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Les super-pouvoirs du tardigrade
Nous reproduisons ici une adaptation de l'article "Voyage à l’intérieur d’un tardigrade" initialement publié dans l'ouvrage L'interdisciplinarité. Voyages au-delà des disciplines, sous la direction de Martina Knoop, Stéphane Blanc et Mokrane Bouzeghoub, CNRS Éditions, janvier 2023, 316 p. 29 euros.
Qui n’a pas déjà eu envie d’entreprendre un « voyage au centre de la Terre » ou un périple pour aller « de la Terre à la Lune » ? Jules Verne, l’écrivain à l’imagination prolifique, ne se doutait pas que certaines des créatures inventées dans ses ouvrages de 1864 et 1865 pouvaient se rapprocher de petits organismes qui peuvent résister à des stress extrêmes. Le projet GigaTardi a permis d’explorer l’intérieur des tardigrades au moyen de plusieurs techniques, afin de révéler leurs stratégies de résistance face au stress.
Les tardigrades, Quèsaco ?
Les tardigrades sont considérés comme les organismes possédant les capacités de résistances les plus élevées sur Terre. Mesurant de 0,1 à 1,2 millimètre, ils ressemblent à de petits oursons avec quatre paires de pattes et une paire d’yeux. Les tardigrades possèdent des muscles, des neurones, un intestin et également un microbiomeFermerEnsemble de micro-organismes vivant à la surface et à l’intérieur du corps, qui commence seulement à être étudié. Leur présence sur la planète est attestée depuis près de 500 millions d’années, ce qui en fait des organismes ayant survécu à cinq extinctions majeures d’organismes vivants. Près de 1 338 espèces de tardigrades sont connues aujourd’hui, lesquelles peuvent peupler tous les milieux de la planète depuis les fonds océaniques (-4 690 m) jusqu’aux plus hauts sommets terrestres (+6 000 m). Près de nous, on peut facilement trouver des tardigrades cachés dans les mousses, sur les arbres ou les pierres.
Au début de leur histoire, tous les tardigrades étaient marins. Les espèces terrestres d’aujourd’hui en ont conservé une mémoire, qui se traduit par une fine pellicule d’eau permanente sur leur corps. Elle leur indique s’ils peuvent poursuivre ou non leurs activités sans risques, telles que la recherche d’alimentation ou la reproduction.
Ainsi, en période de sécheresse, la déshydratation conduit le tardigrade à perdre la quasi-totalité de l’eau qui le compose (95 %) et près de 40 % de son volume initial. Sous cette forme rabougrie, le tardigrade s’installe en cryptobiose, une forme de vie très ralentie au cours de laquelle aucune activité biologique n’est détectable. Ce cryptobiote, sorte de vaisseau atemporel, permet au tardigrade de patienter jusqu’à ce que l’eau réapparaisse. Il lui permet également de voyager dans l’espace, en étant transporté par d’autres animaux (dans les plumes des oiseaux migrateurs par exemple) et de coloniser ainsi de nouveaux territoires ou des espaces vierges, comme un jeune volcan tout juste émergé de l’océan.
Les propriétés de la cryptobiose
Les tardigrades auraient sûrement inspiré Jules Verne s’il avait eu connaissance des exceptionnelles capacités de leurs cryptobiotes. En effet, sous cette forme, certaines espèces ont survécu à la température de l’hélium liquide, -272 °C (plus froid que la surface de Neptune qui est de -218 °C) ou encore à une chaleur de +151 °C (proche de la température de surface de Mercure, +169 °C). Les irradiations provenant de diverses sources semblent également peu les affecter. Ils sont ainsi capables de résister à des doses de rayons X de 5 700 grayFermerunité internationale de la dose de rayonnement absorbée, nommée ainsi en l’honneur du physicien britannique Louis Harold Gray (1905-1965). (Gy) et à des doses de rayons gamma de 5 000 Gy, alors que les doses mortelles pour les êtres humains sont respectivement de 8 Gy et de 4 Gy.
Ces organismes sont également capables de résister à des pressions phénoménales. Sachant qu’au niveau de la mer, la pression est de 1 atmosphère, rappelons qu’un diamant se forme sous une pression entre 39 477 et 59 215 atmosphères (soit 4 et 6 gigapascal - GPa). Or, les tardigrades cryptobiotiques peuvent résister (sans dommages) à des pressions allant jusqu’à 7,5 GPa, alors que des bactéries ultrarésistantes telles que Deinococcus radiodurans, explosent à une pression supérieure à 0,6 GPa. Cette résistance attestée des tardigrades à une pression de 74 019 atmosphères correspond à un voyage à près de 180 km de profondeur dans le manteau terrestre !
