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« Le regard, la pensée et la parole s’articulent de façon organique »

Dossier
Paru le 16.02.2024
Femmes de science

« Le regard, la pensée et la parole s’articulent de façon organique »

07.11.2022, par
La philosophe Anca Vasiliu à son domicile parisien, en octobre 2022.
Spécialiste de philosophie grecque classique et tardive, Anca Vasiliu vient de recevoir le Grand Prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, dans laquelle elle explore les rapports entre image, langage et pensée à travers la relecture des textes anciens.

Historienne de l’art en Roumanie, vous êtes devenue philosophe en France. Quel a été le cheminement qui vous a menée de l’art propre au christianisme byzantin, à la pensée de l’Antiquité classique et tardive ?
Anca Vasiliu1. En travaillant sur l’art médiéval byzantin, j’ai été amenée à travailler sur les sources, sur les éléments d’inspiration qui ont été ceux des artistes byzantins. Je me suis rendu compte qu’il me fallait acquérir une bonne connaissance des langues anciennes pour aborder les textes et pour saisir la pensée qui les sous-tend. Cela peut sembler inhabituel, mais c’est un chemin tout naturel. J’ai donc fait le choix de reprendre des études et de me plonger dans le grec.
 
Ma formation en histoire de l’art a néanmoins été déterminante et même fondamentale pour comprendre les textes. J’y ai acquis une manière rigoureuse de scruter les objets et les œuvres qui m’a été précieuse. En Roumanie, les études d’histoire de l’art incluaient une formation artistique. Dessin, peinture, modelage, nous devions mettre la main à la pâte, reproduire le geste antique. Non pas pour faire de nous des plasticiens ou des artisans. Mais pour acquérir une connaissance intime des œuvres. Car le regard sur une œuvre passe aussi par la main. La pratique artistique aide à comprendre comment un objet singulier devient une œuvre universelle. Cela m’a beaucoup aidée dans l’étude des textes et des œuvres. Savoir scruter la langue donne quelque chose de plus, transforme la lecture en attisant le regard et en nourrissant l’imagination ; elle permet aussi d’accorder une attention particulière à chaque détail.
 
Pourquoi ne pas avoir opéré cette conversion en Roumanie ?
A. V. À cette époque, à la fin des années 1970, deux obstacles s’opposaient à mes projets. Entreprendre des études de philosophie, comme je l’avais toujours souhaité, était doublement impossible : d’abord parce qu’en Roumanie, il n’était pas permis de suivre une deuxième formation universitaire. Vous deviez travailler après l’obtention de votre diplôme. Ensuite parce que la philosophie classique n’était tout simplement pas au programme, seule la philosophie marxiste était enseignée.

J’ai donc choisi de partir en France, car le français était une langue familière, que j’avais apprise à la maison, ce qui n’était pas rare à l’époque dans le monde roumain francophile et francophone. Cependant, parler français est une chose, écrire en français en est une autre. J’ai réussi à surmonter mon angoisse devant la page blanche lorsque je me suis donné la liberté d’écrire sur un sujet relevant de ma première spécialité. En terrain connu, l’écriture s’est déliée et j’ai pu passer plus aisément à la rédaction de ma thèse en philosophie. J’ai gardé néanmoins de ma langue maternelle la souplesse syntaxique et le goût poétique pour une certaine sensorialité de l’expression.
 
Du diaphane, Dire et voir, Montrer l’âme, Images de soi  : votre œuvre philosophique est traversée par la question de la représentation, de l’image. Comment définiriez-vous votre objet de recherche ?
A. V. Le postulat de ma recherche est que le regard, la pensée et la parole s’articulent de façon organique. Le langage produit des images – et non pas nécessairement l’inverse – en vue de rendre accessibles la pensée et la connaissance des choses. C’est un processus de connaissance qui passe par les moyens de l’expression dans lesquels se complètent la parole et la capacité de la parole à produire des images. Pour les philosophes grecs classiques, la naissance de l’objet visible n’est pas seulement une question de regard, de visualité, c’est quelque chose de conceptuel. Aristote, qui définit le diaphane dans le sillage de Platon, le définit dans le cadre de la recherche optique. Mais pour définir ce qu’on voit par la vue et le regard, il est obligé de passer par la lumière et de définir la lumière comme une condition d’accessibilité à la visibilité des choses.

