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Robots, ces machines incomprises
Avec l’anthropologue Denis Vidal1, vous êtes cocommissaire scientifique de la nouvelle exposition permanente Robots à la Cité des sciences dont le CNRS est partenaire. Avant tout, pourriez-vous nous dire ce que l’on entend réellement par « robot » ?
Jean-Paul Laumond2 : Pour Aristote, une machine est un objet technique qui produit du mouvement. La définition n’a pas beaucoup évolué depuis : un robot est une machine capable de se déplacer automatiquement dans son environnement. Il se distingue de l’automate qui n’effectue que des mouvements mécaniques et de l’ordinateur qui manipule des informations mais ne bouge pas. La machine exécute un programme, elle peut faire des choix, mais elle n’a pas de libre arbitre : elle ne décide pas au sens où nous l’entendons. Un robot autonome est une machine automatique qui agit dans un milieu fermé, pour un besoin précis, avec des limites de tâches et d’actions bien déterminées. C’est, en quelque sorte, le mariage réussi de l’automate et de l’ordinateur.
Justement, qu’est-ce qui distingue la machine de l’Intelligence artificielle (IA) et tout ce que l’on accole à ce terme ?
J.-P. L. : Lors d’une conférence sur la robotique, à la fin de mon intervention, un participant m’interpelle : « Mais que se passera-t-il lorsque l’on dotera les robots d’une intelligence artificielle ? » Je n’avais fait que parler d’intelligence artificielle ! Sauf que je n’en avais pas utilisé le terme. Il n’avait pas reconnu dans ce que j’avais exposé une forme d’intelligence de la machine. Le langage est le support de nos représentations et, par abus de langage, on passe souvent de la machine autonome à la machine intelligente, puis pensante, voire consciente ou sensible… Aujourd’hui, l’IA recouvre le traitement numérique de données massives. La spectaculaire efficacité de ses algorithmes permet de rechercher rapidement des d’informations sur Google, d’aider le médecin à établir un diagnostic médical, de reconnaître un visage particulier parmi les milliers de photos stockées dans votre téléphone, de transformer un message vocal en message écrit, etc. Nous sommes ici dans le traitement de l’information pure. Ce qui distingue fondamentalement ce type d’IA de la robotique, c’est la gravité. La machine a un rapport physique avec le monde réel, elle est soumise à la pesanteur. Si un algorithme se trompe sur vos goûts musicaux, s’il confond le visage de votre mère avec celui de votre tante, ça n’est pas si grave : vous pouvez rectifier facilement ses erreurs. Mais lorsque l’on veut faire avancer un robot, si l’algorithme est défaillant, la machine chute. La fiabilité des algorithmes et des modèles mathématiques développés en robotique est donc primordiale : ils doivent rendre compte des lois de la physique.
Du robot-aspirateur au rover martien en passant par l’exploration des fonds marins, les robots sont omniprésents. Pour autant, ne surestimons-nous pas leurs performances ?
J.-P. L. : Aujourd’hui, certaines machines permettent en effet d'explorer l'infiniment loin, l’infiniment petit ou encore d'aller à la place de l'homme dans des zones dangereuses ; elles nous aident aussi à réaliser des créneaux avec nos voitures. Mais de fait, les robots sont limités par le nombre de tâches que l’on peut leur commander, leur apprendre… Le robot-aspirateur, pour autonome qu’il soit, ne peut pas descendre les marches d’un escalier. On peut prendre un autre exemple, celui de la catastrophe de Fukushima, survenue en 2011. Le monde s’est étonné qu’aucun robot ne soit efficacement intervenu dans la centrale nucléaire japonaise. Il faut comprendre que les robots d’intervention, qui font la une de nos journaux, sont encore loin d’être opérationnels. Le laps de temps est conséquent, en robotique, entre le développement des travaux de recherche et leur exploitation.
Quelques mois après la catastrophe, l’agence américaine finançant des projets de recherche avancée dans le domaine de la défense3 a lancé le Robotics Challenge dans le but de développer des robots terrestres semi-autonomes pouvant accomplir des « tâches complexes dans des environnements dangereux, dégradés et construits par l'homme ». Le cahier des charges de ce concours contenait huit tâches4 à accomplir pour le robot, comme avancer sur des gravats ou monter une échelle. Vingt-cinq équipes de recherche ont tenté de relever le défi pendant trois ans. La finale a eu lieu en 2015 en Californie. Toutes les équipes ont conçu des machines de forme anthropomorphe. Seules quelques-unes sont parvenues à enchaîner deux ou trois des huit tâches du cahier des charges. Cela ne veut pas dire que nous n’y parviendrons pas.
Quels sont les grands défis actuels pour la recherche en robotique ?
J.-P. L. : Des robots multitâches, donc, mais pas seulement. De simples tâches, comme saisir divers objets sans les casser, nécessitent une parfaite maîtrise des mouvements. Seuls certains prototypes de robots sont capables de les effectuer en laboratoire. Car un mouvement est une fonction continue du temps dans l’espace. Comment un ordinateur peut-il résoudre ce problème de continuité, avec toutes les contraintes qu’impose la physique, lui qui est condamné au calcul ? Voilà le défi majeur. Pour faire simple, une machine à tricoter tricote mieux et plus régulièrement qu’une grand-mère. Mais il n’existera jamais de mains artificielles capables de manipuler les aiguilles, la pelote de laine, de s’adonner au point mousse. Non seulement, il n’y aurait pas de marché pour une telle machine, mais en plus la machine est très loin de rivaliser avec l’expertise acquise par la grand-mère qui tricote. La recherche en robotique se concentre sur des tâches bien définies qui ont trait au déplacement, à la communication, à la manipulation d’objets et à l’interaction avec l’homme.