Par ailleurs, les cryptobiotes de tardigrades détiennent aussi le record de voyages dans l’espace. En 2007, ils ont effectué un séjour de 10 jours en orbite basse (270 km d’altitude) autour de la Terre. Après avoir été exposés au vide spatial, aux rayonnements cosmiques et ultraviolets, ils ont repris leurs activités et commencé à générer des descendants dès leur retour de mission. Les tardigrades ont également participé, en avril 2019, à un périple « de la Terre à la Lune » dans la sonde spatiale Beresheet qui a terminé sa course en s’écrasant sur la Lune.
Plusieurs questions découlent de ces premières observations concernant les capacités de résistance des tardigrades. Comment un organisme terrestre a-t-il pu se doter, au cours de son évolution, de capacités extrêmes de résistances à des environnements hostiles qui ne lui sont pas accessibles, tels que l’espace ou la profondeur terrestre ? Quels sont les mécanismes qui permettent à ces organismes possédant des neurones, des muscles, un tube digestif et un microbiome de ne pas être totalement pulvérisés lorsqu’ils sont exposés à des pressions extrêmes ?
Lorsqu’un être vivant est soumis à des rayonnements, des mutations peuvent apparaître sur sa molécule d’ADN. Or, des recherches récentes ont permis d’identifier chez le tardigrade Ramazzottius varieornatus la présence d’une protéine inconnue, la Dsup (pour Damage suppressor), qui serait capable de créer une gaine protectrice autour des chromosomes. Des expériences d’expression de cette protéine Dsup de tardigrades dans des cellules humaines ou végétales ont permis d’augmenter leur résistance vis-à-vis de dommages causés par des rayonnements. Cependant, les protéines peuvent, elles aussi, accumuler des dommages moléculaires en réponse à des rayonnements. Pour les quantifier, les scientifiques observent l’accumulation de signatures telles que les carbonylations (accumulations de monoxyde de carbone sur les protéines lors d’un stress oxydant).
À l’Institut des biomolécules Max Mousseron1 (IBMM) de Montpellier, les chercheurs ont montré que les protéines de cryptobiotes de l’espèce Hypsibius exemplaris accumulaient des carbonylations en présence de rayonnement UV-C (cette catégorie d’UV est bloquée par la couche d’ozone) de haute énergie (60 kJ.m-2). Ils ont également découvert que ces carbonylations apparaissaient spontanément au cours du temps (quelques semaines) dans le cryptobiote et cela, en l’absence d’exposition à des rayonnements. Le mécanisme utilisé par le tardigrade pour éliminer ses protéines endommagées à son réveil n’est pas encore connu et est donc encore à l’étude.
Les modifications internes du tardigrade
Jusqu’à aujourd’hui, les scientifiques étaient capables de décrire les exceptionnelles capacités de résistance des cryptobiotes mais aucune étude exhaustive n’avait encore été réalisée sur les modifications internes des tardigrades. Les équipes de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier2 (Isem) ont donc travaillé en collaboration avec celles de l’IBMM afin de dresser un inventaire exhaustif de la modification des structures internes cellulaire et subcellulaire (noyau, mitochondrie, etc.) du tardigrade lors de sa transformation en cryptobiote, par l’utilisation de la technique de microscopie électronique à transmission qui donne accès à des images de l’intérieur de toutes les cellules qui composent l’animal.
Les observations sur l’espèce Hypsibius exemplaris ont permis de révéler l’existence d’une structure inédite chez les cryptobiotes. Enveloppant toutes les cellules de l’animal, cette structure intercellulaire d’une épaisseur moyenne de 110 nm (un nanomètre équivaut à un milliardième de mètre) est synthétisée durant la phase d’entrée des tardigrades en cryptobiose. Elle ne disparaît qu’au bout de 24 heures après la réhydratation des animaux et la reprise de leur activité. La synthèse de cette néostructure est associée à d’importantes zones de réticulum endoplasmique rugueux (siège cellulaire de la synthèse de protéines).
D’autres modifications ont également été notées lors de la formation des cryptobiotes, comme la réduction de la taille des mitochondries (organites intracellulaires qui fabriquent de l’énergie pour la cellule) de 15 %, ainsi qu’une réduction de la taille des crêtes mitochondriales.
