Sections

Migrations : 300 000 ans de brassage

Migrations : 300 000 ans de brassage

11.02.2025, par
Temps de lecture : 12 minutes
La découverte d’empreintes de pas fossilisées dans le parc national de White Sands, au Nouveau-Mexique (États-Unis), atteste la présence humaine en Amérique du Nord il y a 23 000 ans.
Au Musée de l’homme, une exposition retrace les déplacements d’Homo sapiens à la lumière de l’histoire longue de l’humanité. Sur un sujet complexe, objet de représentations souvent fantaisistes, les commissaires scientifiques ont voulu croiser les points de vue – ceux de la recherche, de l’art, mais aussi des humains.

Il est inédit d’associer des préhistoriens et des « spécialistes du temps présent » (sociologues, démographes…) sur un sujet comme les migrations. Qu’est-ce qui a motivé cette collaboration ?
Christine Verna1 et Sylvie Mazzella2 Depuis toujours, les hommes et les femmes bougent, même quand ils sont installés. Le fait est banal : tous les organismes vivants se dispersent. Mais, de toutes les espèces, sapiens se distingue par l’occupation de tous les continents. L’histoire longue montre que les humains ont toujours migré, à toutes les époques et dans toutes les directions. Pour quelles raisons ? Ces motivations étaient-elles différentes hier ? Peut-on tracer un destin commun entre les migrations des humains préhistoriques et les migrations d’aujourd’hui, compte tenu de leur relative accélération depuis une trentaine d’années dans un espace mondialisé ?

La notion de brassage, aussi bien génétique que d’idées, de savoir-faire et de techniques, est essentielle pour comprendre le développement de l’espèce humaine. De même qu’à l’échelle du vivant, ce phénomène dynamique est indispensable à la vie. Ces regards scientifiques croisés permettent de souligner l’interrelation trop souvent oubliée entre l’humain et la nature. En se déplaçant, les humains transportent un peu de leur environnement ; en arrivant sur une nouvelle terre d’accueil, ils la modifient et sont modifiés par elle. Et cela est valable à l’époque préhistorique comme à l’époque actuelle. C’est en associant sciences naturelles, sciences humaines et sociales, d’hier et d’aujourd’hui, que l’on peut mettre cela en évidence.

Plus précisément, quels parallèles peut-on établir entre les migrations passées et actuelles ?
S. M. Les mythes les plus anciens que nous connaissons, comme l’épopée d’Ulysse ou celle de Gilgamesh, témoignent déjà d’un désir de voyager, de découvrir ce qu’il y a derrière la montagne ou de l’autre côté de la mer, et, par la même occasion, de se découvrir soi-même. Mais cela va plus loin. L’un des contributeurs de l’exposition, l’historien Julien d’Huy, montre que ces mythes, dont les versions se transforment mutuellement, se sont sans doute diffusés en même temps que les premiers sapiens ! Par exemple, on trouve des récits très similaires au célèbre mythe d’Ulysse dans tout l’hémisphère Nord, de l’Ancien au Nouveau Monde – notamment l’épisode de l’éternel voyageur enfermé par un cyclope dans une caverne dont il s’échappera par la ruse, en se cachant sous un mouton. 

Photographie de Cristina de Middel, artiste espagnole vivant au Mexique, à l’entrée de l'exposition « Migrations : une odyssée humaine ». Les commissaires scientifiques ont voulu faire dialoguer la recherche avec d’autres perspectives, notamment artistiques.
Photographie de Cristina de Middel, artiste espagnole vivant au Mexique, à l’entrée de l'exposition « Migrations : une odyssée humaine ». Les commissaires scientifiques ont voulu faire dialoguer la recherche avec d’autres perspectives, notamment artistiques.

En migrant, les humains emportent avec eux récits, croyances et tout un imaginaire du voyage qui contribuent à pousser au départ les générations suivantes. Aujourd’hui encore, les instabilités économiques, politiques, ou encore environnementales n’expliquent pas toutes les migrations. Des motivations individuelles doivent aussi être prises en compte.
 

C’est en Afrique que l’on trouve de loin la plus grande diversité génétique entre populations.

C. V. Il existe une continuité entre les façons dont les migrants se déplacent hier et aujourd’hui. En tant que paléoanthropologue, j’explique souvent que l’image de mouvements linéaires d’un point A à un point B est fausse. Les déplacements se font de proche en proche, parfois dans plusieurs directions, avec des « séparations », des temps d’arrêt et des retours. En travaillant avec des sociologues comme Sylvie Mazzella, j’ai découvert que cela valait aussi pour beaucoup de migrations actuelles. Elles sont loin d’être linéaires et se déroulent très majoritairement au sein du même continent. L’idée que ce serait toujours un trajet des pays pauvres vers les pays riches est fausse. Ces migrations sont faites d’allers et retours, d’étapes plus ou moins prolongées, choisies ou subies, etc.