Détail de "l'École d'Athènes", œuvre de Raphaël (1483 - 1520) représentant des philosophes grecs réunis autour de Platon (toge rouge) et Aristote (toge bleue). Fresque, vers 1509-1511, Palais du Vatican.
Détail de "l'École d'Athènes", œuvre de Raphaël (1483 - 1520) représentant des philosophes grecs réunis autour de Platon (toge rouge) et Aristote (toge bleue). Fresque, vers 1509-1511, Palais du Vatican.

Immédiatement après ce déploiement conceptuel de l’optique et de la définition de la vue, des couleurs et de la luminosité, il transpose ce mécanisme à l’intellection et compare l’intellect à la lumière. L’intellect est comme la lumière ; le statut de la lumière n’est pas physique mais métaphysique ; la lumière fonctionne comme un premier moteur du monde qui agit sur ce qui est dans l’ordre du devenir, mais sans en être elle-même affectée. La lumière n’étant pas corporelle, elle est quelque chose de comparable à un agent qui ne s’arrête jamais d’être en action. Pour nous, qui connaissons la nature physique de la lumière, les choses paraissent évidentes ; pour les Anciens, elles ne l’étaient pas. J’ai compris en travaillant sur le traité De l’âme mais aussi sur le Traité des sens puis sur la Métaphysique que pour les Anciens, les questions de la pensée et de la vision sont liées et complémentaires. La manière dont la rationalité de la pensée exprime l’expérience perceptive – visuelle dans le cas précis – fait qu'elles sont indéfectiblement reliées. C’est sur cette base, ce socle conceptuel, que j’ai construit ma démarche de philosophe.

L’image est-elle un double de la parole ?
A. V. Ce n’est pas un double, car elle serait alors une copie, une ombre, un reflet ou un fantôme, mais le complément de la parole qui révèle une réalité propre de l’expression, celle que nous donnons à ce que nous voyons et disons en même temps. Ce complément peut être visible mais peut être de l’ordre d’une idée ou d’une représentation conceptuelle. 

Il n’y a pas de pensée sans image dans la philosophie classique ?
A. V. Platon analyse le statut des images dans Le Sophiste par exemple, mais en même temps il utilise lui-même des images comme dans le Phèdre où tout le prologue montre la construction d’une image. Socrate et Phèdre se rencontrent dans un endroit précis d’Athènes, sortent et vont se promener au bord d’une rivière en cherchant l’ombre d’un platane. 

Avoir la connaissance de son image, c’est déjà avoir une conscience de soi.

Cette image, composée de références à Homère, toute tissée de topoï empruntés à la littérature homérique, est construite de manière telle que le sens du texte peut déjà commencer à cheminer dans l’esprit du lecteur. L’image ouvre la voie à la mise en place de la thématique, ici la thématique de l’âme. La définition de l’âme ne peut se faire que dans le cadre d’une image donnée. 

Pour forger son identité, l’humain a besoin d’une image de lui-même. Cette idée transforme-t-elle la question de la conscience de soi ?
A. V. Quand j’ai écrit le livre intitulé Images de soi, j’avais bien sûr en tête le « je pense donc je suis ». Mais mon souhait a été de partir de l’idée qu’avoir la connaissance de son image, c’est déjà avoir une conscience de soi. Tous mes travaux de recherches s’appuyant sur des textes, je suis partie d’un texte d’Apulée intitulé L’Apologie. L’auteur y raconte dans un récit dont on ne sait s’il est une fiction ou une histoire véritable, un procès qui lui est fait car il possède un miroir. Cette possession ferait de lui, selon ses accusateurs, un magicien, faiseur de sortilèges. Apulée le présente au contraire comme une nécessité, celle de se connaître lui-même en tant que philosophe, puisque tel est le titre qu’il se donne. 

