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La matière noire court toujours

Dossier
Paru le 14.01.2019
Mis à jour le 02.08.2019
« Explorons de nouveaux mondes »

La matière noire court toujours

04.06.2018, par
Vue d'artiste des filaments et halos (en jaune) de matière noire qui autour desquels se sont formées les grandes structures de l'Univers (galaxie, amas, etc.)
Vue d’artiste des filaments et halos (en jaune) de matière noire autour desquels se sont formées les grandes structures de l’Univers (galaxie, amas, etc.)
Alors que son existence est soupçonnée depuis plus de soixante-dix ans, la matière noire continue d’être traquée par des équipes du monde entier. Récit d'une quête inachevée.

À l’instar du film de Luis Buñuel, l’histoire pourrait s’appeler Cet obscur objet du désir… Cette histoire, c’est celle d’une chasse menée aussi bien sous terre que depuis la Station spatiale internationale et qui vise à débusquer une substance aussi mystérieuse qu’insaisissable : la matière noire. Voilà soixante-dix ans qu’un astrophysicien suisse, farfelu et iconoclaste, du nom de Fritz Zwicky, s’étonnant que certaines galaxies tournassent trop vite autour d’un point fixe dans le ciel, a proposé qu’une matière fantomatique dût faire contrepoids pour empêcher ce manège cosmique de se désagréger. L’idée fut accueillie avec circonspection à l’époque.
 
Aujourd’hui, l’existence de la matière noire fait consensus parmi les physiciens. La substance composerait 85 % de la totalité de la matière. En fait, elle seule paraît capable d’expliquer la cohésion des grandes structures de l’Univers : sans elle, les premières étoiles nées cinq cents millions d’années après le Big Bang n’auraient tout simplement pas existé et de nos jours, les galaxies se déchireraient tels des fruits dans une centrifugeuse. Retirez la matière noire et vous obtenez un cosmos froid et obscur, autrement dit mort.
 
Le problème est que dans les laboratoires, l’obscur objet se fait toujours autant désirer… La lassitude et la désillusion auraient pu entamer l’enthousiasme des physiciens, mais jamais l’étau autour de la matière noire n’a été aussi resserré qu’aujourd’hui et les chances de la détecter aussi grandes. Et quand bien même leur Graal leur échapperait, cet échec pourrait être le creuset d’une toute nouvelle physique.

Sur la piste des particules exotiques

Marie-Hélène Genest partage cette confiance en l’avenir. La chercheuse travaille avec des données recueillies au LHCFermer Le Grand collisionneur de hadrons (Large Hadron Collider) est le plus puissant accélérateur de particules construit dans le monde. Il est situé à la frontière franco-suisse, près de Genève.. Mais en quoi un accélérateur de particules aiderait-il à traquer une substance nous environnant ? En fait, lorsque les physiciens ont commencé à brosser le portrait d’une hypothétique particule de matière noire, trois exigences figuraient sur leur tableau noir : elle était apparemment neutre, massive et devait interagir timidement avec la matière ordinaire. D’où le nom de baptême de la particule : WIMP, jeu de mots signifiant à la fois Weakly interacting massive particles1 et « mauviette ». Or à l’époque – le début des années 1980 –, une nouvelle théorie en vogue parmi les physiciens pour compléter le modèle standard, la supersymétrieFermerLa supersymétrie prédit une particule partenaire pour chacune des particules du modèle standard, pour expliquer d’où vient leur masse., offrait un candidat tout trouvé pour jouer le rôle de WIMP : le neutralino. Dès lors, les physiciens du CernFermer Organisation européenne pour la recherche nucléaire. se transformeront en chasseurs d’invisible, d’abord grâce à l’accélérateur du LEP, puis avec celui du LHC.

Jets de particules exotiques au sein du détecteur Atlas.
Jets de particules exotiques au sein du détecteur Atlas.

« Au LHC, nous ne cherchons pas à produire directement des neutralinos, précise Marie-Hélène Genest, mais des particules supersymétriques (comme le squark et le gluinos) qui se désintégreraient en neutralino. Même si le LHC n’a encore entrevu aucune particule supersymétrique (il en existe d’autres que le neutralino, tel le gravitino léger), nous n’avons pas fait pour autant une croix sur la supersymétrie. Car c’est une théorie mathématiquement élégante et parce qu’elle possède de nombreux paramètres libres. Nos échecs nous amènent à penser que sa signature pourrait simplement être plus difficile à trouver. »

