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Mettre les acouphènes en sourdine
Bourdonnements, sifflements, grincements, sonneries, cliquetis, vrombissements… Si selon le Baromètre « Acouphènes 2024 », 23 millions de Françaises et de Français de plus de 15 ans ont déjà fait l’expérience de l’acouphène une fois dans leur vie, ils seraient entre 4 et 7 millions à l’éprouver de manière permanente. Parmi eux, 30 % souffrent d’une gêne importante à très importante qui impacte leur vie personnelle, familiale et sociale ainsi que leur vie professionnelle. En effet, selon l’étude PESA réalisée par les associations JNA et France acouphènes, et publiée en février 2024, 16 % des personnes ont eu au moins un jour d’arrêt de travail à cause de leurs acouphènes et 11,4 % ont changé d’emploi ou de poste de travail.
Si l’acouphène est un fardeau individuel aux conséquences psychologiques souvent lourdes et allant jusqu’à des formes sévères de dépression, il est aussi un fardeau social et économique. Ainsi, pour la Sécurité sociale, le coût total moyen par patient concerné et par an s’élève à 296,75 euros, avec un reste à charge moyen par patient et par an évalué à 1 079,85 euros. Handicaps invisibles longtemps négligés sinon déniés, les acouphènes sont aujourd’hui l’objet de recherches visant à mieux les comprendre et les caractériser pour, in fine, offrir une meilleure prise en charge et une meilleure reconnaissance aux personnes qui en souffrent.
Une nouvelle définition des acouphènes
Mieux comprendre, c’est d’abord mieux expliquer et se méfier des définitions incomplètes. Il était d’usage de définir les acouphènes comme des perceptions auditives en l’absence de stimulation sonore dans l’environnement (en d’autres termes comme des perceptions fantômes). Or, des médecins et chercheurs, dont Arnaud Norena, responsable de l’équipe Dynamique neuronale et audition au Laboratoire de neurosciences cognitives1, ont proposé une nouvelle définition des acouphènes2.
Dans sa version longue, elle se décline de la manière suivante : « L’acouphène est une sensation auditive sans stimulation sonore extérieure ni signification, mais identifiable par ses caractères sensoriels : localisation, intensité, fréquence et timbre. Il traduit un dysfonctionnement du système auditif et/ou d’autres structures pouvant interférer avec lui. Sous l’effet de processus cognitifs ou émotionnels, l’acouphène peut être vécu comme une expérience désagréable pouvant impacter la qualité de vie. La prise en charge peut faire appel à des compétences pluridisciplinaires. »
Ce que cette définition pointe en premier lieu, et ce de manière originale, c’est que l’on ne saurait pleinement caractériser l’acouphène sans prendre en compte ses effets sur la personne qui l’expérimente, tant sur le plan sensoriel que cognitif ou émotionnel. Et cette expérience varie beaucoup d’un individu à l’autre.
Le professeur Alain Londero, chirurgien au service d’otorhinolaryngologie (ORL) et de chirurgie cervico-faciale de l’Hôpital européen Georges Pompidou AP-HP, distingue le fait d’avoir un acouphène et le fait d’être invalidé par cet acouphène : « L’acouphène ne gêne pas forcément la personne qui en est atteinte et la présence d’une intolérance ou non pose de vraies questions. Notamment, quels sont les facteurs qui font que certaines personnes sont impactées par leurs acouphènes alors que d’autres ne le sont pas ? ».
« Nous sommes tous traversés par des sensations, comme des douleurs légères ou modérées ou des acouphènes, qui sont autant de “bruits de fond”, commente Arnaud Norena. La question qui se pose est comment chacun expérimente ce “bruit de fond” qu’est l’acouphène. Cette sensation, qui est relativement faible en intensité subjective, pose la question de pourquoi elle peut être si dévastatrice pour les sujets. Quand on travaille sur l’impact clinique qu’a l’acouphène sur la personne, on rentre dans un domaine qui ne relève plus uniquement des neurosciences (qui s’intéressent essentiellement au message neuronal qui produit cette sensation) mais aussi de la psychologie, sinon de la philosophie. »
Acouphènes objectifs et subjectifs
Revenons sur notre définition. Celle-ci dit aussi la diversité des acouphènes et de leur cause : « Il existe deux grands types d’acouphènes, objectifs et subjectifs, précise Arnaud Norena. Il peut en effet y avoir une source acoustique dans le corps : on parle alors d’acouphène objectif, notamment lorsque les vaisseaux proches de la cochlée génèrent un son, des vibrations qui sont captées par la cochlée comme n’importe quel son. Ce type d’acouphènes est relativement rare, il concerne entre 5 et 10 % des cas ». Alain Londero signale, lui, que ces acouphènes, parfois dits « pulsatiles », sont « curables par des traitements neurovasculaires (embolisations, stents) ou chirurgicaux ».
