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Féminicide : nommer le crime pour pouvoir le combattre
Chaque année commence un nouveau décompte. Celui, macabre, du nombre de féminicides perpétrés dans un pays. En France en 2021, 122 femmes ont ainsi perdu la vie1. Pour nommer l’innommable, le terme « féminicide » est aujourd’hui majoritairement employé dans notre société. Comment s’est-il imposé à nous ? Pour y répondre, l’historienne Christelle Taraud2, qui a dirigé l’ouvrage Féminicides. Une histoire mondiale, retrace sa généalogie : « Il faut revenir aux années 1970, quand un peu partout, dans le monde occidental, naissent des mouvements de libération de femmes. Dans ce contexte, la chercheuse états-unienne d’origine sud-africaine Diana H. Russell explique que les meurtres de femmes parce qu’elles sont des femmes, en particulier par des partenaires intimes, n’existent pas d’un point de vue criminologique – ils sont associés à une catégorie plus large, celle des homicides. Elle déclare cependant que quand un crime n’est pas nommé, il n’existe pas. Il faut donc forger un concept qui exprime le crime sexo-spécifique. Elle invente alors le terme ‘‘fémicide’’. » Une première phase majeure.
Fémicide et féminicide
« Une nouvelle étape est franchie au début des années 1990, lorsqu’on déterre des centaines de corps de femmes assassinées dans la ville mexicaine de Ciudad Juárez – située à la frontière des États-Unis », poursuit l’historienne. Ces femmes ont fait l’objet de violences et de mutilations sexuelles, d’actes de barbarie tels que des brulures à l’acide, des démembrements pré ou post mortem… Face à ce désastre, des féministes et des chercheuses latino-américaines se réunissent et Marcela Lagarde y de los Ríos, intellectuelle et femme politique mexicaine, forge un nouveau concept pour dire la spécificité de ce qui est en train de se passer au Mexique : le féminicide. « C’est une extension du fémicide. Ici il ne s’agit plus du meurtre d’une femme en tant qu’individu, mais d’un crime de masse, d’un crime d’État, explique Christelle Taraud. Il s’agit de tuer les femmes en tant qu’identité, en tant que monde, en tant que peuple. »
Les concepts de fémicide et de féminicide coexistent alors pendant plusieurs années sur le continent américain. Mais quand ils se diffusent en Europe, particulièrement après le mouvement #MeToo, les choses se corsent…
« En fonction des pays, on n’utilise pas le même terme, précise la chercheuse. En Norvège par exemple, on parle uniquement de “fémicide”. En France, a contrario, on n’emploie que le concept de “féminicide” mais dans une version très réductionniste : on prend le féminicide pour le fémicide. C’est problématique car cela se passe sans compréhension réelle de la généalogie de ces mots et des contextes dans lesquels ils sont nés. De plus, le concept de féminicide a été forgé pour parler d’un crime de masse et d’un crime d’État, et cela disparaît totalement dans la réinterprétation que nous faisons du terme... ».
Si la société française fait consensus autour de ce terme, ce que la chercheuse salue malgré tout, la réalité est plus complexe et porteuse de débats entre spécialistes.
Un système d’écrasement du féminin : le continuum féminicidaire
Selon Christelle Taraud, les termes « fémicide » et « féminicide » ne sont cependant pas complètement adaptés pour décrire la réalité : « Il faut comprendre que les violences faites aux femmes font partie d’un continuum. Il s’agit d’un système d’écrasement, de contrôle et de domination des femmes qui conduit finalement au fémicide et au féminicide. Dans la société, le meurtre physique est préparé par toute une série de discours, de dispositifs et d’institutions… ».
C’est pourquoi le continuum féminicidaire articule, de la naissance à la mort, toutes les violences faites aux femmes, prenant des formes plus ou moins subtiles et variant selon les sociétés. On peut citer entre autres les traitements différenciés dans les langues – « le masculin l’emporte sur le féminin » –, dans l’éducation, dans les systèmes politiques et religieux, les discriminations économiques, l’humour sexiste, le harcèlement sexuel dans les espaces publics, les insultes, les coups, les mutilations corporelles et sexuelles, les mariages précoces ou forcés, les maternités obligatoires, les avortements et stérilisations forcées, les fœticides et infanticides au féminin, la contrainte à l’hétérosexualité et la lesbophobie, l’esclavage sexuel, les abus et crimes sexuels, les viols, les assassinats… En s’inspirant des concepts de « continuum de violences sexuelles » et de « continuum de violences de genre » forgés par la sociologue britannique Liz Kelly à la fin des années 1980, Christelle Taraud propose donc le terme de « continuum féminicidaire » pour décrire cette réalité.