L’exposition insiste également sur l’importance du brassage des populations et des cultures…
C. V. Les rencontres entre groupes humains induites par les migrations ont de tout temps généré des métissages, des brassages qui ont façonné les humains que nous sommes et les sociétés d’aujourd’hui. Ces brassages sont des facteurs de diversité, aussi bien biologique que culturelle. Contrairement au discours de certains, on ne va pas finir par tous se ressembler ! Dans l’exposition, Paul Verdu3, généticien des populations, montre que la diversité génétique mondiale actuelle provient de la diversité génétique d’une population ancestrale d’Homo sapiens africain, et que c’est en Afrique que l’on trouve de loin la plus grande diversité génétique entre populations – diversité beaucoup plus grande que celle qui existe entre deux populations eurasiennes, par exemple.

À gauche : la "fraise de Plougastel" est une espèce provenant… du Chili ! À droite : une graine de Ravenala madagascariensis, une plante tropicale originaire de Madagascar poussant à proximité des cours d’eau et associée pour cette raison au voyage.
À gauche : la "fraise de Plougastel" est une espèce provenant… du Chili ! À droite : une graine de Ravenala madagascariensis, une plante tropicale originaire de Madagascar poussant à proximité des cours d’eau et associée pour cette raison au voyage.

S. M. Lorsque des individus partent, ils créent, pour ainsi dire, des routes, des ponts entre leur milieu d’origine et leurs points d’ancrage ; ils véhiculent des connaissances, une culture, ou encore des compétences techniques, et rapportent de nouveaux biens et informations lorsqu’ils reviennent vers leur point de départ. En sociologie, on parle de « capital migratoire » et de « savoir circuler ». Le capital migratoire est fait d’un ensemble de ressources (économiques, langagières, culturelles…) qui expliquent que ce ne sont pas les plus démunis qui partent. Il est aussi constitué de savoir-faire issus de l’expérience même du voyage. En travaillant sur cette exposition, j’ai été étonnée de découvrir à quel point les réseaux ont toujours joué un rôle majeur. Ceci dit, il y a aussi des différences. Partir loin impliquait autrefois de voyager particulièrement longtemps et de perdre contact avec sa famille. Aujourd’hui, vous pouvez traverser la planète en quelques jours et rester connecté avec vos proches.
 

Le nombre de personnes fuyant des persécutions a triplé en 10 ans. Les déplacements internes ou régionaux ont pris le pas sur les déplacements internationaux.

Quelles sont plus généralement les différences importantes à souligner entre la préhistoire et l’actualité ?
C. V. Beaucoup de migrants partent désormais pour des raisons économiques, politiques, ou même écologiques. De la même façon, les humains préhistoriques pouvaient, certes, voyager parce que leurs ressources se tarissaient, pour étendre leur territoire, ou encore parce qu’ils faisaient face à des changements climatiques importants. Mais ce parallèle à ses limites. En général, on évite de parler de « migrations » durant la préhistoire, lorsque l’on parle à l’échelle des espèces – il s’agit d’une dispersion, extension géographique des territoires occupés, qui se fait de proche en proche et de génération en génération.

S. M. Un autre point essentiel, c’est que les migrations internationales de ces trente dernières années sont beaucoup mieux connues que les plus anciennes. On peut réaliser un portrait sociologique extrêmement fin des personnes concernées, les rencontrer, les interroger pour comprendre leurs motivations ou savoir ce qu’elles ont vécu, parfois au péril de leur vie – la traversée de la Méditerranée étant la plus meurtrière du monde.

Ce gilet de sauvetage non conforme était porté par un enfant de 4 ans, secouru le 27 décembre 2023 en Méditerranée aux côtés de 106 migrants en détresse.
Ce gilet de sauvetage non conforme était porté par un enfant de 4 ans, secouru le 27 décembre 2023 en Méditerranée aux côtés de 106 migrants en détresse.

On sait désormais que les migrations se caractérisent moins par leur ampleur que par leur grande diversification. Toutes les classes sociales et d’âge sont concernées ; les femmes, les personnes qualifiées et les mineurs isolés sont de plus en plus nombreux. Le nombre de personnes fuyant des persécutions a triplé en 10 ans. Les déplacements internes ou régionaux ont pris le pas sur les déplacements internationaux. Quant aux motifs de départ (économiques, politiques, familiaux, éducationnels, environnementaux…), ils deviennent particulièrement difficiles à désintriquer. C’est souvent un mélange de plusieurs facteurs. L’exposition s’efforce de ne pas simplifier les choses et de montrer, au contraire, la complexité.
 

L’exposition apporte autant que possible un regard scientifique et dépassionné sur le sujet.

