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Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ?
Un avenir radieux est promis au vélo dans les villes qui se déconfinent dans l’inquiétude d’un rebond de l’épidémie. Distance sociale, plein air, usage individuel mi-loisir mi-utilitaire, il semble paré de toutes les vertus. Déjà vanté dans l’aménagement des villes et les bonnes pratiques du développement durable, il devient à présent un nouvel acteur de la lutte contre le Covid-19. Ainsi, après une opération similaire durant les grèves de cet hiver, l’État subventionne-t-il son achat en ce printemps létal où la peur de la contamination court les rues.
Certains proposent l’idée que ce nouveau coronavirus pourrait agir comme un « opérateur » ou « actant »1 désorganisant et réorganisant le monde dans tous les aspects de la vie sociale. Mais dans nos sociétés, qui peut réellement faire du vélo ? Quels sont les freins à sa pratique ? Ne devrait-il pas aussi être interrogé comme un « opérateur hiérarchique » de genre ou d’âge, célébrant de façon invisible les pratiques des classes dominantes habitant le centre-ville ?
Quelques observations générales pour commencer. Les fans du Tour de France ont tellement peu regardé le tour féminin qu’il a fini par disparaître, faute de sponsors, à la fin des années 2010. Les championnes de cyclisme sur piste, VTT, cyclocross, vélo de descente se comptent sur les doigts de la main et se partagent des primes squelettiques.
La transformation du vélo en BMX par les cultures urbaines n’échappe pas à la règle : les garçons raflent la mise en montrant leur courage et leur agilité sur des streetparks qui leur sont consacrés. Tandis qu’une thèse récente de David Sayagh2 montre un niveau faible de la pratique du vélo chez les jeunes filles des quartiers classés « politique de la ville ». Et le « sexe » du vélo, c’est aussi la virilité de la chute, du risque, de la performance. Une passion que les hommes payent au prix fort : ils représentent 83 % des morts au Canada (2019), 72 % en Belgique (2017) et 86 % en France3, notamment chez les livreurs à vélo, un nouveau et dangereux métier « d’homme »...
58 heures d’observation, 1604 réponses à un questionnaire, 14 heures d'entretiens
Pour étudier précisément cet apparent clivage entre femmes et hommes, nous avons réalisé une enquête sur le genre et les nouvelles pratiques de la ville durable4 dont les résultats ont été remis en 2018 à leur commanditaire, Bordeaux Métropole. Nous y avons observé et quantifié les pratiques sur le terrain, mais aussi interrogé les personnes sur leurs propres représentations et ce qu’elles disent de leurs pratiques.
Nous avons ainsi réalisé 38 heures d’observation de terrain et 20 heures de vidéos concernant 4076 personnes, sur 5 places et 17 rues, à des jours et heures différentes sur Bordeaux5 et deux communes périphériques de la métropole. Le but étant de compter femmes et hommes, accessoires, bagages, vêtements, pratiques sur des espaces échantillonnés. Nous avons aussi recueilli 1604 réponses à un questionnaire de 42 questions (sur les empêchements à la pratique du vélo, de la marche à pied et du covoiturage) mis en ligne sur le site de la métropole. Dans cet échantillon-ci, 60 % des personnes ayant répondu sont des femmes, les 18/25 ans et les plus de 65 ans sont sous-représentés, les cadres et professions supérieures surreprésentés.
Enfin, nous avons réalisé 14 heures d’entretiens collectif avec sept groupes de 4 à 6 femmes (recrutées selon des critères d’âge, classe sociale, lieu de résidence) animés par une sociologue selon la méthode des groupes focusFermerEnquête qualitative qui consiste à faire se rencontrer un groupe de 4 à 6 personnes afin de débattre et d'élaborer une réponse collective sur des sujets proposés par l'animateur.trice du débat.. Fondés sur l’entre-soi d’une conversation entre femmes, mais d’âges et de milieux différents, ils permettent de faire émerger les problèmes, de les énoncer et de trouver collectivement des solutions.
La naissance d’un enfant pousse souvent les femmes à raccrocher...
La pratique du vélo en ville dans Bordeaux Métropole reste plus faible chez les femmes (elles ne sont que 38 % des cyclistes), malgré une augmentation globale de trafic de 40 % entre 2013 et 2018. Les femmes utilisent le vélo en plus grand nombre en fin d’après-midi alors que les hommes sont plus nombreux aux heures correspondant aux loisirs (matin, soirées, dimanche après-midi). L’écart se creuse la nuit et par temps de pluie : 78 % des cyclistes sont alors des hommes. Le pourcentage d’hommes ne passe jamais en dessous de 56 % des cyclistes, toutes places, horaires et jours d’observations confondus.