« Ce continuum a pour but d’assurer sur le très long terme le maintien des systèmes patriarcaux, qui reposent sur un système binaire : la supériorité des uns, l’infériorité des autres. Ils se sont installés très tôt mais n’ont pas toujours eu le même visage », explique-t-elle. La domination masculine apparaît dès le Néolithique, lors de la sédentarisation des groupes et la domestication de l’ensemble du vivant. Selon l’anthropologue argentine Rita Laura Segato, on observe d’abord des systèmes patriarcaux de basse intensité qui reposent sur une matrice duale, où le féminin et le masculin sont complémentaires – bien que ce dernier ait des privilèges.
« Puis vont se constituer des patriarcats de haute intensité, à tendance hégémonique, explique Christelle Taraud. Ils sont fondés sur une matrice binaire et délégitiment tout ce qui est associé au féminin. Ce phénomène émerge essentiellement dans le monde occidental, à partir de la constitution de l’Empire romain, et ne cesse de s’accroître. Plus on approche de la modernité, plus ces systèmes patriarcaux se radicalisent... » À partir du XVe siècle en Europe, cette haine des femmes se traduit par des épisodes de violence individuelle, mais aussi collective. Elle évoque le cas des chasses aux « sorcières », dont le but était d’éradiquer une partie importante de la population féminine européenne, et de soumettre le reste des femmes.
Comment la justice française nomme-t-elle ces violences ?
En France, les termes désignant les violences de genre, telles que le « féminicide », n’apparaissent pas dans le Code pénal. « Ils permettent d’identifier socialement un fait, mais n’ont pas de valeur juridique », explique Victoria Vanneau3, historienne du droit. Selon elle, cette absence n’empêche pas pour autant la justice de sanctionner les violences faites aux femmes. Victoria Vanneau explique même que l’institution judiciaire s’est emparée de ces questions dès le XIXe siècle – même si elles n’étaient pas nommées comme telles.
« Quand j’ai dépouillé les archives judiciaires pour le XIXe siècle, je n’ai pas trouvé de ‘‘violences conjugales’’. En revanche, j’ai trouvé des meurtres, des assassinats, des coups et blessures. J’ai en fait été confrontée à toute la taxinomie des infractions pénales, qui étaient reconnues et appliquées à l’égard d’un mari qui avait tué ou frappé sa femme, et vice versa, explique-t-elle. Au moment de la codification du Code pénal, en 1800-1801, les rédacteurs débattent à propos de l’introduction de la formule du “conjuguicide’’ comme circonstance aggravante. »
Elle ne sera finalement pas retenue, mais la chercheuse relève pourtant une évolution dans la prise en compte de ces violences au fil des ans, attestant d’une prise de conscience de la justice. « Les magistrats ont observé avec de plus en plus d’attention les violences pour pouvoir les qualifier. Ils ont su interpréter et adapter la loi en fonction des faits. Ils ont repéré des habitus, des continuités dans les violences. »
Victoria Vanneau rappelle aussi qu’au XIXe siècle, le jury était masculin, bourgeois, et peu enclin à ce que la justice se mêle de la vie des couples… « Dans ce contexte, il n’était pas évident d’arriver à faire condamner en majorité les maris qui avaient commis des exactions sur leur femme. Alors, les magistrats ont souvent pratiqué ce qu’on appelle la “correctionnalisation”. En diminuant les intentions, ils sont parvenus à faire condamner des coupables qui auraient sans doute été acquittés dans le cas d’une qualification de meurtre. »
Porté par plusieurs militantes féministes, le projet d’introduction du terme « féminicide » dans la loi fait l’objet de nombreux débats depuis plusieurs années. Victoria Vanneau n’y est pas favorable : « Le Code pénal est très bien fait, il prévoit toutes ces circonstances aggravantes. Faire entrer le féminicide dans le Code pénal serait contreproductif. Juridiquement, c’est inemployable. Il n’y a pas d’unification sur le sens même de ce que “féminicide” veut dire... Faire entrer cette terminologie-là risquerait d’entraîner des interprétations sans fin et aboutirait à des disparités en fonction du lieu et du temps. »
À rebours, Christelle Taraud voit la reconnaissance du féminicide par la loi comme une évidence : « Certes, on peut traiter le féminicide comme un homicide. Mais il faut reconnaître sa spécificité. Si la justice ne reconnaît pas le féminicide comme tel, cela veut dire, d’une certaine manière, qu’elle euphémise le crime. Cela envoie un signe sociétal très mauvais. Je ne comprends pas qu’on ait encore ce débat alors que nombre d’États ont déjà légiféré en ce sens sans que cela ne leur pose de problème particulier. En Amérique latine par exemple, dix-huit États, notamment le Brésil, le Costa Rica, le Chili, le Guatemala, le Mexique et la Colombie ont intégré dans la loi le féminicide4. Malgré ces désaccords, je pense qu’on y arrivera en France, c’est le sens de l’histoire », conclut-elle.