L’exposition présente aussi des témoignages, des installations décalées, ou encore des œuvres d’art. Que nous apprennent ces pas de côté par rapport à une démarche scientifique ?
C. V. C’est une façon de remettre l’humain au centre de la réflexion. Les chiffres, les données scientifiques et les expertises sont importantes, mais la migration est aussi une expérience humaine, sensorielle et émotionnelle. Dans la section « e-migrant » de l’exposition, par exemple, des smartphones branchés autour d’une table permettent d’écouter des témoignages. Cette installation de l’artiste Séverine Sajous fait écho au fait que le smartphone est devenu un outil majeur dans ce type de déplacement. C’est une boussole, un guide, une source d’informations et, bien sûr, ce qui permet de donner des nouvelles et d’en recevoir. En nous asseyant autour de cette table pour écouter ce que ces personnes ont vécu, on se met spontanément à leur place et à celle de leurs proches. C’est une autre façon, plus intime et sensible, de prendre conscience de ce qu’est une migration.

S. M. La révolution numérique a profondément bouleversé le quotidien des migrants. D’un côté, elle modifie leurs relations sociales à distance, en leur permettant d’être ici et là-bas, et notamment de constituer une « famille transnationale ». D’un autre côté, cette avancée technologique a permis de durcir les contrôles aux frontières et une politique de sécurisation de l’immigration – via, par exemple, la création de passeports biométriques, la dématérialisation des données de contrôle, qui circulent instantanément entre les États, ou encore l’utilisation de drones et de radars à infrarouge. À travers des témoignages poignants, l’installation de Séverine Sajous met cette révolution en perspective.

En 1990, on comptait environ 153 millions de migrants internationaux pour 5,7 milliards d'habitants sur la planète, selon les Nations unies. En 2025, leur nombre est estimé à 325 millions pour 8,3 milliards d'habitants, soit 4 % (données 2025 extrapolées).
En 1990, on comptait environ 153 millions de migrants internationaux pour 5,7 milliards d'habitants sur la planète, selon les Nations unies. En 2025, leur nombre est estimé à 325 millions pour 8,3 milliards d'habitants, soit 4 % (données 2025 extrapolées).

Le fait migratoire fait l’objet de débats politiques. Comment l’exposition se positionne-t-elle dans ce contexte ?
C. V. Elle apporte autant que possible un regard scientifique et dépassionné sur le sujet. Quels faits semblent aujourd’hui les mieux établis, compte tenu des recherches menées depuis des décennies et des éléments de preuve dont nous disposons ? Quelles questions restent en même temps ouvertes, difficiles à trancher ou insuffisamment explorées ? Pour autant, évidemment, le travail scientifique n’est pas hors contexte. Nous sommes toutes et tous influencés par les débats qui agitent la société ; et nous ne pouvons pas rester sans réagir quand de fausses informations circulent régulièrement. C’est pourquoi un engagement fort de l’exposition consiste à remettre les idées reçues en question.

L’artiste brésilienne Angelica Daas documente la richesse chromatique des carnations humaines, agencés à la manière d’un nuancier Pantone (système de codage universel des couleurs destiné à l’impression).
L’artiste brésilienne Angelica Daas documente la richesse chromatique des carnations humaines, agencés à la manière d’un nuancier Pantone (système de codage universel des couleurs destiné à l’impression).

S. M. Par exemple, il y a toute une section sur les cartes et les données statistiques habituellement utilisées pour représenter les migrations. Elle permet de comprendre que les mêmes phénomènes peuvent être mis en scène de façon très différente, et qu’il faut donc toujours garder son esprit critique éveillé. Prenons l’idée répandue qu’une population venue du Sud envahit ou remplace celle des pays riches. Saviez-vous que seuls 4 % des individus dans le monde vivent depuis plus d’un an dans un autre pays que celui où ils sont nés ? Selon la définition des Nations unies, cela représente 325 millions de personnes sur 8,2 milliards, réparties sur l’ensemble de la planète…

Par ailleurs, la majorité de ces migrations sont des mouvements « Sud-Sud », contrairement à ce que l’on peut entendre. En Afrique, par exemple, 80 % des déplacements internationaux demeurent sur ce continent. La réalité est donc plus complexe que ce que l’on peut imaginer. Pour autant, l’exposition ne cherche surtout pas à poser le scientifique en « donneur de leçons ». Elle expose des résultats fiables de recherches et ouvre sur de nombreux débats.

À voir L’exposition Migrations, une odyssée humaine se tient jusqu’au 8 juin 2025 au Musée de l’homme, 17 place du Trocadéro, Paris 16e.
À lire Migrations, une odyssée humaine, catalogue, sous la direction de S. Mazzella et C. Verna, éditions MNHN. 228 pages, 34 euros. 

Notes
  • 1. Paléoanthropologue et directrice du laboratoire Histoire naturelle des humanités préhistoriques (HNHP, unité CNRS/MNHN/université de Perpignan Via Domitia), Christine Verna s’intéresse aux grands mouvements de l’espèce humaine à travers la préhistoire.
  • 2. Directrice de recherche au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d'histoire (Mesopolhis, unité CNRS/Aix-Marseille Université/Sciences-Po Aix-en-Provence), Sylvie Mazzella est spécialiste des migrations actuelles et de leurs enjeux politiques.
  • 3. Directeur adjoint du laboratoire Eco-anthropologie (EA, unité CNRS/MNHN).

Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.