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Changement climatique : remettre la nature au cœur de la société
Vous êtes l’un des auteurs principaux du rapport d’évaluation mondiale de l'IPBES1 sur la biodiversité et les services écosystémiques. Vous coordonnez également le projet Pathways of transformation in the Alps (Portal)2, financé par le programme franco-allemand Make our planet great again (MOPGA), qui rassemble des initiatives basées sur la nature dans la lutte contre le changement climatique. Pensez-vous qu’il y a aujourd’hui une réelle prise de conscience face à l'urgence climatique ?
Ignacio Palomo3. Cette prise de conscience est croissante. Dans son rapport sur les risques mondiaux4 (en anglais), publié en janvier dernier, le Forum économique mondial a classé les phénomènes météorologiques extrêmes parmi les trois principaux risques. Cette prise de conscience s'est également accrue chez les personnes directement touchées par le changement climatique : l’expérience d’inondations dévastatrices ou de vagues de chaleur intense, qui sont liées au changement climatique et deviennent plus fréquentes, sensibilise les populations au problème. Les jeunes sont eux aussi devenus plus conscients. On le voit à travers des mouvements de grève scolaire tels que les Fridays for Future5 (les vendredis pour le futur). Pourtant, la société doit s'engager davantage dans ce domaine. Et ce sursaut des consciences doit s’accompagner d’un sursaut des moyens.
Le dernier rapport du GIEC6 identifie plusieurs « points de basculement » du climat – des événements qui ont une faible probabilité d’advenir mais à haut risque pour les écosystèmes et les sociétés. Qu’en est-il ?
I. P. Pour comprendre ce concept de point de basculement, il faut visualiser une chaise en équilibre instable. Une très légère inclinaison crée un déséquilibre qui va la faire chuter inexorablement. Les chercheurs ont constaté que nous nous rapprochions de tels points de basculement, notamment avec la déforestation de l’Amazonie, la fonte des calottes glaciaires du Groenland, et la disparition des récifs coralliens d'eau chaude.
Les coraux, très sensibles aux variations de température, sont l’un des exemples les plus révélateurs. Réversible lorsque la hausse de température est de courte durée, le blanchissement prolongé peut entraîner la mort du corail et de l’écosystème associé. Le réchauffement des eaux de surface a provoqué la mort de vastes récifs à travers le monde ; un tiers des récifs coralliens sont actuellement en danger. Et chaque dixième de degré supplémentaire va accroître les impacts du changement climatique sur la biodiversité. Cet exemple met en évidence que les enjeux climatiques et de biodiversité sont indissociables.
Cet exemple met en évidence que les enjeux climatiques et de biodiversité sont indissociables. Au total, un million d’espèces sont aujourd’hui menacées d'extinction par de multiples pressions d’origine anthropique, du fait notamment de la perte ou de la dégradation de leur habitat et du changement climatique.
Pour agir sur le long terme et renforcer notre résilience, vous en appelez à l’adaptation transformatrice, un concept-clé dans vos travaux. Qu’entend-on par là ?
I. P. Nous observons actuellement des impacts du changement climatique avec une augmentation moyenne de la température de 1,1 degré. Mais il est très probable que nous dépasserons le seuil de 1,5 degré. L’adaptation transformatrice est nécessaire pour faire face aux impacts forts du changement climatique. Elle implique des changements sociétaux profonds et souvent structurels pour permettre de s’adapter.
Dans un article que nous avons publié sur l'urgence climatique, nous lançons un appel à la transformation sociale liée à l'atténuation du changement climatique, qui comprend six mesures fondamentales : une élimination progressive des combustibles fossiles et autres sources de gaz à effet de serre (GES), la restauration et la protection des écosystèmes, la réduction du gaspillage alimentaire et de la consommation de viande, l'adoption de formes d'économie circulaire et la stabilisation de la population humaine. Ces six domaines sont censés rendre compte des différents aspects sur lesquels la société doit se concentrer pour avoir les meilleures chances d’affronter la crise climatique. Ils sont le fruit de décennies de recherches menées par différentes disciplines et de nombreux chercheurs qui illustrent la façon dont cette crise est liée à de multiples aspects de la société.
