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Ces plantes qui envahissent le monde
À Marseille, il n’y a pas que les touristes qui ont colonisé les Calanques. Une autre menace, plus insidieuse, vient elle aussi peser sur l’équilibre en péril de cet écosystème du pourtour méditerranéen. Des plantes exotiques originaires d’autres continents – griffe de sorcière, figuier de Barbarie ou encore agave d’Amérique –, ont tellement proliféré sur le sol des Calanques qu’elles menacent des plantes plus petites, fragiles et endémiques telles que l’emblématique astragale de Marseille. De 2017 à 2022, ce sont 200 tonnes de ces plantes exotiques envahissantes qui ont ainsi dû être arrachées au cours de coûteuses opérations d’éradication, mobilisant de nombreux scientifiques, entreprises spécialisées, bénévoles… et même, un hélicoptère !
Une conséquence de la mondialisation
Moins médiatisées que les espèces animales exotiques envahissantes – frelon asiatique et moustique tigre en tête –, les espèces végétales exotiques envahissantes n’en constituent pas moins une vraie menace pour les écosystèmes planétaires. Sur les dix espèces exotiques envahissantes les plus répandues dans le monde, listées dans le rapport que la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), le « Giec de la biodiversité », vient de consacrer aux espèces exotiques envahissantes1 (lire plus bas), sept sont d’ailleurs des plantes, comme le lantanier, le robinier faux-acacia ou la jacinthe d’eau.
En France métropolitaine, la liste des plantes exotiques envahissantes ne cesse de s’allonger : l’hélianthe en forêt de Fontainebleau (Île-de-France), la jussie dans les zones humides, l’herbe de la pampa avec ses plumeaux blancs désormais si répandue dans l’Hexagone que les fleuristes l’ont adoptée dans leurs bouquets, la renouée du Japon, ou encore la fameuse griffe de sorcière très prisée des jardiniers pour ses qualités de couvre-sol et qu’on peut désormais observer des côtes méditerranéennes jusqu’à la pointe du Finistère. Des espèces dont les origines se situent respectivement en Amérique du Nord, en Amérique du Sud (pour la jussie et l’herbe de la pampa), en Asie orientale et en Afrique du Sud.
Certaines plantes exotiques ont une telle capacité à proliférer et à envahir les milieux où elles sont introduites qu’elles sont même qualifiées de « super envahissantes ». Les territoires d’outre-mer sont particulièrement touchés par ces espèces très performantes : « en Polynésie française, 70 % de la surface de Tahiti est envahie par Miconia calvescens, un arbre originaire d'Amérique centrale et du Sud », témoigne Céline Bellard, chercheuse CNRS au laboratoire Écologie, systématique et évolution2. Surnommé le « cancer vert », le miconia a été retrouvé plus récemment en Martinique en 2017, puis en Guadeloupe en 2020, menaçant l’équilibre fragile de ces écosystèmes insulaires.
Comment ces végétaux ont-ils atterri si loin de leur milieu d’origine ? L’introduction de ces plantes exotiques est intimement liée aux déplacements intercontinentaux effectués par les colons européens à partir du XVe siècle. « C’est ni plus ni moins l'héritage de Christophe Colomb, souligne Jonathan Lenoir, écologue, chercheur CNRS au laboratoire Écologie et dynamique des systèmes anthropisés3. Les explorateurs ont ramené des espèces indigènes d’Amérique en Europe, et à l’inverse, ceux qui sont partis s’installer dans les colonies ont exporté là-bas les plantes qu’ils affectionnaient. »
La mondialisation, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les nombreux déplacements internationaux ont fait le reste et expliquent le nombre croissant de plantes exotiques introduites à travers le monde au fil du temps, avec une nette accélération depuis les années 1970. « On a introduit ces végétaux en masse dans les jardins, les villes, sur les ronds-points, le long des routes, raconte Laurence Affre, écologue à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale4 (IMBE), parce qu’ils sont jolis, avec leurs couleurs et leurs formes inhabituelles. » C’est précisément ce qui est arrivé avec le miconia, introduit en 1937 à Tahiti comme plante ornementale dans un jardin botanique privé, ou avec la jussie, une plante aquatique ramenée en France entre 1820 et 1830 pour décorer des bassins d’agréments.
Quand les plantes prennent la route
Le caractère « utile » de certaines plantes explique aussi leur introduction. « Lorsqu’il y avait encore une activité militaire sur l’île de Bagaud (aujourd’hui partie intégrante du Parc national de Port-Cros, dans le Var), au XIXe siècle, l’armée y a initialement introduit les griffes de sorcière – devenues envahissantes – car celles-ci produisent des rameaux rampants avec des racines qui s’enfoncent dans le sol, ce qui permet de le stabiliser et de diminuer l’érosion », poursuit Laurence Affre.
Problème : une fois introduites dans un nouveau milieu, les plantes exotiques ne se contentent pas de « rester plantées là ». Contrairement à ce que suggère l’expression, les plantes se déplacent ! Elles disposent en effet d’un large arsenal de vecteurs de dispersion pour « s’échapper » et parcourir des distances parfois très longues. Les graines issues de leur reproduction peuvent ainsi être transportées par les humains, sous les semelles de leurs chaussures ou les pneus de leurs véhicules, mais aussi par les animaux via leur pelage ou leurs déjections, par le vent ou encore par l’eau.
