organe et guider plus précisément l’aiguille de prélèvement vers la zone visée.
« Ce GPS en 3D s’adapte ainsi à la déformation de la prostate et aux mouvements du patient en direct », se félicite la chercheuse. Commercialisé par la start-up Koelis, fondée par d’anciens doctorants de l’équipe GMCAO, ce « GPS médical » a déjà bénéficié à des centaines de milliers de patients, avec à la clé des biopsies plus précises et des traitements mieux ciblés.
Toujours sur le cancer de la prostate mais en curatif cette fois, Jocelyne Troccaz et son équipe développent en ce moment un guidage robotisé pour la curiethérapie, dont le principe est d’insérer des grains radioactifs au cœur de la tumeur et de la « brûler » de manière ultralocalisée. « Ces grains sont habituellement introduits à l’aide d’une aiguille qui se courbe quand on l’enfonce dans les tissus. Nos travaux permettent de contrôler au mieux cette courbure pour positionner au plus précis l’aiguille », explique la chercheuse. Une innovation, développée en collaboration avec le Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (Lirmm)3, qu’elle compte adapter pour réaliser des ponctions dans d’autres organes, tels que le foie.
Une vis « intelligente »
De plus en plus, l’aide au chirurgien ne provient plus d’une imagerie extérieure, mais de capteurs disposés à l’intérieur même des outils. L’Isir a ainsi aidé la société SpineGuard à perfectionner une vis pédiculaire « intelligente » destinée aux implants osseux, pour solidariser par exemple deux vertèbres dans l’opération de la scoliose. « Cette vis mesure la résistance électrique des tissus rencontrés, ce qui nous renseigne sur leur nature. Grâce à un “bip” comparable au radar de recul d’une voiture, le chirurgien peut savoir, au moment d’enfoncer la vis, si elle se situe encore dans la partie spongieuse entourant l’os, ou dans la partie dure de celui-ci », souligne Guillaume Morel. De quoi améliorer le geste, tout en se passant d’un lourd appareil d’imagerie aux rayons X. Une étude de faisabilité préclinique du dispositif sur des cobayes animaux a reçu le prix du meilleur article au symposium Hamlyn, l’un des plus prestigieux rassemblements dans le domaine de la robotique médicale. Fort de ce succès, SpineGuard prépare actuellement des essais cliniques sur des patients humains.
Les progrès de la robotique s’inscrivent également à des échelles toujours plus infimes. Pierre Renaud, du Laboratoire des sciences de l’ingénieur, de l’informatique et de l’imagerie (ICube)4, tente par exemple de les appliquer à la chirurgie endoscopique. L’endoscope est un « serpentin » épais de quelques millimètres que le chirurgien introduit dans le corps du patient pour garder un visuel lors des opérations mini-invasives.
« De plus en plus de chirurgiens rêvent d’employer l’endoscope pour opérer, et non seulement pour observer », constate le roboticien. Des ablations de tumeurs du côlon par ce moyen sont déjà réalisées… Mais l’opération reste délicate « car un endoscope, de par sa flexibilité, s’avère très complexe à manipuler, avec comme risque de perforer la paroi de l’organe », signale le chercheur.
Pour remédier à ce problème, son équipe a introduit de la mécatronique dans les rouages de l’instrument. Pas une mince affaire : « Il faut proposer au chirurgien un pilotage intuitif, pour que les mouvements appliqués sur les manettes de contrôle se traduisent bien par les mouvements souhaités », détaille-t-il. Mais le jeu en vaut la chandelle : cela pourrait permettre de ne mobiliser qu’un praticien par opération, contre deux actuellement, et réduire le temps d’apprentissage de ce geste pour les débutants. Le laboratoire a récemment transféré les brevets à l’entreprise Karl Storz, fabricant mondial d’instruments d’endoscopie, qui se chargera d’amener cette technologie jusque dans les blocs et de réaliser les premiers tests cliniques.
Vers la robotique microscopique
Aude Bolopion, de l’Institut Femto-ST5, s’aventure, elle, aux frontières du monde microscopique. Cette spécialiste de mécatronique a reçu la médaille de bronze du CNRS en 2019 pour ses travaux prometteurs sur des dispositifs de manipulation d’objets aux échelles les plus intimes de la matière. Elle prépare par exemple un système permettant de trier, sans contact, des cellules immunitaires appelées lymphocytes, prélevées au sein d’un échantillon de sang. L’intérêt : développer des thérapies innovantes et personnalisées. « On peut modifier génétiquement ces lymphocytes pour les rendre plus aptes à combattre la tumeur, ou isoler les lymphocytes les plus efficaces pour les dupliquer en culture et les réinjecter dans le sang du patient », détaille la chercheuse.
