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Toucher l’énergie du vide
Selon le philosophe grec Aristote, le vide ne pouvait pas exister. Plus prosaïquement, on serait tenté d’affirmer que le vide est ce qui reste lorsqu’on a tout retiré, c’est-à-dire rien. Mais selon la mécanique quantique, même lorsque l’on a vidé un cube d’espace de tout son contenu matériel, il reste quand même quelque chose… Un concentré d’énergie qui, loin de n’être rien, a même des effets tangibles. L’un d’eux, prédit par Werner Heisenberg, l’un des pères de la théorie quantique, et son ancien doctorant Hans Heinrich Euler, dispose que soumis à un champ magnétique de forte intensité, le vide est susceptible de ralentir et de dévier la lumière… alors même que, dans le vide, la lumière est censée se propager en ligne droite et… à la vitesse de la lumière.
Pour déroutante que soit cette prédiction, une équipe de physiciens emmenée par Xavier Sarazin, au Laboratoire de physique des 2 infinis - Irène Joliot-Curie1 (IJCLab), prépare actuellement l’expérience DeLLight dont l’objectif est de mettre en évidence le phénomène. En manifestant l’étrangeté du vide quantique, elle réaffirmera la centralité de ce « milieu » pour avancer sur l’ensemble des questions fondamentales que la physique peine encore à expliquer.
Une énergie paradoxale
Dès les premières versions de la mécanique quantique, au début du siècle dernier, les équations de la nouvelle théorie font apparaître des termes mathématiques qui intriguent les physiciens.
En 1916, Walther H. Nernst est le premier à comprendre qu’ils correspondent à des situations où, même en l’absence de tout rayonnement, des fluctuations du champ électromagnétique pourtant nul en moyenne, subsistent dans l’espace. Les décennies suivantes, avec l’avènement de l’électrodynamique quantique, les physiciens comprennent que même vidé de toute substance, l’espace demeure empli de particules dites « virtuelles » qui surgissent sans cesse des recoins de l’espace-temps avant de disparaître sans même s’être matérialisées. Pour virtuelles que soient ces particules, une énergie leur est néanmoins associée, l’énergie du vide, dont les effets sont, eux, bien réels.
À dire vrai, sur le plan théorique, la situation est plus qu’inconfortable. Les calculs montrent en effet que l’énergie du vide est infinie ! Pour autant, expérimentalement, seule compte la différence d’énergie entre deux configurations. Si bien qu’en pratique, il est possible de mettre sous le tapis ce que les spécialistes appellent déjà la « crise du vide », tout simplement en ramenant arbitrairement l’énergie du vide à « 0 ».
Particules virtuelles, effets tangibles
Ainsi, dès les années 1940, calculs et expériences démontrent que la valeur du moment magnétique de l’électron est liée à la mer de particules virtuelles dans laquelle baignent les corpuscules matériels. Plus tangible, en 1948, Hendrik Casimir montre qu’entre deux miroirs se faisant face dans un vide intégral, de la même manière qu’une guitare ne vibre qu’à certaines fréquences, seules certaines fluctuations du vide sont possibles. En revanche, une telle limitation n’a pas cours en dehors de la cavité. Conséquence : les miroirs subissent une pression telle qu’ils ont tendance à se rapprocher l’un de l’autre, ce qui a été confirmé dès 1958.
Mais c’est sans doute l’effet du vide prédit par Heisenberg et Euler dès 1936 qui demeure le plus étonnant. En présence d’un champ magnétique de très forte intensité, tout se passe comme si le vide acquerrait une forme de matérialité : en s’y propageant, la lumière voit sa vitesse ralentir et sa trajectoire déviée, exactement comme si elle passait à travers une lentille. « De manière imagée, c’est un peu comme si le vide, sous l’effet d’un champ magnétique intense, devenait plus dense », explique Xavier Sarazin.
Dans le langage de la physique, on dit que son indice optique est modifié. Dans une lentille, c’est le résultat de la présence de charges électriques bien réelles. Dans le cas du vide, c’est une manifestation de la polarisation sous l’effet du champ des particules virtuelles.
Un laser intense pour surmonter les bruits résiduels
L’effet dont il est question est néanmoins infinitésimal. Dans les années 1960, le physicien anglais Reginald V. Jones a tenté de le mettre en évidence avec un champ de 1 tesla, sans résultat. « C’était une très belle expérience, mais très exploratoire », commente Xavier Sarazin. À la suite, d’autres expériences ont été menées jusqu’à récemment. Mais à ce jour, les bruits résiduels demeurent dix fois plus intenses que le signal attendu.
Pour aller plus loin, plutôt que de travailler avec des champs magnétiques continus dont l’intensité demeure limitée, le physicien français et ses collègues de DeLLight proposent d’utiliser le champ magnétique produit par une impulsion lumineuse ultra brève et très énergétique. Précisément, en utilisant les impulsions produites par l’installation Laserix qui délivre des impulsions de 50 femtosecondes et de 2 joules, et en les focalisant dans un volume d’une dizaine de microns de côté, les calculs montrent qu’il est possible d’engendrer un champ magnétique de 105 teslas. Si on parvient alors à y faire passer juste au bon moment une autre impulsion, cette dernière verra sa trajectoire déviée, comme si elle traversait une minuscule lentille.