En ce qui concerne les plantes exotiques envahissantes, leur mobilité est d’autant plus rapide que les milieux naturels ont subi des perturbations liées aux activités humaines mais aussi naturelles (feux de forêt, tempêtes), devenues plus fréquentes en raison du changement climatique. On dit même qu’elles empruntent les routes pour se propager plus vite ! « Lorsque l’on construit une route, on rase tout et on détruit l’habitat indigène, explique Jonathan Lenoir. C’est cette remise à zéro qui permet aux plantes exotiques envahissantes de s’exprimer et de progresser beaucoup plus facilement que dans un écosystème indemne et compétitif. » C’est particulièrement vrai en montagne où, à cause du changement climatique, les plantes – toutes espèces confondues – ont tendance à migrer en altitude pour retrouver des températures plus fraîches.
Or, si 6 % « seulement » des plantes exotiques introduites hors de leur territoire d’origine deviennent envahissantes, d’après l’IPBES leur propagation a un impact bien réel sur la biodiversité dont on commence à prendre toute la mesure. Les espèces végétales exotiques envahissantes provoquent notamment « une dégradation des écosystèmes, avec une diminution de l'abondance des plantes indigènes et une modification importante des caractéristiques du sol », détaille Laurence Affre. Avec ses feuilles gigantesques, Miconia calvescens a ainsi la capacité d'étouffer complètement la végétation environnante, qui ne parvient plus à capter la lumière. « On assiste alors à la formation de forêts composées exclusivement de miconia qui détruisent l’habitat des espèces endémiques et les menacent d’extinction, en Polynésie et dans les Antilles notamment », indique Céline Bellard.
Ces plantes peuvent même aller jusqu’à modifier le fonctionnement de l’écosystème lui-même. « En forêt de Compiègne (Hauts-de-France), raconte Jonathan Lenoir, on s’est ainsi rendu compte que le cerisier tardif (originaire d’Amérique du Nord) était capable de court-circuiter le fonctionnement naturel de la forêt en modifiant le cycle de l’azote pour se l’accaparer, au détriment des plantes indigènes de l’écosystème. »
À la différence des espèces animales exotiques envahissantes, dont les impacts sur les territoires d’accueil sont plus immédiats, les plantes ont la particularité de générer des impacts à retardement, ce qui rend leurs dégâts d’autant plus compliqués à évaluer. « Ce que l’on observe aujourd’hui n’est peut-être que la partie visible de l’iceberg, s’inquiète Jonathan Lenoir, car il existe un retard de réponse important entre l’introduction d’une espèce et son premier impact visible. » Un délai de latence accentué par le fait que les graines peuvent rester jusqu’à plusieurs décennies en état de dormance dans le sol, jusqu’à ce que les conditions leur soient favorables pour germer (chaleur, pluie, perturbations). Ce que les écologues appellent la « banque de graines du sol » rend d’autant plus délicate leur éradication : une opération d’arrachage pratiquée une année ne suffira pas à prévenir le retour de la plante invasive les années suivantes.
Reproduction et développement plus efficaces
C’est que les végétaux transportés hors de leur milieu d’origine disposent d’avantages redoutables sur les plantes locales : lorsqu’ils sont introduits dans une nouvelle région géographique, ils se retrouvent dépourvus des ennemis présents dans leur aire d’origine et qui limitaient leur population. Sans les espèces animales herbivores, les agents pathogènes ou les parasites contre lesquels elles devaient lutter, « ces plantes peuvent allouer davantage de ressources à leur développement et à leur reproduction, contrairement aux plantes indigènes qui doivent toujours utiliser une partie de leur énergie pour combattre leurs ennemis traditionnels », explique Laurence Affre.
L’absence de coévolution entre les plantes exotiques et les espèces indigènes du milieu dans lequel elles ont été introduites, que celles-ci soient végétales ou animales, est fondamentale pour comprendre comment certaines plantes exotiques parviennent à concurrencer les plantes natives. « Au sein d’un écosystème, on a toujours observé des comportements envahissants, observe Jonathan Lenoir. Mais il parvient généralement à s’autoréguler pour rétablir le cycle : les espèces ayant coévolué les unes avec les autres, elles ont développé une dynamique naturelle, une sorte de mécanisme de contrôle qui permet de revenir à une situation d’équilibre dans la communauté indigène. »
En revanche, lorsqu’une plante exotique est introduite, les espèces autochtones se retrouvent dans une situation de « naïveté » face à cette nouvelle plante : n’ayant pas coévolué ensemble, les espèces indigènes n’ont pas pu développer les armes biologiques pour se défendre ou se protéger si jamais cette nouvelle plante devient envahissante. C’est particulièrement vrai dans les territoires insulaires qui, avec leurs écosystèmes clos et isolés, sont particulièrement vulnérables aux invasions biologiques : le nombre de plantes exotiques y dépasserait désormais le nombre de plantes indigènes sur plus d’un quart des îles dans le monde, selon l’IPBES !
