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«Les salaires moindres des femmes? C'est l’arbre qui cache la forêt!»

«Les salaires moindres des femmes? C'est l’arbre qui cache la forêt!»

28.04.2016, par
Discriminations, genre, salaire
La discrimination à l’égard des femmes sur le marché du travail s’opère dès le processus d’embauche. David Masclet explique ce résultat obtenu en économie expérimentale et revient sur le cercle vicieux du sexisme mis en place dès l’éducation.

Vos recherches concernent une discipline assez récente, l’économie expérimentaleFermerMéthode de recherche permettant de tester les modèles économiques classiques, en laboratoire, avec des participants. Le but est d’observer si la prédiction des modèles est vraie ou non, dès lors qu’on ne peut pas le montrer avec les outils classiques à disposition des économistes comme par exemple les données d’enquêtes., qui permet de tester les réactions de participants lors de jeux de simulation. L’idée est de mettre à l’épreuve les modèles économiques théoriques avec ce qu’on observe en situation « réelle ». Qu’apporte cette nouvelle facette de l’économie au sujet de la discrimination à l’égard des femmes sur le marché du travail ?
David Masclet1: D’abord, elle nous a permis d’observer qu’il y existe bien un comportement de discrimination à l’égard les femmes lors du processus d’embauche2. L’autre intérêt est de nous permettre d’étudier l’origine de cette discrimination  pour laquelle deux grandes théories s’affrontent généralement. Soit on évoque un favoritisme « intra-groupe »FermerConduite qui consiste à favoriser les membres de son groupe d’appartenance au détriment des membres qui n’y appartiennent pas. Il pousse par exemple un homme à préférer recruter un autre homme. Cette discrimination par goût existerait dès le plus jeune âge selon des expériences menées chez des enfants qu’on avait repartit en deux groupes, par exemple les « rouges » et les « bleus »., qui pousse l’employeur à embaucher quelqu’un qui lui « ressemble ». Soit la discrimination est due au fait que, manquant d’informations fiables sur l’efficacité des candidats, les employeurs sont réduits à interpréter des signaux, le principal d’entre eux étant le niveau d’étude. Problème : les employeurs cherchent souvent à interpréter d’autres paramètres, dont les individus ne sont en rien responsables, comme l’âge, le sexe, la couleur de peau, etc. Et ces interprétations sont influencées par des stéréotypes, comme par exemple celui d’une prétendue efficacité moindre chez les femmes. Or déterminer si c’est cette seconde théorie, dite discrimination statistique, ou la précédente, dite discrimination intra-groupe, qui est à l’œuvre est impossible lorsqu’on travaille avec des données classiques d’enquête, issues de statistiques sur l’emploi ou bien de sondages.
 
 
Pourquoi les données classiques d’enquêtes ne permettent-elles pas de déterminer l’origine de la discrimination ?
D.M. : Le processus d’embauche est une vraie boîte noire. Avec les statistiques, vous savez quels candidats ont été recrutés, mais pas ce qui s’est passé dans la tête des employeurs quand ils les ont choisis. Et si on le leur demande lors de sondages, il y a peu de chances qu’ils disent la vérité s’ils pratiquent effectivement une quelconque discrimination… Tandis que dans nos expériences, on peut observer en laboratoire les décisions des participants : ils doivent classer, du favori au moins apprécié, différents candidats à recruter et qui leur sont présentés via des fiches comportant le niveau d’étude, la discipline étudiée et un avatar, qui permet de deviner le genre de la personne. La discrimination se manifeste lorsque toute chose égale par ailleurs, et donc à niveau d'étude identique, un participant classe moins bien une femme qu'un homme. Bien entendu, dans le panel de 144 personnes de nos expériences, les niveaux d’études et les disciplines étaient aussi homogènes chez les 72 femmes que chez les 72 hommes.
 

Discriminations, genre, salaire
Aubervilliers, journée des droits des femmes, le 8 mars 2016. L'égalité professionnelle entre femmes et hommes, en terme de salaire notamment, est toujours un sujet de lutte.
Discriminations, genre, salaire
Aubervilliers, journée des droits des femmes, le 8 mars 2016. L'égalité professionnelle entre femmes et hommes, en terme de salaire notamment, est toujours un sujet de lutte.