À gauche, portrait d'Apulée (Lucius Apuleius), philosophe et écrivain latin né vers 125, mort vers 180 (gravure tirée de “Life of the Ancients” de Georg Wilhelm Zapf, 1784). À droite, page des "Œuvres" d'Apulée, impression par Konrad Sweynheym et Arnold Pannartz, 1469, Venise, Biblioteca Marciana.
À gauche, portrait d'Apulée (Lucius Apuleius), philosophe et écrivain latin né vers 125, mort vers 180 (gravure tirée de “Life of the Ancients” de Georg Wilhelm Zapf, 1784). À droite, page des "Œuvres" d'Apulée, impression par Konrad Sweynheym et Arnold Pannartz, 1469, Venise, Biblioteca Marciana.

En analysant le texte d’Apulée, on comprend que la question de l’image qu’on a et qu’on donne de soi est centrale à la conscience qu’on a de soi. Avoir accès à l’image de ce que nous sommes est le chemin qui mène à la connaissance de ce que nous sommes. Cette idée n’est pas propre à Apulée. Elle est présente dans une constellation de textes de l’Antiquité tardive.

Ces images auxquelles se réfèrent les philosophes anciens comme Platon ont-elles quelque chose en commun avec le siècle de l’image dans lequel nous vivons ?
A. V. Le monde actuel parle (et vit) uniquement d’images visuelles, de ce qui se conçoit comme image et se donne à voir au point de rendre captifs le regard et l’être entier. Or la pensée antique a une autre compréhension des images. Le visuel n’y est pas prioritaire mais ce sont la pensée et le langage qui sont créateurs d’images et travaillent avec elles.

Bas-relief en marbre représentant Hephaïstos et les cyclopes forgeant les armes d'Achille sous le regard de la déesse Athéna (à gauche) et de Thetis, mère d'Achille (à droite). Pinacoteca Capitolina, Palazzo Conservatori, Rome.
Bas-relief en marbre représentant Hephaïstos et les cyclopes forgeant les armes d'Achille sous le regard de la déesse Athéna (à gauche) et de Thetis, mère d'Achille (à droite). Pinacoteca Capitolina, Palazzo Conservatori, Rome.

Les Anciens créent à dessein des figurations et, en apprenant les arts du langage, ils apprenaient aussi à voir et à utiliser les vertus cognitives inscrites dans la visibilité révélée des choses. Le monde était une image, mais parce qu’il y avait un sens de le concevoir comme une image ; le monde n’était pas donné en photos ou en projections virtuelles de ce qui n’est pas accessible à l’œil nu. Quand Phidias crée la statue d’un dieu, il crée visiblement l’invisible à partir d’un art qui articule divinement les données du visible. Quand Homère (Iliade, ch. 18) décrit le bouclier qu’Héphaïstos est en train de forger pour Achille, il donne à voir une image complète du monde dans lequel a lieu le siège de Troie et révèle ainsi le sens cosmologique du poème. Quand un sophiste montre de loin des images à des jeunes apprentis philosophes, il leur indique le chemin de la découverte de la réalité et de la vérité de l’étant. Nous n’en sommes pas là. Les images du monde actuel sont un voile, non le résultat d’un dévoilement, d’une révélation de la phénoménalité qui s’offre à la vision et à la pensée. ♦

Références bibliographiques
Montrer l'âme. Lecture du Phèdre de Platon, Vrin/Presses de Sorbonne Université, 2021, 484 p. 18 euros.
Images de soi dans l’Antiquité tardive, Vrin, coll. " Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie", 2012, 288 p., 29 euros.
Dire et voir. La parole visible du Sophiste, Vrin, coll. " Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie", 2008, 384 p., 32 euros.
Du Diaphane. Image, milieu, lumière dans la pensée antique et médiévale, Vrin, coll. "Études de philosophie médiévale", 1997, 320 p., 40 euros.

A lire sur notre site
Ce que la psychologie doit à Platon (entretien avec Olivier Houdé)
Barbara Cassin, le pouvoir des mots
 

Notes
  • 1. Anca Vasiliu est directrice de recherche au CNRS, au Centre Léon Robin de recherches sur la pensée antique (unité CNRS/Sorbonne Université).

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