Le deuxième grand type d’acouphènes regroupe les acouphènes dits « subjectifs ». « Dans ce cas, il n’y a pas de source sonore, explique Arnaud Norena. La sensation sonore est sous-tendue par un signal neuronal. C’est le système auditif qui génère lui-même un “bruit neuronal”, c’est-à-dire une activité neuronale spontanée (non évoquée par un son) qui est à l’origine de cette sensation. » Dans plus de 50 % des cas, l’acouphène est lié à une perte auditive et donc à une lésion cochléaire3.
De très nombreuses pathologies, atteignant différents niveaux du système nerveux, peuvent conduire à une perte auditive et donc à un acouphène subjectif4. Au niveau de l’oreille externe : bouchon de cérumen, corps étranger, etc.
Au niveau de l’oreille moyenne : perforation du tympan, otite séromuqueuse (présence d’un épanchement sans symptôme d’inflammation aiguë, Ndlr), cholestéatome (tumeur), otospongiose (maladie d’origine génétique qui atteint le tissu osseux, Ndlr) et lésions ossiculaires (atteinte des osselets, Ndlr). Au niveau de l’oreille interne : vieillissement, traumatismes (mécanique, pressionnel, sonore, émotionnel), fistule, labyrinthite (inflammation), substances ototoxiques (qui peuvent rendre sourd, Ndlr).
Au niveau du nerf auditif : tumeurs, boucle vasculaire, neuropathie, maladie de Lyme. Enfin, au niveau central : traumatisme crânien, maladie neurodégénérative, problèmes de tension intracrânienne.
À cette perte auditive, le cerveau répond par un acouphène qui est en quelque sorte une sensation « aberrante », un peu comme une illusion. Arnaud Norena en détaille le mécanisme : « Le système auditif est un système qui est “bruyant”, au moins au niveau périphérique, c’est-à-dire que l’activité spontanée y est relativement importante. Ce “bruit” est lié à l’extrême sensibilité de ce système. » Il poursuit : « Une lésion cochléaire induit une réduction de ce bruit au niveau périphérique dès que les cellules ciliées sont atteintes. Il y a alors moins d’activité à l’état spontané, dans le silence. Ce qui est paradoxal : il y a moins de bruit et pour autant, on entend quelque chose ! » L’explication : en réponse à cette réduction des entrées sensorielles, le cerveau cherche à s’adapter. Cette adaptation de la sensibilité se fait au prix de l’augmentation de l’activité spontanée. « C’est cette augmentation d’activité spontanée dans les centres auditifs qui serait à l’origine de l’acouphène, effet collatéral d’un mécanisme adaptatif visant à conserver une activité neuronale moyenne constante. Ainsi, l’acouphène peut être pensé comme le résultat d’un mécanisme compensatoire », conclut le chercheur. L’acouphène serait ainsi une sorte de bug cérébral résultant d’une tentative d’adaptation.
Aux mécanismes qui conditionnent l’apparition de l’acouphène s’ajoutent des facteurs qui peuvent favoriser sa survenue (il n’est pas forcément permanent) et le renforcement de sa perception, que détaille Alain Londero : « stress, sensation de peur et d’hypervigilance, fatigue, troubles du sommeil, exposition au bruit, etc. ».