Alors, quels sont vos résultats ? Pourquoi les femmes sont-elles discriminées lors de l'embauche ?
D.M. :
Dans nos expériences, la discrimination est essentiellement d’ordre statistique, c’est-à-dire due à un manque d’informations et fondée sur des préjugés. Car les « employeurs » qui discriminent les femmes lors de la première phase de l’expérience, ne le font plus lorsque nous leur fournissons, lors d’une deuxième phase, des informations sur l’efficacité au travail des candidats. La bonne nouvelle est donc que les employeurs, du moins ceux notre panel, ne sont pas misogynes !

Les femmes discriminent les femmes autant que le font les hommes.

D’ailleurs, nous avons observé que les femmes discriminent les femmes autant que le font les hommes : elles sont 43 sur les 72 du panel à l’avoir fait, et chez les hommes ils sont 40 sur 72. Cela confirme qu’il ne s’agit pas d’une préférence intra-groupe. Et cela suggère par ailleurs que les femmes sont elles-aussi imprégnées des stéréotypes négatifs sur leur propre efficacité et celle de leurs consœurs.

J’ai du mal à comprendre ce qui permet d’affirmer que les participants sont plus sincères lors de vos expériences que lors de sondages. Ils font des choix qui n’ont aucune conséquence pour eux puisque les candidats choisis ne deviennent pas réellement leurs employés, donc en quoi peut-on parler de situation « réelle » ?
D.M. : Non, leurs choix ont des conséquences ! Les participants « travaillent » réellement lors de l’expérience : une fois « recrutés », ils doivent résoudre des petits problèmes de logique, des jeux de décodage, etc. pour le compte de leur « employeur ». Et en fonction de leurs performances, bien réelles, employeurs et employés sont plus ou moins rémunérés à l’issue de l’expérience. Cela pousse les participants à révéler leur véritables choix, au lieu, pour certains, de se faire passer pour des personnes d’une éthique irréprochable. À condition de supposer bien sûr que les individus cherchent à maximiser leurs gains, ce qui paraît raisonnable dans une expérience qui se place dans le contexte du travail, de la performance et de l’entreprise.
   
Mais vu les faibles sommes en jeu (les participants ont gagné une vingtaine d’euros en moyenne), on peut quand même douter de la fiabilité du procédé pour pousser les participants à être honnêtes…
D.M. : Vous avez raison, ces études en laboratoire ont des limites et elles restent des simulations. Mais elles constituent la meilleure façon de faire à ce jour pour inciter les gens à révéler leurs préférences.

On se place dans l’une des pires situations pour observer quelque chose, et on l’observe
quand même !

D’ailleurs il y a un autre défaut dans la méthode : nos panels sont surtout composés d’étudiants. Or ce sont des personnes qui sont statistiquement plus éduqués que la moyenne des gens et moins enclines à discriminer les autres. Il est donc probable que les résultats de nos expériences sous-estiment le phénomène de discrimination à l’égard des femmes. Cela veut aussi dire que l’on se place dans l’une des pires situations pour observer quelque chose, et qu’on l’observe quand même ! C’est dire…

Mais, s’il y a discrimination à l’égard des femmes à l’embauche, comment se fait-il que leur taux de chômage en France (il est d’environ 10%) soit équivalent à celui des hommes3 ?
D.M. : Parce qu’il faut plutôt prendre en compte le taux d’emploi : pour les 15/64 ans, il est de 60,2 % pour les femmes contre 68,1% pour les hommes4. Il faut aussi se pencher sur d’autres réalités : ce sont les femmes qui occupent en majorité les emplois à temps partiel5. Or ce « choix » est bien souvent contraint, lié au poids des normes et aux différences de salaires entre femmes et hommes6 : ces deux paramètres poussent en effet les mères, et non leurs conjoints, à passer à temps partiel pour s’occuper des enfants, tout en minimisant la perte de revenu du couple. Enfin, l’éducation joue aussi un rôle dans le cercle vicieux de la discrimination sexiste. Une étude7 a par exemple montré que, sans le savoir, les professeurs favorisent plus l’esprit de compétition chez les garçons que chez les filles. Cela accentue le biais de sur-confianceFermerTendance à surestimer ses connaissances et ses capacités, et à avoir trop confiance dans son jugement. de ces derniers et prépare les futures inégalités professionnelles. Sans parler des normes de nos sociétés en général, hors scolarité, qui pèsent déjà lourd (publicité, jouets, etc.). Le choix de la filière d’étude, et notamment la moindre représentation des filles dans les filières scientifiques - réputées d’excellences - en sont certainement des conséquences directes. Les filles « intériorisent » ces discriminations dictées par nos sociétés depuis l’enfance. Il ne semble pas étonnant qu’au final ce soit aussi les femmes qui occupent en majorité les emplois les plus précaires8. On parle beaucoup des écarts de salaire entre femmes et hommes, mais c’est l’arbre qui cache la forêt ! Tout ce qui se passe en amont, dans l’éducation, l’acquisition des compétences, puis dans le processus de recrutement, est capital.