Minuscule, c’est peu dire : la déviation attendue est de 10-10 mètre (la taille d’un atome) après 1 kilomètre de propagation. Impossible à mettre en œuvre et à mesurer ! D’où la seconde idée des expérimentateurs : amplifier le signal en faisant interférer une impulsion déviée avec une autre qui ne l’aura pas été. Ce faisant, on réalise une expérience de franges d’interférence dont les caractéristiques sont reliées à la déviation originelle. De cette manière, « l’intensité du signal doit être multipliée par un facteur 250, de quoi engendrer une déviation d’un centième de nanomètre sur une distance de quelques dizaines de centimètres », détaille l’expérimentateur. C’est peu, mais en répétant l’expérience toute une journée, à raison de dix impulsions par seconde, les estimations montrent que l’on doit pouvoir accumuler assez de signal pour l’extirper du bruit expérimental.
Le vide supraconducteur ?
Pour l’heure, l’expérience est en cours de préparation. « Entre 2019 et 2022, nous avons réalisé les premiers prototypes de notre interféromètre, et après avoir caractérisé l’ensemble des bruits expérimentaux, nous avons observé une déviation telle qu’attendue dans l’air, explique Xavier Sarazin qui ajoute : nous devons désormais installer notre interféromètre dans une salle dédiée afin de diminuer encore les vibrations, et par ailleurs augmenter la focalisation des impulsions. » Objectif : acquérir de premières données dans le vide en 2025.
Pour Maxim Chernodub, à l’Institut Denis Poisson2, à Tours, « dans le cas du moment magnétique de l’électron, la mise en évidence des effets du vide est indirecte. Par ailleurs, dans le cas de l’effet Casimir3, on met en jeu un élément matériel à travers les plaques réfléchissantes. Mais là, il n’y a que de la lumière et du vide, ce qui confère à cette expérience une très grande profondeur. En cas de succès, elle nous placerait face à toute l’étrangeté du vide quantique ». En l’occurrence face au fait que le vide, sous certaines conditions, acquiert des propriétés qui sont normalement celles de la matière.
Plus étrange encore, Maxim Chernodub a calculé il y a une dizaine d’années que sous l’effet d’un champ magnétique d’environ de 1020 teslas, le vide devrait se comporter comme un solide supraconducteur, c’est-à-dire un matériau dans lequel un courant électrique se propage sans aucune résistance. « C’est déroutant, commente le théoricien. Car en même temps, le vide n’a rien d’un objet ordinaire. En particulier, lorsqu’on se déplace dans le vide, celui-ci demeure d’une certaine manière immobile, ce qui a pour conséquence que la vitesse de la lumière dans le vide est la même pour tous les observateurs, quelle que soit leur vitesse, un constat aux fondements de la théorie de la relativité d’Einstein. »
Le vide, ombre de notre ignorance
Sans que cela interdise que la vitesse de la lumière puisse varier quand on fait interagir deux impulsions de lumière se propageant en sens inverse, ce que Xavier Sarazin s'apprête justement à démontrer… « Notre objectif est de montrer à quel point, dès lors que l’on s’intéresse au vide, on touche aux fondements de même qu’aux limites de notre compréhension de l’univers matériel », prolonge l’expérimentateur.
Et pour cause, si l’on se souvient que la valeur de l’énergie du vide donnée par la théorie quantique est infinie, « c’est un signe de l’incomplétude de cette dernière », analyse Maxim Chernodub. Et de fait, les physiciens savent depuis des décennies qu’elle est notamment incompatible avec la relativité générale, théorie qui décrit l’évolution de l’Univers à grande échelle. La crise a même pris en 1998 une tournure quasi dramatique.
Cette année-là, deux équipes indépendantes d’astrophysiciens ont montré que l’expansion de l’Univers accélère. On ne sait pas pourquoi, si ce n’est que tout se passe comme si le vide lui-même était le moteur de cette accélération. À ceci près que la valeur de l’énergie du vide déduite des observations astrophysiques est au minimum 10115 ordres de grandeur plus faible que celle obtenue théoriquement dans le cadre de la théorie quantique, dès lors qu’on parvient à régulariser en partie la catastrophe des infinis. Comme si l’infiniment petit d’un côté, et l’infiniment grand de l’autre renvoyaient chacun à des réalités totalement irréconciliables.
Ainsi, le vide est bien le signe que de l’univers matériel, quelque chose nous échappe complètement. Il y a une quinzaine d’années, Álvaro de Rujula, au service de physique théorique du Cern, à Genève, nous avait confié en plaisantant que la crise du vide est à ce point sévère que « chaque physicien qui ne consacre pas au moins une heure par jour à ce problème devrait être jeté en prison ! » De leur côté, les physiciens de DeLLight s’apprêtent à explorer l’un des interstices d’où pourrait surgir une piste permettant de sortir de l’ornière. Une chose est certaine, contre Aristote, il est définitivement impossible d’affirmer que le vide n’existe pas, bien au contraire.♦
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Auteur
Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.