Des traitements avant tout palliatifs
Récemment, une autre cause a été mise en évidence : « Il existe aussi des acouphènes d’origine somato-sensorielle, dévoile Arnaud Norena. Par exemple, lorsqu’une personne serre les mâchoires, ou tourne la tête, l’acouphène peut augmenter en intensité. Le système auditif intègre alors des informations sensorielles qui ne sont pas auditives mais intéro- ou proprioceptives (provenant des muscles, par exemple). Ainsi, ces entrées non auditives, éventuellement augmentées du fait de la plasticité liée à une perte auditive, peuvent être “détournées” vers les voies auditives et être interprétées comme des sensations auditives. »
Ce mécanisme peut notamment expliquer pourquoi certaines personnes souffrant de bruxisme (grincement involontaire des dents) ont des acouphènes. Si ces acouphènes d’origine somato-sensorielle peuvent être soulagés par des myorelaxants, de la toxine botulique, voire de la chirurgie, la majorité des personnes touchées ne peut être soulagée par traitement spécifique.
« Il n’existe pas, aujourd’hui, de technique thérapeutique, entre autres médicamenteuse, pour éradiquer les acouphènes subjectifs, regrette Alain Londero. Mais toutes sortes de thérapeutiques palliatives traitent l’intolérance à l’acouphène. »
« Il est possible d’utiliser des médicaments destinés à réduire l’anxiété, la dépression ou les troubles du sommeil, ou qui visent à traiter des pathologies causales comme la maladie de Ménière, détaille le chirurgien. Des thérapies sonores sont également proposées. Elles consistent soit à compenser la perte auditive, soit à utiliser des méthodes d’enrichissement sonore pour masquer l’acouphène. C’est dans ce cadre qu’il est parfois conseillé au patient de s’endormir avec un bruiteur. Il est aussi possible d’avoir recours à des techniques de neuromodulation par stimulation magnétique, électrique5, avec des résultats inconstants. » Alain Londero expose enfin : « Ce sont les prises en charge dérivées des psychothérapies comportementales et cognitives (TCC) qui ont reçu la meilleure validation pour permettre aux patients de mieux tolérer l’acouphène. » C’est dans ce cadre qu’une méthode d’immersion en réalité virtuelle a également été développée dans son unité : « Elle permet au patient d’interagir avec un son qui ressemble à son acouphène afin d’améliorer la tolérance. »
Vers des traitements médicamenteux?
Si Alain Londero compte beaucoup sur l’amélioration des prothèses auditives, Arnaud Norena indique pour sa part une piste de traitement médicamenteuse : « En étudiant la plasticité du système auditif chez l’animal, nous nous sommes intéressés au neurotransmetteur inhibiteur appelé GABA et nous nous sommes aperçus que son activité inhibitrice était modulée par un autre type de molécules appelées KCC2. Or, nous avons montré que les KCC2 étaient sous régulées après une perte auditive. Ce résultat est très intéressant car il suggère que le GABA, un neurotransmetteur habituellement inhibiteur, peut devenir moins inhibiteur, voire même excitateur. Ce résultat ouvre des pistes pharmacologiques pour restaurer le niveau d’inhibition à travers une augmentation de l’activité des KCC2. »
Même si, pour l’heure, les traitements de l’acouphène ne sont pas pleinement satisfaisants, Alain Londero invite les personnes qui sont concernées à consulter, « d’abord parce que l’étiologie est parfois curable, ensuite pour faire de la prévention secondaire et éviter ainsi que l’acouphène ne s’installe et s’intensifie. » Et le chirurgien de conclure : « La recherche sur les acouphènes est une science relativement récente comparée, par exemple, à l’algologie (qui prend charge les douleurs chroniques, Ndlr). Il faut aujourd’hui qu’elle se structure. » ♦
- 1. Unité CNRS/Aix-Marseille Université.
- 2. https://doi.org/10.1016/bs.pbr.2021.01.029
- 3. Notons qu’une étude de 2023 suggère que ce pourcentage pourrait être bien plus élevé car même si aucun déficit n’est retrouvé à l’audiogramme, il peut exister des lésions indétectables des fibres nerveuses auditives : https://doi.org/10.1038/s41598-023-46741-5
- 4. https://www.larevuedupraticien.fr/article/acouphenes-subjectifs
- 5. Par exemple, un casque émet des sons qui permettent de réduire la perception des acouphènes, et en même temps, un dispositif délivre des petites impulsions électriques indolores sur la langue ou sur les muscles de la mâchoire.