Vos résultats ont-ils des répercussions concrètes dans l’aide à la décision auprès des élus et des dirigeants ? Je pense notamment aux ABCD de l’égalitéFermerProgramme d'enseignement proposé par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, et dont l'objectif est de lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre. Enseigné de manière expérimentale à partir de 2013, il est abandonné après une violente campagne de désinformation l’accusant d’enseigner la « théorie du genre » et de vouloir supprimer la différence des sexes (http://bit.ly/1kerxH0). La « théorie du genre » n’existe pas. Il n’existe que des « études de genre ». Pour en savoir plus sur cette importante nuance, lire https://lejournal.cnrs.fr/billets/le-genre-cest-de-la-science et le dossier https://lejournal.cnrs.fr/dossiers/precieuses-etudes-de-genre qui aborde les enjeux scientifiques des études de genre, notamment pour les sciences du vivant. qui furent la cible de rumeurs d’une violence inouïe. Vos travaux avaient-ils inspiré cette démarche de lutte contre le sexisme à l’école ?
D.M. :
Tout ce que je sais, c’est que notre article de 2012 sur ces questions de discrimination femme/homme à l’embauche a été lu par des parlementaires et est cité dans un rapport d’information de l’Assemblée nationale (celui du 24 avril 2013). On ne peut pas encore parler d’une réelle aide à la décision mais nos travaux proposent au moins des bases solides pour parler de ce sujet, notamment via les média.

En amont des écarts de salaire, ce qui se joue durant l’éducation et lors des processus de recrutement est capital.

Vous savez, la médiatisation contribue parfois très vite à améliorer les choses : une étude américaine9 de 2002 avait montré qu’au basket, les joueurs noirs étaient sanctionnés par les arbitres plus souvent que les joueurs blancs. Cinq ans plus tard, ces résultats ont fait l’objet d’une importante couverture médiatique ce qui a entrainé la disparition presque totale de cette discrimination.

Photo tirée d'une vidéo des Magasins U qui proposent depuis quelques années un catalogue de jouets non sexistes. Les filles comme les garçons y jouent aussi bien avec des cuisinières et des aspirateurs qu'avec des grues de construction et des voitures.
Photo tirée d'une vidéo des Magasins U qui proposent depuis quelques années un catalogue de jouets non sexistes. Les filles comme les garçons y jouent aussi bien avec des cuisinières et des aspirateurs qu'avec des grues de construction et des voitures.

Et pour appuyer d’éventuelles politiques publiques, je suppose que connaître précisément la nature de la discrimination, comme le permet votre étude, est extrêmement  précieux…
D.M. : Absolument. Lorsqu’on connaît l’origine de la discrimination, il est plus facile de mettre en œuvre des actions ciblées dans le but d’y remédier. D’ailleurs, pour poursuivre nos travaux sur ce thème, je travaille actuellement avec un doctorant, Guillaume Beaurain, sur les politiques de quotas, en réalisant des expériences similaires à celles évoquées plus haut. La discrimination à l’embauche à l’égard des femmes, observée cette fois encore dans la première phase du « jeu », disparaît quand les participants dont le recrutement n’est pas paritaire doivent payer une amende. Nos résultats montrent aussi que les participants respectent la politique de quota même quand les pénalités à payer sont faibles.

  
Cela signifie que la pénalité à payer, en cas de non respect du quota, ne fonctionne pas comme un levier de persuasion mais plutôt comme une sorte de rappel, c’est cela ?
D.M. : Oui c’est une sorte de « rappel à l’ordre » qui pousse sans doute les participants à éviter de donner une mauvaise image d’eux-mêmes.

La politique de quotas est peut-être une béquille,
mais c’est une béquille utile.

En généralisant à l’échelle d’une entreprise, on peut imaginer que le plus important pour celle-ci n’est pas la somme à débourser mais le coût réputationnel, c’est-à-dire le risque d’être stigmatisé dans les médias. Regardez le cas de l’Oréal, entreprise qui avait peu de femmes dans son conseil d’administration jusqu’en 2009. Cela a été pointé par la presse suite aux actions d’un groupe féministe10 (N.D.L.R. : le groupe La Barbe) et depuis l'entreprise de cosmétique a rectifié le tir.