Les femmes sont plus chargées (bagages, sacs de courses, vestes, parapluies) et mieux équipées pour le transport (porte-enfant, sacoches, paniers, remorques, vélos cargos). Selon les observateurs et observatrices postés sur les lieux de passage, elles conduisent plus prudemment (ce que confirment les statistiques) sans performance sportive. Les hommes favorisent le sac à dos. Ils sont deux fois plus nombreux à ne rien transporter et trois fois moins nombreux à avoir des sacoches ou un porte-bébé. L’enquête enregistre un décrochage de la pratique cycliste chez les femmes à chaque naissance d’un nouvel enfant, non compensée par une reprise chez les femmes plus âgées.
Peur de l’accident et sentiment d'insécurité la nuit
Les avantages du vélo sont pour elles la gestion de leur temps et de leur corps (pas de promiscuité, dans les transports en commun notamment), la pratique d’une activité physique, des économies et une attitude responsable face aux questions d’environnement. Les inconvénients : elles sont toujours plus chargées que les hommes, accompagnent leurs enfants à l’école et aux activités, ont davantage peur de la chute et de l’accident, se sentent en insécurité la nuit.
Pour toutes ces raisons elles préconisent des pistes cyclables en site propre et éclairées, des arceaux et des garages à vélo au domicile, à l’école et au travail, de la signalétique, des aides financières pour les vélos électriques. Elles souhaitent que les enfants apprennent à faire du vélo en ville et des ateliers de remise en selle pour celles qui en ont perdu l’habitude.
Lutter contre les incivilités et les agressions, en particulier venant des hommes et la nuit, fait partie des actions qui leur paraissent nécessaires si l’on veut rattraper le niveau des pratiques masculines. Dans les entretiens collectifs, les femmes expliquent en effet ressentir globalement un sentiment d’insécurité et donnent de nombreux détails sur des incident advenus alors qu’elles étaient à vélo. Et de leur point de vue, il n’y a pas de différences sur ce sentiment d’insécurité à pied ou à vélo, contrairement à certaines idées reçues.
D’autres éléments sont évoqués de façon récurrente dans les entretiens : la question de la présentation de soi au travail lorsque jupes, tailleurs, talons, coiffure, maquillage font implicitement partie d’une « tenue professionnelle », peu compatibles avec la pratique du vélo faute de vestiaires et équipements adaptés. Certaines femmes (de tous âges) évoquent aussi leur manque d’aisance et leur crainte de tomber ou de se faire renverser ; d’autres l’embarras que représenterait une « panne », déraillement, crevaison… L’observation des tenues vestimentaires en été montre une disparition très nette des bras et jambes nues le soir chez les femmes, ce qui n’est pas le cas pour la population masculine.
Pistes sécurisées et éclairage demandés...
Nos groupes focus relatent abondamment les obstacles d’ordre relationnel avec les hommes (automobilistes, piétons comme cyclistes) : réflexions, moqueries, sifflets, comportements sexistes ou misogynes, non spécifiques à l’usage du vélo. Les femmes, en particulier jeunes mères de familles, originaires des quartiers classés politique de la ville, mais aussi lorsqu’elles sont plus âgées, ne bénéficient pas globalement du même accès à la pratique du vélo que les hommes.
On note cependant que les critères d’âge et de classes sociales chez les femmes jouent en faveur des plus jeunes et appartenant aux classes moyennes et supérieures. Pourtant, le vélo est aujourd’hui prôné par bon nombre de collectivités françaises, il jouit d’une réputation exemplaire et semble aujourd’hui « la solution » pour décongestionner les transports en commun, encore plus anxiogènes en ces temps d’épidémie.
Raison de plus pour étudier toutes les solutions pour que le plus grand nombre y accède, y compris les personnes âgées, handicapées, en surpoids. Les pistes sécurisées en site propre, le vélo électrique, les garages à vélo, l’éclairage permettent la montée en charge d’une pratique de mobilité très populaire qui ne doit pas être réservée aux individus jeunes et en bonne santé dans une ville « faite par et pour les hommes ». ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. Michel Lussault, L'homme spatial. La construction sociale de l'espace humain, Seuil, 2007.
- 2. Pourquoi les adolescentes ont elles moins de possibilités réelles de faire du vélo que les adolescents ? Thèse de doctorat sd de Francis Papon et Vincent Kaufmann, Université Paris Est, mars 2018.
- 3. Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR), 2001, dernière statistique disponible.
- 4. Université Bordeaux Montaigne, UMR Passages, 2018.
- 5. L’enquête est revenue sur les lieux choisis lors de l’enquête de Ulrich (2013, Université Bordeaux Montaigne), afin d’établir une comparaison dans le temps.