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Esther Duflo, une économiste en lutte contre la pauvreté
Cet article a été publié en mai 2011 dans CNRS le journal n°256. Nous le republions aujourd'hui, 14 octobre 2019, après l'annonce du "prix Nobel d'économie" attribué à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer.
En cette matinée de mars 2011, Esther Duflo fait irruption dans les locaux parisiens de l’antenne européenne du Laboratoire d’action contre la pauvreté (J-PAL), un réseau international de chercheurs qu’elle codirige. La tenue est décontractée, le regard perçant et concentré. Entre cours, conférences et rencontres avec la presse, cette jeune professeure de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), à Boston, médaille de bronze du CNRS en 2005, n’a pas une minute à perdre durant sa brève escale à Paris. Mais son visage s’illumine dès lors qu’elle entre dans le vif de son sujet.
Le cheval de bataille de cette économiste à la renommée mondiale ? Le développement. Question qu’elle aborde en couplant réflexions fondamentales et travail sur le terrain, avec un objectif : apporter des réponses pratiques. Et cela dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, l’agriculture ou l’accès au crédit. « Enfant, j’étais déjà perturbée par la pauvreté, confie-t-elle. D’un autre côté, je voulais être professeure. » Esther Duflo opte pour des études d’histoire. Mais le déclic s’est produit au contact de l’économie : « J’ai découvert comment articuler mes préoccupations et mes centres d’intérêt. »
Concrètement, cette ancienne élève de l’École normale supérieure s’est fait un nom en contribuant à importer dans le champ de l’économie la notion d’expérimentation en situation réelle, plus précisément la méthode dite d’évaluation d’impact par assignation aléatoire. Exemple : comment savoir si un programme de soutien scolaire mis en œuvre en Inde donne des résultats ? « Il faut le mettre en place dans la moitié des écoles d’une ville, sélectionnées au hasard, pas dans l’autre moitié, puis comparer le niveau des élèves », explique l’économiste. Seule façon de s’abstraire des biais classiques résultant d’une tendance des décideurs à mettre en place de tels programmes dans les écoles les plus défavorisées. Ou, à l’inverse, d’une propension des meilleures écoles à les solliciter.
Plus innovant encore, la chercheuse, qui a inauguré la première chaire internationale « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France, a raffiné la méthode afin de répondre à des questions plus subtiles. Elle a ainsi montré que des fermiers kenyans n’utilisent pas l’engrais à leur disposition car, à la période où ceux-ci deviennent utiles, ils ont déjà dépensé les revenus de la récolte précédente et ne peuvent donc plus se les procurer.
« La logique économique imposerait qu’ils anticipent cette situation, analyse Esther Duflo. Nos expérimentations montrent que ce n’est pas le cas. » Et d’ajouter : « Ces résultats alimentent la réflexion théorique sur le comportement réel des acteurs économiques et permettent d’imaginer des stratégies pour inciter les gens à aller vers une meilleure efficacité. » Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Car les concepts méthodologiques du J-PAL sont désormais mis en œuvre sur tous les continents, via notamment ses antennes en Inde, en Afrique du Sud et au Chili. Preuve de leur pertinence, les nombreux prix décernés à Esther Duflo, telle la médaille John Bates Clark, pour son rôle essentiel dans l’économie du développement. Ou son classement dans la liste des 100 penseurs globaux de 2010 du magazine américain Foreign Policy. Et aujourd’hui, donc, la nouvelle médaille du CNRS : « Je suis ravie que l’innovation sociale soit reconnue sur le même plan que les innovations technologiques », conclut l’économiste.
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Auteur
Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.