Après une éternité de violences, quelle issue ?
Outre la mise en place de systèmes répressifs, quelles solutions existe-t-il pour mettre fin à ces violences ? « La première, c’est le savoir, répond Christelle Taraud. Ce qui est présenté comme un savoir objectif ne l’est pas du tout : il n’y a ni neutralité ni objectivité dans la manière dont l’histoire humaine a été racontée. Il faut donc prendre conscience que nous nous trouvons devant un véritable désastre planétaire. » Elle rappelle en effet que le phénomène ne s’arrête pas aux centaines de féminicides par partenaire intime comptabilisés dans les pays européens : pensons par exemple aux 200 millions de femmes mutilées sexuellement dans le monde, ou encore aux 200 millions de femmes qui ne sont pas nées ou sont mortes à la naissance sur le continent asiatique depuis les années 1950, ayant subi des fœticides de masse en Inde ou encore des politiques d’infanticide de filles en Chine…
Les deux chercheuses appellent à un véritable changement de paradigme. Christelle Taraud dénonce la violence sur laquelle sont basés les systèmes patriarcaux. « Il faut révolutionner notre rapport aux régimes de pouvoir, aux régimes de force. Une société véritablement humaine est une société non-violente », précise-t-elle. Victoria Vanneau complète : « Quand on regarde la constitution de notre société, les valeurs prônées par les gouvernements, les valeurs même sportives qui sont des valeurs de performance… Tout ça, ce sont des valeurs masculines. C’est tout un système qu’il faut changer. » Les deux spécialistes mettent aussi l’accent sur la prévention et l’éducation : « Quand on apprend la haine des uns et des autres dès la petite enfance, quelle que soit la forme que cela prend, on a de fortes chances de reproduire cela plus tard… », développe Christelle Taraud. « Il y a des formes d’éducation des rapports femmes-hommes qui sont à travailler dans tous les niveaux sociaux des classes populaires aux plus aisées », ajoute Victoria Vanneau.
La sororité renforcée, décrite par Rita Laura Segato et Aminata Traoré dans l’ouvrage dirigé par Christelle Taraud, serait aussi un riche outil. Il s’agit de travailler non plus à partir de structures hiérarchiques incarnées par des individus, mais plutôt dans des structures horizontales, collégiales, pouvant constituer des réseaux – locaux, régionaux, continentaux, et pourquoi pas planétaires. ♦
À lire
Féminicides. Une histoire mondiale, Christelle Taraud (dir.), La Découverte, 2022, 928 p., 39 euros.
La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales XIXe – XXIe siècle, Victoria Vanneau, Anamosa, 2016, 376 p., 23 euros.
À lire sur notre site
Quatre dates méconnues de l’histoire des femmes en Europe (extraits de l'ouvrage Chroniques de l'Europe)
L’union des femmes ferait leur force (extraits de l'ouvrage « La condition des femmes de 1789 à nos jours »)
De la domination sexuelle dans les empires coloniaux
Qui a peur du « genre » ?
- 1. https://www.vie-publique.fr/en-bref/286154-augmentation-des-feminicides-...
- 2. Historienne, spécialiste des questions de genre et de sexualités dans les espaces coloniaux, Christelle Taraud enseigne dans les programmes parisiens de Columbia University et de New York University. Elle est également membre associée du Centre d’histoire du XIXe siècle (universités Paris I Panthéon-Sorbonne et Sorbonne Université).
- 3. Docteure en droit et ingénieure de recherche au CNRS, à l’Institut des sciences sociale et du politique (CNRS/ENS Paris-Saclay/Université Paris Nanterre), Victoria Vanneau a enseigné l’histoire des institutions dans les universités de Paris-II, Rennes-2 et Angers. Elle est membre l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice.
- 4. Le féminicide, parlons-en ! #LeFeminicideDansLaLoi — ONU Femmes France
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