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Voici la toute première image d’un trou noir
Le groupe est resté à l’extérieur pour profiter du paysage. Et malgré le froid qui traverse les tenues les plus légères, nul n’a regretté ce choix. Au loin, les contreforts partiellement enneigés de la Sierra Nevada dessinent sur le bleu azur du ciel espagnol les contours d’un escalier dont les marches descendent jusqu’à une plaine brumeuse occupée par la ville de Grenade. Juste devant, cachant de sa structure massive et blanche une large fraction de l’horizon, une énorme antenne interroge d’un œil suspicieux les mystères du Cosmos…
« Voici, le télescope de 30 mètres de l’Iram qui a contribué à réaliser la toute première image d’un trou noir », annonce fièrement Frédéric Gueth, chargé de recherche CNRS et directeur adjoint de l’Institut de radioastronomie millimétrique (Iram) en se dirigeant vers une porte du bâtiment placé au pied de ce dispositif de géant. C’est en effet ici, à 2 850 mètres d’altitude, sur les pentes du Pico Veleta, en Andalousie, dans le sud de l’Espagne que fut recueillie en avril 2017, une partie des quatre pétaoctets (1015 octets) de données ayant servi à l’élaboration de l’extraordinaire cliché dévoilé aujourd’hui par la collaboration internationale Event Horizon Telescope (EHT). Ce dernier montre un anneau brillant entourant une région circulaire sombre : rien de moins que l’ombre de M87*, trou noir supermassif du centre de la Galaxie M87 !
Pour comprendre la portée d’une telle observation, il faut remonter le temps sur plus d’un siècle, jusqu’à l’année 1915, date de la découverte de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Celle-ci démontre pour la première fois que des corps aussi massifs que des étoiles peuvent, dans certaines conditions, s’effondrer sous l’effet de leur propre gravité jusqu’à former une région de l’Espace dont plus rien, ni la matière, ni la lumière ne peuvent sortir : un trou noir.
Contrairement à ce qui a d’abord été cru, un tel objet ne se réduit pas à un point ou à une singularité perdue dans l’immensité du Cosmos. Il est délimité par une frontière intangible et invisible appelée horizon des événements, au-delà de laquelle rien ne peut revenir.
Relativité générale confirmée
C’est l’existence de cet horizon des événements associée aux trous noirs que démontre l’image diffusée par la collaboration EHT. La découverte qui fait l’objet de six articles dans la revue Astrophysical Journal Letters, confirme aussi, pour la première fois de manière directe, la validité des équations de la relativité générale d’Albert Einstein dans un régime de forts champs de gravité. Mais avant d’en arriver là, bien des efforts ont été nécessaires.
En effet, explique Frédéric Gueth en pénétrant dans la salle de contrôle où des écrans pilotent la titanesque machine, fonctionnant dans le domaine des ondes millimétriques : « Projeté sur la voûte céleste, un horizon des événements a l’aspect d’un disque parfaitement noir, plus ou moins aplati. » Tel quel, exception faite peut-être d’une forme de radiation particulière théorisée par le physicien Stephen Hawking, il ne serait pas repérable par des télescopes.
Rayonnement intense
« Heureusement, les trous noirs sont rarement des astres isolés. Ceux repérés au centre des Galaxies occupent des régions riches en étoiles, en poussières et en gaz », précise le chercheur. Cette matière en orbite autour de ces objets cosmiques forme un disque d’accrétion dont l’échauffement produit un rayonnement intense caractéristique. Toutefois, elle devient invisible, dès lors qu’arrachée à cette structure annulaire, elle franchit la limite de l’horizon des événements. Créant au bout du compte une région sombre sur un fond brillant : l’ombre du trou noir.
L’image que renvoie un tel objet vers un observateur lointain, n’a cependant rien d’intuitif. Dès 1979, Jean-Pierre Luminet, alors jeune chercheur au CNRS, l’a modélisée (lire le communiqué à ce sujet) en prenant en compte les propriétés physiques de la matière soumises à ces conditions infernales et la façon dont la structure de l’espace-temps – notamment la trajectoire des rayons lumineux qui la traversent – est affectée par la gravité du trou noir. Le cliché diffusé par l’équipe du EHT montre l’ombre de M87* vue sous un angle d’inclinaison du disque d’environ 60° avec ce dernier tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. On y distingue dans le halo lumineux entourant la région sombre centrale, une zone plus brillante sur un seul côté. Cette dernière est caractéristique d’une image déformée par la présence du trou noir.
Problème de taille
Autre problème qu’ont dû surmonter les scientifiques : la taille. En effet, l’horizon des événements d’un trou noir ne délimite qu’un minuscule volume d’espace. Une sphère de quelques dizaines de kilomètres de diamètre à peine lorsque ce dernier est issu d’une simple étoile massive. Conséquence, poursuit Frédéric Gueth : « Avec les moyens actuels, les astronomes ne peuvent espérer observer que les trous noirs supermassifs les plus proches. » Et ils ne disposent pour cela que de deux cibles potentielles : Sagittarius A* (en abrégé SgrA*), l’objet de 4,14 millions de masse solaire qui occupe le centre de la Voie lactée à 26 000 années-lumière de la Terre. Et M87*, géant de 6,5 milliards de masse solaire, placé au cœur de la Galaxie elliptique Messier 87 (M87), dans la constellation de la Vierge.