Le changement climatique et la perte continue de biodiversité met l'humanité face à des problèmes écologiques mais aussi sociaux et économiques. La justice sociale est également au cœur de la crise climatique pour plusieurs raisons. Premièrement, tous les pays n'ont pas la même responsabilité. Ensuite, certaines régions du monde subissent des impacts beaucoup plus intenses que d'autres. Ces éléments doivent être pris en compte lors de l'identification des solutions pour lutter contre le changement climatique.
Vous travaillez sur l'évaluation de solutions fondées sur la nature à partir de 93 initiatives mises en œuvre dans différentes régions de montagne du monde. Quels en sont les enjeux ?
I. P. Les montagnes sont très sensibles à la crise climatique. Ce sont des points chauds de biodiversité et la crise climatique les affecte plus rapidement que les autres écosystèmes. Elles se réchauffent encore plus vite que les plaines. Le recul des glaciers vient créer de nombreux défis : parmi eux, la disponibilité des ressources en eau, non seulement pour les communautés vivant en montagne mais aussi pour les grandes populations qui vivent en aval. Les solutions fondées sur la nature comprennent diverses actions à petite échelle : de nouvelles pratiques de gestion des écosystèmes, de restauration des écosystèmes dégradés, ou encore des innovations technologiques intégrant la nature. Des approches qui, par la place accordée à la nature, permettent d’augmenter la résilience des territoires face aux impacts du changement climatique.
Mais l'un des plus grands défis est de disposer de suffisamment de fonds pour concevoir et mettre en œuvre de manière adéquate ces solutions, de manière extensive et de façon à ce qu'elles soient bénéfiques pour les populations et la biodiversité. Nous avons également créé une base de données de solutions basées sur la nature pour l'adaptation au changement climatique dans les Alpes. Il existe plusieurs exemples, de l'utilisation de l'agroforesterie pour rendre les cultures plus résistantes à la sécheresse, à la restauration des forêts pour réduire l'impact des inondations, des avalanches ou des chutes de pierres. Ou encore la création d'espaces verts en milieu urbain pour atténuer les canicules.
La pandémie de Covid-19 a considérablement ralenti la consommation à l’échelle mondiale. Après ce déclin temporaire, les émissions de GES sont reparties à la hausse. Peut-on en tirer des enseignements ?
I. P. Sans parler de répétition générale, la crise sanitaire a montré que nous sommes capables de mettre en place des mesures douloureuses et des restrictions fortes, comme le confinement, pour tenter de stopper la progression de la pandémie. Je pense que nous devons prendre conscience des impacts que le changement climatique a déjà, non seulement en termes d'incendies, de canicules ou d'inondations, mais aussi sur les migrations humaines, et que ceux-ci deviendront plus fréquents à l'avenir. Et puis, nous avons besoin de plus d'ambition politique dans la fixation des objectifs de réduction des émissions et d'adaptation au changement climatique. Et la nature peut jouer un rôle important à cet égard.
Les nouvelles ne sont pourtant pas toutes mauvaises. Dans la dernière édition de sa Liste rouge des espèces menacées7, l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) fait état de la bonne voie de rétablissement de quatre espèces de thons, dont le thon rouge d’Atlantique. De notre côté, que peut-on encore faire à l'échelle individuelle ?
I. P. S’informer. C’est l'une des meilleures choses que chacun puisse faire. Je pense également que nous pouvons rester positifs grâce aux nombreuses petites batailles gagnées contre le changement climatique et la dégradation de l'environnement, à l’image de ces quotas, qui ont permis d’inverser la tendance, ou du Protocole de Montréal, adopté en 1987, et qui, interdisant des substances chimiques destructrices de la couche d’ozone, lui a permis de se reconstituer, ou l'Accord de Paris sur le changement climatique. Nous pouvons réaliser des choses positives lorsque la volonté est là. ♦
- 1. https://ipbes.net/sites/default/files/2020-02/ipbes_global_assessment_re...
- 2. https://portal.osug.fr//
- 3. Chercheur au Laboratoire d'écologie alpine (Leca - CNRS/Université Savoie Mont Blanc/Université Grenoble Alpes).
- 4. www.weforum.org/reports/the-global-risks-report-2021
- 5. https://fridaysforfuture.org/
- 6. https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg1/
- 7. https://uicn.fr/liste-rouge-mondiale/
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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