Vous avez aussi montré que les politiques de quotas ne nuisent pas aux entreprises : que cela signifie-t-il ?
D.M. : Cela veut dire que dans nos expériences, l’efficacité globale du pool d’employés recrutés n’est pas affectée par la mise en place d’une politique de quota. Là encore, on estime cette efficacité en demandant aux participants de réaliser de véritables tâches, seul ou en équipe. Et on n’observe aucun autre effet négatif généralement évoqué par les détracteurs des politiques de quotas.
 
 
Quelles sont ces habituelles critiques faites aux quotas ? Au final, ne sont-ils pas les béquilles d’un système qui demeure foncièrement inégalitaire ?
D.M. : Pour ce qui est des critiques faites à la discrimination positiveFermerFait de favoriser certains groupes de personnes victimes de discriminations systématiques (fondées sur l’âge, le sexe, l’origine ethnique ou sociale, le handicap, la religion, etc.), de façon temporaire, en vue de rétablir l'égalité des chances. Imposer un quota en est un exemple. Largement appliquée à partir des années 1960 aux Etats-Unis (en faveur des Afro-américains notamment), la discrimination positive est en France souvent accusée d’être contraire au principe d’égalité républicain., certains travaux américains avancent par exemple que cela conduit à évincer certains individus compétents, au détriment des performances de l’entreprise : c’est la reverse discrimination. On en a effectivement observé dans notre étude mais elle ne contrebalance pas les effets positifs des quotas. Une autre critique est que les personnes peuvent avoir le sentiment d’avoir été recrutées pour de mauvaises raison (pour le quota et non pour leurs compétences) et que, de ce fait, elles s’impliquent moins dans l’entreprise, d’où une potentielle baisse de la productivité. Mais dans notre étude, les femmes recrutées grâce à la discrimination positive ont au contraire eu tendance à en « faire encore plus », peut être pour justifier leur place et montrer à l’employeur que leur embauche est légitime. La politique de quotas est peut-être une béquille, mais c’est une béquille utile. C’est par exemple grâce à elle qu’il y a maintenant en France plus de femmes en politique. De même, la loi du 27 janvier 2011, selon laquelle la proportion de personnes de chaque sexe ne pourra être inférieure à 40 % d'ici à 2017 dans les conseils d'administration des entreprises moyennes ou grandes, est une bonne chose. Il existe toujours un plafond de verre, c’est vrai. Mais il me semble que les politiques publiques vont dans le bon sens.
 

Notes
  • 1. Chercheur au Centre de Recherche en Economie et Management (unité CNRS/Université Caen Normandie/Université Rennes 1). Il a obtenu la médaille de bronze du CNRS en 2012.
  • 2. Des travaux en économie expérimentale avaient déjà mis en évidence une discrimination à l’embauche à l’égard des femmes et des personnes de couleur : David L. Dickinson & Ronald L. Oaxaca (2009) et Marco Castillo & Ragan Petrie (2010), aux Etats-Unis ; Magnus Rödin & Gülay Özcan (2011) en Suède.
  • 3. Voir : http://www.inegalites.fr/spip.php?article1122.
  • 4. Voir : http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1969.
  • 5. Selon le Centre d’observation de la société, 30 % des femmes occupent un temps partiel, contre 6,7 % des hommes : http://www.observationsociete.fr/le-temps-partiel-naugmente-plus.
  • 6. L’écart de salaire femmes/hommes est d’environ 20 points. Même si l’on ramène les chiffres à des « équivalent temps plein » (pour tenir compte du fort taux de temps partiel chez les femmes) et à « métier équivalent », un écart inexpliqué d’environ 10 points persiste et relèverait d’une discrimination « pure » selon http://www.inegalites.fr/spip.php?article972. À lire aussi : http://bit.ly/1NRcEMF (Le Monde.fr du 22.09.2015).
  • 7. Duru-Bellat et Mingat, 1993.
  • 8. http://bit.ly/1cxy79Y (Le Monde.fr du 29.01.2014).
  • 9. Price et Wolfers, 2002.
  • 10. Le 16 avril 2009, des militantes de La Barbe pointent la présence de seulement 3 femmes sur les 14 membres du conseil d'administration du groupe L’Oréal.
Aller plus loin

Auteur

Charline Zeitoun

Journaliste scientifique, autrice jeunesse et directrice de collection (une vingtaine de livres publiés chez Fleurus, Mango et Millepages).

Formation initiale : DEA de mécanique des fluides + diplômes en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.
Plus récemment : des masterclass et des stages en écriture de scénario.
 

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