Mais, le défi n’en restait pas moins considérable. En effet, l’horizon des événements de M87* a un rayon compris entre 65 et 123 unités astronomiquesFermerUne unité astronomique correspond à la distance entre la Terre et le Soleil. – mais il s’agit de le discerner à 50 millions d’années-lumière de distance ! Même en profitant de l’effet de loupe dû aux lentilles gravitationnelles créé par la relativité générale, les astronomes doivent distinguer une ombre occupant sur la voûte céleste un angle inférieur à 25 micro-arc-secondes. Hors de portée des plus puissants télescopes !
Résolution haute précision
D’où le projet EHT. Lancé en 2016 sous l’impulsion de Sheperd Doeleman et de Heino Falcke, respectivement astronome au MIT (États-Unis) et professeur à l’Université de Radboud (Pays-Bas), ce programme international, financé pour sa partie européenne via une bourse du Conseil européen de la recherche d'un montant de 14 millions d'euros, consiste à faire appel à une technique d’interférométrie à très longue base (VLBI1), rarement utilisée à une telle échelle et à de telles longueurs d’ondes (1,3 millimètre) afin de saisir les images des ombres de SgrA* et de M87*.
« En effet, explique Frédéric Gueth, les poussières opaques présentes sur la ligne de visée de ces sources ne laissent passer la lumière qu’à ces fréquences. » En synchronisant avec une précision d’une fraction de millionième de seconde les instruments de huit – bientôt dix – observatoires répartis sur la surface du globe, puis en croisant les données récoltées, ces astronomes entendent produire des clichés d’une résolution équivalente à celle qu’aurait un unique radiotélescope de 10 000 kilomètres de diamètre. Une résolution de 26 micro-arc seconde, qui permettrait de lire, depuis New York, un journal déposé sur une table parisienne !
Images et modèles numériques
C’est à cette expérience mondiale et inédite qu’ont participé les scientifiques du 30 mètres de l’Iram, Pico Veleta. Durant quatre jours, les 5, 6, 10 et 11 avril 2017, ce radiotélescope a, en coordination avec sept autres instruments placés aux États-Unis, à Hawaï, au Chili, au Mexique et en Antarctique – parmi lesquels l’interféromètre géant Alma2 –, dirigé son œil successivement vers Sgr A* et sur M87*. Un moment de stress pour l’équipe, car, comme le raconte Pablo Torne de l’Iram qui participait à l’aventure : « La technique n’avait jamais été employée dans ces conditions et il était impossible de savoir si l’on avait réussi. »
La quantité de données recueillies au cours du test dépassant de loin, les capacités d’Internet, toute l’information fut emmagasinée sur des disques durs qui devaient être, acheminés plus tard jusqu’à des centres spécialisés placés à Haystack (États-Unis) et à Bonn (Allemagne). Cette opération ne fut achevée qu’à la fin du mois de décembre. Helge Rottman du Max-Planck-Institut für Radioastronomie (MPIfR) se souvient avoir vécu un « instant de grande excitation » lorsque, enfin, à la veille de Noël, le dernier paquet est arrivé à Bonn : « Il a fallu attendre six mois qu’un hélicoptère soit disponible pour aller récupérer, en Antarctique, les mémoires de stockage du Télescope du Pôle Sud (SPT3) ! »
Une fois recombinés dans les puissants corrélateurs du Haystack Observatory, près de Boston et du MPIfR à Bonn, les signaux ont été confiés à quatre équipes qui ont travaillé de manière indépendante. Ces groupes ont procédé, chacun de leurs côtés, aux traitements adéquats pour en tirer, selon trois méthodes différentes, des images qu’il a fallu débarrasser de leurs artefacts et confronter aux modèles numériques. Un travail de bénédictin qui a abouti à cette visualisation inédite de M87* ainsi qu’à une estimation précise de la taille de son ombre (22 micro-arc-secondes) et de sa masse : entre 5,8 milliards et 7,2 milliards de fois la masse du Soleil, une valeur cohérente avec les estimations précédentes des astronomes.
L’opération s’est toutefois soldée par un échec dans le cas de SgrA*, certes moins massif mais pourtant beaucoup plus proche. En effet, explique Frédéric Gueth : « Aux problèmes de calibration, s’est ajouté le constat que cette source est fluctuante et peut-être mal orientée par rapport à la Terre. » Que ce soit à cause des mouvements de matière dans le disque du trou noir ou d’un autre phénomène, les variations horaires de luminosité de l’ombre, brouillent les signaux.
Un souci que les équipes espèrent résoudre en augmentant, lors des prochaines campagnes, la sensibilité du réseau EHT par l’ajout de nouvelles stations d’observation. L’une d’entre elles sera située en France. Il s’agit de l’interféromètre Noema de l’Iram dont les dix (et bientôt douze) antennes de 15 mètres installées à 2500 mètres d’altitude, sur le Plateau de Bure, dans les Hautes-Alpes, vont rentrer dans la danse. Avec un objectif : arracher aux trous noirs leurs ultimes secrets. ♦
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du journal CNRS