Il lui a fallu pour cela résoudre un véritable casse-tête : parvenir à trier rapidement des centaines de milliers de cellules aux caractéristiques physiques très proches. Sa solution : appliquer un champ électrique à l’échantillon. « Nous avons élaboré un modèle permettant de prévoir comment tel type de cellule va se déplacer en fonction des variations de ce champ électrique, ce qui nous permet de faire migrer les quelques lymphocytes précis pour les isoler du reste de l’échantillon », précise Aude Bolopion. Le procédé permet en particulier de contrôler le réglage du champ électrique de manière automatique. Pour y parvenir, la chercheuse utilise des boucles de régulation telles qu’utilisées en robotique, qui permettent à des machines de corriger leur geste au dixième de seconde près, au fur et à mesure qu’elles l’accomplissent. Un bel espoir pour le développement de ces médicaments du futur qui coûtent pour l’instant jusqu’à 100 000 euros la dose ! ♦
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La robotique à tout prix ?
L’utilisation d’un robot au bloc est-elle toujours bénéfique au patient ? Telle est la question capitale dans la polémique entourant Da Vinci. Si plusieurs études « multicentriques » (c’est-à-dire avec des patients volontaires provenant de plusieurs centres médicaux différents) ont été menées pour évaluer son apport, leurs résultats sont parfois contradictoires. Dans le cas du cancer de la prostate, certains praticiens pointent par exemple le sur-traitement de patients atteints de formes bénignes de la maladie, dicté uniquement par le besoin de rentabiliser le coût du robot, et le peu d’avantage qu’il procure par rapport à des opérations manuelles. « L’intérêt peut effectivement s’avérer plus grand pour les patients dans un centre non spécialisé que dans un centre déjà expert de l’opération », estime Jocelyne Troccaz du laboratoire TIMC-Imag. « D’un autre côté, le robot apporte beaucoup de confort aux chirurgiens, réduit leur fatigue, et offre aux débutants un apprentissage des gestes plus sûr et rapide », pointe Guillaume Morel, de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique. Comment, dès lors, assurer l’utilité des futurs robots ? « Tous nos développements partent de besoins exprimés par les médecins avec qui nous collaborons, et font l’objet d’évaluations cliniques et économiques quand ils atteignent la maturité suffisante », assure Jocelyne Troccaz. ♦
Au service des séniors
La robotique n’aide pas seulement les patients au bloc chirurgical. Pour la rééducation et les séniors, la start-up Gema commercialisera en fin d’année Walk-E, un déambulateur robotisé issu de dix ans de recherches à l’Isir. « Les déambulateurs conventionnels sont d’autant plus difficiles à utiliser que le patient a des difficultés à marcher. Lors de la marche, ils offrent un appui intermittent et sont difficiles à manœuvrer. Lors des levers, ils ne permettent pas l’appui, car il y a risque de basculement », constate Viviane Pasqui, ancienne membre de l’Isir et présidente de la start-up. Le déambulateur Walk-E est ainsi doté de poignées abaissables et relevables pour assister activement le lever et il adapte automatiquement son allure à celle de l’utilisateur grâce à ses roues motorisées. Des discussions sont actuellement en cours avec des Ehpad pour mener les premiers essais cliniques du dispositif, commercialisé à moins de 5 000 euros. ♦
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- 1. Unité CNRS/Sorbonne Université.
- 2. Techniques de l’ingénierie médicale et de la complexité – informatique, mathématiques et applications, Grenoble (CNRS/Univ. Grenoble-Alpes).
- 3. Unité CNRS/Univ. de Montpellier.
- 4. Unité CNRS/Univ. de Strasbourg/École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg/Insa Strasbourg.
- 5. Institut Franche-Comté électronique, mécanique thermique et optique – sciences et technologies (CNRS/Univ. de Franche-Comté/École nationale supérieure de mécanique et des microtechniques/Univ. de technologie Belfort-Montbéliard).
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