Une réglementation insuffisante
Face à ce constat préoccupant, les leviers d’action semblent encore insuffisants. Côté législation, les mesures se révèlent disparates : 83 % des pays sont dépourvus de réglementation nationale spécifique sur les espèces exotiques envahissantes. Ils sont néanmoins de plus en plus nombreux à établir des listes de contrôle et des bases de données officielles répertoriant ces espèces (196 pays en 2022). L’Union européenne a mis en place en 2014 une liste réglementaire des espèces jugées préoccupantes (88 à ce jour, dont 41 plantes) et soumises à des restrictions strictes de détention, d’importation, de vente ou de culture. Mais le nombre d’espèces concernées par cette liste est trop faible, déplorent les scientifiques. « On est encore loin des politiques fermes de certains États insulaires comme la Nouvelle-Zélande, où l’on doit nettoyer ses chaussures à l’aéroport pour éviter le transport de graines, mais on progresse », regrette Céline Bellard.
Les moyens de lutte contre les plantes exotiques envahissantes se sont fortement développés et affinés au cours de la dernière décennie. Pour éradiquer les plantes qui posent problème, l’arrachage reste la méthode la plus commune : « C’est efficace mais ça demande beaucoup de travail, concède Élise Buisson, chercheuse à l’IMBE et coordinatrice scientifique d’un programme ayant permis l’éradication des griffes de sorcière sur l’île de Bagaud. En raison de la banque de graines en dormance dans le sol, on doit revenir chaque année pour arracher de nouveau les nouvelles germinations qui font surface. » Pour maximiser les chances de réussite, rien n’est laissé au hasard : « Après avoir étudié le milieu, nous avons opté pour un protocole d’arrachage qui consistait à extraire non seulement les rameaux lignifiés, mais aussi leur litière (très riche en graines) », explique la chercheuse. L’éradication des griffes de sorcière a eu un effet significatif et positif sur la richesse et le recouvrement en plantes indigènes des communautés végétales du littoral et de l’intérieur de l’île.
Plus complexes et chronophages, les techniques de lutte biologique font aussi partie des solutions explorées par la recherche, même si l’introduction de nouvelles espèces fait toujours peser un risque sur les écosystèmes… La colonisation de Miconia calvescens a par exemple pu être ralentie à Tahiti par l’introduction d’un champignon pathogène au début des années 2000.
Lutter contre les plantes envahissantes doit enfin passer par une nécessaire prise de conscience de la société, au-delà du seul cercle des spécialistes. « Il faut sensibiliser le grand public, qui doit comprendre pourquoi il ne faut pas introduire certaines espèces dans de nouveaux milieux, et surtout informer les décideurs politiques pour qu’ils agissent à la hauteur des dommages causés par les invasions biologiques », insiste Laurence Affre, qui regrette qu’aujourd’hui encore, on trouve des plantes exotiques reconnues comme envahissantes en vente libre dans les jardineries françaises, comme l’arbre aux papillons ou la luzerne arborescente...
À l’issue de la COP15 sur la diversité biologique de Kunming-Montréal, en décembre 2022, 188 gouvernements ont convenu de réduire d’au moins 50 % d’ici à 2030 l’introduction et l’implantation d’espèces exotiques envahissantes prioritaires. Un accord aussi ambitieux qu’essentiel face à l’urgence de la situation. Mais qui doit maintenant être suivi d’effets. ♦
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Espèces exotiques envahissantes : l’IPBES tire la sonnette d’alarme
« Les espèces exotiques envahissantes (EEE) constituent une menace mondiale majeure pour la nature, les économies, la sécurité alimentaire et la santé humaine. » Ces mots alarmistes, employés en préambule du rapport sur les EEE publié le 4 septembre dernier par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), le « Giec de la biodiversité », sont loin d’avoir été choisis au hasard. Ils font face à un constat sans appel : « Ces espèces ont un rôle majeur dans 60 % des extinctions de plantes et d’animaux dans le monde, avec des coûts annuels dépassant désormais les 423 milliards de dollars. » Les espèces exotiques envahissantes peuvent être des animaux (vertébrés et invertébrés), comme le rat noir ou la fourmi d’Argentine, des micro-organismes, comme le champignon chytride, ou encore des plantes, comme le faux mimosa ou le ricin commun. Le rapport, rédigé par 86 experts de 49 pays sur la base de quatre ans et demi de travaux, constitue l’évaluation la plus complète jamais réalisée au sujet des espèces exotiques envahissantes, passant au crible à la fois leurs causes, leur diversité, leurs impacts et les solutions à mettre en place pour limiter les dégâts. ♦
À lire et à voir sur notre site
Espèces envahissantes : une catastrophe écologique et économique
COP15, un sommet pour enrayer la crise de la biodiversité
- 1. https://www.ofb.gouv.fr/actualites/publication-du-rapport-de-lipbes-sur-...
- 2. Unité CNRS/AgroParisTech/Université Paris-Saclay.
- 3. Université de Picardie Jules Verne.
- 4. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Avignon Université/IRD.