Rattachée au Laboratoire de physique subatomique et cosmologie (LPSC)2 à Grenoble, Marie-Hélène Genest dirige l’équipe de recherche de particules exotiques du détecteur d’Atlas du LHC. Pourquoi « exotiques » ? Parce que même si le LHC a fermé certaines portes sur la supersymétrie, il en a ouvert d’autres sur des théories alternatives prévoyant, par exemple, que la matière noire interagirait avec l’environnement via le boson de Higgs. Ainsi la chasse menée au LHC ne se restreint pas au WIMP, à la fiche d’identité bien définie, mais porte sur toute une jungle de candidats à la matière noire : neutrino stérile, particules interagissant via un nouveau boson Z' massif, matière noire asymétrique… « En fait, nous sommes à l’affût de toute réaction manifestant un déficit d’énergie qui trahirait la main invisible de la matière noire, résume la chercheuse. Nous sommes plus pragmatiques que lorsque nous recherchions seulement la supersymétrie. »

Au cœur des montagnes

La même opiniâtreté anime Davide Franco, du laboratoire Astroparticule et cosmologie3. Pour atteindre le lieu de travail du chercheur, il faut s’enfoncer au milieu des montagnes centrales italiennes dans le tunnel de Gran Sasso, où une bretelle d’autoroute débouche sur un gigantesque hall. Le site héberge le plus grand laboratoire souterrain du monde et DarkSide, programme destiné à détecter directement le flux de particules de matière noire censé nous traverser continuellement. À l’instar de toute une classe de détecteurs (LZ aux États-Unis, PandaX en Chine et Xenon1T également au Gran Sasso), DarkSide utilise une cible de liquide noble (argon ou xénon) au sein de laquelle les WIMP, en percutant les noyaux des atomes, devraient provoquer l’émission d’un scintillement. Les 1 400 mètres de roche sus-jacente, que la matière noire doit traverser sans encombre puisqu’elle n’interagit pas avec la matière ordinaire, protègent néanmoins le détecteur des signaux parasites dus aux rayons cosmiques.

Laboratoire national du Gran Sasso (LNGS), situé dans les Alpes italiennes.
Laboratoire national du Gran Sasso (LNGS), situé dans les Alpes italiennes.

DarkSide a été mis en service en 2007 et emploie aujourd’hui un réservoir d’argon de 50 kg. Et Davide Franco de s’enthousiasmer des futures évolutions du détecteur : « En 2021, le réservoir passera à 20 tonnes ! La sensibilité sera énormément améliorée vis-à-vis des particules de masse située entre la dizaine de GeVFermerGiga-électron-volt. et le TeVFermerTéra-électron-volt.. Or ce domaine est en priorité accessible aux détecteurs à liquide noble. Si la masse des WIMP se situe dans cette gamme, ce que la supersymétrie prévoyait à ses débuts, elles n’échapperont pas à DarkSide. »

Si la masse des particules fantomatiques se situe vers le bas de cette gamme d’énergie, il se pourrait que David vainque Goliath. L’expérience Edelweiss, plus modeste en taille et qui est hébergée dans les entrailles des Alpes sous le tunnel de Fréjus, damerait alors le pion aux gros détecteurs à xénon et à la future version survitaminée de DarkSide. Également sensible aux collisions de particules de matière noire, Edelweiss est composée de bolomètres tenant dans une main, des cristaux de germanium refroidis à des températures cryogéniques (20 millikelvins).

« À Edelweiss, on a mis le frein sur la course à la sensibilité pour aller vers la course aux masses faibles, avertit Julien Billard, de l’Institut de physique nucléaire de Lyon4. On ne peut pas concurrencer la sensibilité des gros détecteurs, par contre il leur sera difficile, voire impossible d’aller bien en dessous du GeV. Leur principe même les rend aveugles aux particules “légères”. Par contre, à ces valeurs – de quelques GeV jusqu’à la centaine de MeV –, notre détecteur a les yeux grands ouverts. »

Des dimensions supplémentaires

Que la masse des particules de matière noire soit ou non la clé de leur détection, demeure une interrogation qui fait froid dans le dos après tant d’efforts déployés : et s’il n’y avait pas de gagnant ? Et s’il n’y avait rien à détecter ? Julien Billard imagine sans mal cette éventualité : « Aujourd’hui, on est dans une phase où l’on remet en question tout ce qu’on pensait être acquis. C’est à la fois effrayant et excitant. Par exemple, la matière noire peut très bien ne pas interagir directement avec notre monde. Des théories envisagent sérieusement la possibilité que la matière noire soit confinée à des dimensions parallèles aux nôtres. »

Concevoir une matière noire indétectable ? Un jeu de l’esprit auquel peu de physiciens expérimentateurs veulent se prêter. « Il a fallu quarante ans pour détecter les ondes gravitationnelles, rappelle Laurent Derome, du LPSC à Grenoble. Nous devons faire preuve d’humilité face à la nature. » Le chercheur mène la chasse, lui, à 300 kilomètres d’altitude, à l’aide du détecteur AMS, un monstre de 7 tonnes accroché au flanc de la Station spatiale internationale. L’appareil est sensible à diverses sortes de particules (dont des positrons et des antiprotons) qui résulteraient de l’annihilation entre elles de deux particules de matière noire. Depuis sa mise en orbite en 2011, AMS a certes déjà observé des excès de positrons et d’antiprotons dans le flux de rayons cosmiques, mais à des valeurs trop faibles pour être imputables sans ambiguïté aux effets de la matière noire (des pulsars pourraient expliquer l’anomalie de positrons notamment).