Les robots ne sont donc pas près de remplacer les êtres humains…
J.-P. L. : À dire vrai, un geste technique nécessite près de 10 000 heures pour être maîtrisé. Nous n’avons pas conscience de la complexité de nos mouvements dans la vie de tous les jours ! Je crois que le robot n’est pas près de remplacer la main de l’artisan et qu’il y aura encore du temps avant que leurs capteurs inertiels n’approchent la complexité de notre système vestibulaireFermerSitué dans l’oreille interne, il contribue à la sensation de mouvement et à l’équilibre chez la plupart des mammifères.. Les machines se distinguent par leur efficacité dans des gestes très spécialisés, répétitifs, parfois dangereux. Je pense que les rapports homme-machine seront plus complémentaires que substituables.
Quel poids économique pèsent-ils aujourd’hui ?
J.-P. L. : On estime qu’il y a près de 1,5 million de robots industriels, moins de 20 millions de robots domestiques, comme les tondeuses à gazon et les aspirateurs, des robots spécialisés, comme les drones ou les appareils chirurgicaux, et quelque 20 000 robots humanoïdes qui sont utilisés principalement dans le domaine de l’éducation et du marketing. Au quotidien, comme pour la réalisation de tâches pénibles, ces chiffres vont augmenter significativement avec le développement de la robotique de services dont le marché est évalué à près de 100 milliards en 2020. Encore faut-il les prendre avec prudence car cela suppose la résolution de problèmes scientifiques qui sont encore loin de l’être.
Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette aventure de médiation ?
J.-P. L. : Avec Denis Vidal, nous avons tenté d’associer nos deux visions ; la mienne, explorant les capacités, les limites et les enjeux de la robotique ; la sienne, porteuse des imaginaires collectifs autour des machines et replaçant cette discipline dans l’histoire des techniques. Personnellement, je pense qu’il est important que les chercheurs sortent des laboratoires. Qu’ils répondent aux interrogations que se pose la société. Enfin, cela nous a permis de revenir sur quelques fantasmes autour des robots, comme le mythe du Cyborg, mi-homme, mi-machine qui serait l’avenir de l’homme, condamné à une certaine forme de transhumanisme. On ne peut pas, aujourd’hui, parler de conscience des machines dans la mesure où l’on ne sait toujours pas définir ce qu’est la conscience humaine. Cette exposition nous invite à nous interroger sur nos propres fantasmes et sur les nouveaux usages. Elle nous invite aussi à aborder certaines questions éthiques. Comment allons-nous nous adapter ? Que devient le travail avec les machines ? Où s’arrêter ? Tout est-il numérisable ? Qu’en est-il de la valeur du contact humain, du coût écologique de ces nouvelles technologies, du danger de réduire l’homme et le monde à leurs numérisations. Notre vigilance à tous est indispensable. La présence de ces nouvelles machines au quotidien est en soi un vrai changement. Je le dis souvent, nous vivons dans une société fascinée par les nouvelles technologies. Par fascination, j’entends qu’on ne se rend pas compte qu’on ne comprend pas. J’aimerais que l’on parvienne plutôt à s’émerveiller, c’est-à-dire à se rendre compte qu’on ne comprend pas. En donnant quelques pistes, l’exposition suggère bien qu’il y a quelque chose à comprendre. Finalement, elle a pour objectif de mieux armer nos contemporains face aux transformations de la société induites par ces nouvelles technologies. ♦
À voir
Robots, une exposition permanente de la Cité des sciences et de l'industrie à Paris, à partir du 2 avril 2019. Ouvert du mardi au samedi de 10h à 18h.
http://www.cite-sciences.fr/fr/au-programme/expos-permanentes/expos-perm...
À lire
Robots, Jean-Paul Laumond et Denis Vidal, Éditions de la Cité des sciences et de l’industrie, 2019, 48 pages.
Poincaré et la robotique : les géométries de l’imaginaire, Jean-Paul Laumond, Éditions Le Bord de l'eau, 2018, 120 pages.
La robotique : une récidive d'Héphaïstos, Jean-Paul Laumond, Fayard, coll. « Collège de France », 2012, 80 pages.
À lire sur notre site
- 1. Denis Vidal est anthropologue, directeur de recherche IRD à l’Unité de recherche migration et société (CNRS/IRD/Université de Nice Sophia-Antipolis/Université de Paris-Diderot).
- 2. Jean-Paul Laumond, roboticien, est directeur de recherche CNRS, au département d’Informatique de l’ENS (CNRS/PSL/Inria), membre de l’Académie des technologies et de l’Académie des sciences.
- 3. Il s’agit de la Defense Advanced Research Project Agency (Darpa).
- 4. Les huit tâches étaient : conduire un véhicule vers la centrale, évoluer sur des gravats, débloquer une porte, l’ouvrir et entrer dans le bâtiment, monter une échelle, percer un panneau de béton, localiser et fermer une vanne, connecter un tuyau d’incendie.
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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