À l’inverse, les structures des noyaux des cellules, des cellules en brosse du tube digestif ou les cellules musculaires demeurent inchangées. Enfin, en plus du développement de la néostructure qui pourrait être à l’origine de la résistance des cryptobiotes aux hautes pressions, les observations menées à Montpellier ont montré une miniaturisation des tardigrades lorsqu’ils passent de l’état actif à l’état cryptobiotique. Les scientifiques de l’IBMM ont ensuite tenté d’observer si ces hautes pressions pouvaient occasionner des dégâts détectables à l’intérieur des tardigrades en utilisant un microscope électronique à transmission. Pour cela, des groupes de tardigrades ont été déshydratés puis envoyés à l’Institute for Planetary Materials d’Okayama (Japon), où ils ont été placés dans une presse multi-enclumesFermerCapable de délivrer jusqu’à 260 000 fois la pression atmosphérique (26 GPa), cet appareil volumineux peut reproduire les conditions physiques existant dans le manteau terrestre jusqu’à 700 km de profondeur ou simuler l’intérieur d’autres planètes. qui reproduit les pressions existant dans les profondeurs du manteau terrestre. Après une exposition de près de 2 heures à une pression de 54 280 atmosphères (soit 5,5 GPa), les tardigrades ont ensuite été renvoyés à Montpellier où ils ont été observés au microscope électronique à transmission. Verdict : aucune modification des structures cellulaires internes n’a pu être détectée.
Des modifications différentes entre les espèces
Parmi les quelques espèces de tardigrades susceptibles d’être élevées en laboratoire, l’espèce Ramazzottius varieornatus (celle envoyée autour de la Terre durant dix jours) présente la résistance aux stress la plus élevée. Afin de déterminer si d’autres espèces de tardigrades que Hypsibius exemplaris utilisent des néomatériaux lors de l’entrée en cryptobiose, les équipes de Montpellier ont donc soumis des cryptobiotes de Ramazzottius varieornatus à une analyse haute résolution au moyen de la microscopie électronique à transmission.
Ces cryptobiotes présentent une miniaturisation de leur taille de seulement 32 %, ce qui est moindre que la réduction de taille observée précédemment pour l’espèce Hypsibus exemplaris et qui était de 40 %. Toutefois, les chercheurs ont observé que les structures subcellulaires, telles que les mitochondries, étaient globalement inchangées par rapport aux individus actifs et hydratés. De la même façon, d’autres structures, telles que les muscles et le tube digestif, se sont avérées comparables aux animaux hydratés actifs.
Enfin, pour cette deuxième espèce étudiée, les observations ont montré l’inexistence de la néostructure intercellulaire spécifique de la cryptobiose observée chez la première espèce. Ce résultat est intrigant, car des deux espèces étudiées ici, Ramazzottius varieornatus possède la plus haute résistance vis-à-vis du stress. L’espèce de tardigrade la plus résistante utiliserait donc une stratégie très performante encore non caractérisée…
Les tardigrades possèdent des gènes uniques qui leur permettent de survivre là où la majorité des espèces vivantes périssent. Aujourd’hui, les chercheurs commencent seulement à découvrir les premiers mécanismes de ces résistances, qui ne sont pas communs à toutes les espèces de tardigrades. Considérant les 1 338 espèces connues, mais aussi toutes celles qu’il reste encore à identifier, un important champ de recherche reste à explorer. Ces travaux mêleront la physique, la biologie et la génétique et mobiliseront donc des équipes de recherche pluridisciplinaires. Les avancées dans le domaine de la résistance des cryptobiotes pourraient permettre d’imaginer de nouveaux matériaux protecteurs vis-à-vis des rayonnements ou des très hautes pressions. Des matériaux qui auraient été bien utiles pour la construction des machines imaginées par Jules Verne. ♦
Les auteurs
Simon Galas est généticien et biologiste, professeur à l'université de Montpellier et chercheur à l'Institut des biomolécules Max Mousseron (CNRS/Ensam/Université de Montpellier).
Myriam Richaud est docteure en biologie à l'Institut des biomolécules Max Mousseron (CNRS/Ensam/Université de Montpellier).
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Auteur
Simon Galas est professeur des universités et chercheur à l'Institut des biomolécules Max Mousseron (CNRS/Ensam/Université de Montpellier).