Une gravité modifiée ?

Mais tout de même, allons jusqu’au bout du raisonnement : et si malgré tous les moyens déployés, les physiciens rentraient bredouilles de leur chasse ? Par quoi remplacer la matière noire pour expliquer ses effets gravitationnels qui sont, eux, indubitables ? Un moment, certains ont cru voir dans la théorie Mond5 une voie de sortie possible. Elle postule que la gravité sur les longues distances ne se comporte pas comme prévu et pourrait agir comme une colle à large échelle.

Vue d’artiste de l’effet de lentille gravitationnelle exercé par un trou noir (au centre) sur une galaxie située à son arrière-plan.
Vue d’artiste de l’effet de lentille gravitationnelle exercé par un trou noir (au centre) sur une galaxie située à son arrière-plan.

Mais « la théorie telle qu’elle a été formulée en 1983 a été rejetée par l’effet des lentilles gravitationnelles (le fait qu’on ait besoin de halos de matière noire pour expliquer la propagation courbée de certaines trajectoires lumineuses dans l’espace), car ces observations exigent la présence d’une masse dans l’axe de vision, objecte Stéphanie Escoffier, du Centre de physique des particules de Marseille6. Résultat : il ne subsiste aujourd’hui que quelques extensions de Mond ».

Spécialiste de l’énergie noire, l’autre grande inconnue de la physique, Stéphanie Escoffier étudie les vides cosmiques, ces grandes étendues désertiques qui bordent les filaments sur lesquels s’alignent les galaxies. Objets astrophysiques à part entière, « les vides cosmiques permettent de tester des modèles d’Univers à une époque donnée. Ils ont confirmé par exemple que la matière noire dominait déjà largement la matière au moment de la recombinaison – quand les électrons se sont recombinés aux atomes, rendant l’univers transparent à la lumière –, 380 000 ans après le Big Bang ». Un fait que Mond est incapable d’expliquer.

De l’antigravité ?

Mond éliminée, comment dessiner un monde sans matière noire ? Faut-il remettre en cause le principe copernicien (le fait que l’espèce humaine ne vit pas dans un point privilégié de l’Univers), se persuader que le vide n’est pas identique à toutes les échelles, voire que d’importantes quantités d’antimatière cachées dans l’Univers créent de l’antigravité, comme l’imaginent certaines théories ? Une autre alternative serait que l’espace-temps ne soit pas simplement courbe, mais aussi tordu sur lui-même, à la manière d’un ruban de Moebius. Quoi qu’il en soit, ces solutions demeurent très spéculatives et surtout difficiles à tester expérimentalement.

Représentation d’un ruban de Moebius : un objet dont toute la surface ne présente qu’une seule face.
Représentation d’un ruban de Moebius : un objet dont toute la surface ne présente qu’une seule face.

Mais qui sait ? La nature peut nous réserver des surprises… Un groupe de l’université de Yale vient ainsi d’annoncer la découverte d’un signal radio, émis à l’époque où apparaissaient les premières étoiles, aux caractéristiques étranges. Celles-ci laissent penser que le rôle de tuteur joué par la matière noire (elle a facilité la naissance de ces étoiles) a été plus important qu’on ne l’imaginait.

« Si ce résultat se confirme, envisage Julien Billard avec de l’excitation dans la voix, cela signifierait que la matière noire interagit davantage avec la matière ordinaire. Et aussi que nous perdons notre temps depuis toutes ces années. Plutôt que de la chercher sous terre, nous devrions la chercher en surface ! » Rangés dans un coin de son laboratoire, des exemplaires de ses bolomètres n’attendent que cela. Dans son film, Buñuel parlait du désir amoureux, une histoire sans fin selon lui. Et un signe que la physique et l’amour ont aussi des points communs. ♦

 

Notes
  • 1. Particules massives faiblement interactives.
  • 2. Unité CNRS/Université Grenobles-Alpes/Grenoble INP.
  • 3. Unité CNRS/Université Paris-Diderot/CEA/Observatoire de Paris.
  • 4. Unité CNRS/Université Claude-Bernard.
  • 5. Modified Newtonian Dynamics (dynamique newtonienne modifiée).
  • 6. Unité CNRS/Aix-Marseille université.