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Le rôle des inégalités dans la prise en charge des AVC
En 2011, alors que Nicole Guinel était orthophoniste à l’hôpital Tenon AP-HP, dans le 20e arrondissement de Paris, dans le service du Pr Sonia Alamowitch, une patiente polonaise s’est présentée complètement mutique après un accident vasculaire cérébral (AVC). « L’aphasie, perte partielle ou totale du langage, est une conséquence fréquente d’un AVC, explique Nicole Guinel. C’est pourquoi nous préconisons des exercices de démutisation, permettant d’encourager un retour de la parole. » Ces exercices consistent par exemple à prononcer des mots ou des expressions de façon adaptée à un contexte – « bonjour », « merci », « nous sommes lundi »… –, à nommer correctement des objets de la vie quotidienne, ou encore à chanter de petites comptines. Pour être plus efficaces, ces exercices doivent débuter le plus tôt possible. Leur succès dépend aussi de l’état de la victime, de la gravité de son accident, de son profil ou encore de son parcours de vie. « Face à cette patiente polonaise, arrivée en France depuis deux mois et qui ne parlait pas un mot de français, j’ai de nouveau été confrontée au fait que nos exercices étaient inadaptés pour les non francophones », se souvient Nicole Guinel.
Ce documentaire audio immersif de Simon Garrette, EHESS réalisé au service des Urgences Neurovasculaires de l’Hôpital Saint-Antoine/APHP à Paris, où un outil numérique, Tradaphasia, a été créé pour aider à la reprise du langage des patients bilingues ou non francophones.
Agir le plus tôt possible
Heureusement, cette patiente était accompagnée d’une collègue bilingue, qui s’est improvisée traductrice. Nicole Guinel a eu le réflexe d’enregistrer les échanges sur un dictaphone pour pouvoir les réutiliser au besoin. « En y repensant le lendemain, je me suis dit qu’on devrait pouvoir systématiser la démarche. J’ai commencé à enregistrer des collègues bilingues, maîtrisant des langues arabes ou africaines par exemple. Je travaillais à l’échelle de mon service mais je ne savais pas comment diffuser plus largement ces données. » La solution lui est apportée par Marion Dupuis. Chargée de médiation scientifique au Centre de recherches sur les arts et le langage1, cette dernière imagine une plateforme numérique permettant de centraliser et de partager les enregistrements avec le plus grand nombre. « Au début, on a envisagé un modèle en accès réservé, évoque Marion Dupuis. Finalement, on a trouvé plus simple et utile de créer un site internet public, en accès libre et gratuit, sur la plateforme hypotheses.org. » Collecter suffisamment d’enregistrements prend du temps, d’autant que les fichiers audios doivent être traités, corrigés, harmonisés…
Le site Tradaphasia sera finalement mis en ligne en 2017 (entre-temps, le service dans lequel travaille Nicole Guinel a été transféré à l’hôpital Saint-Antoine AP-HP, dans le 12e arrondissement de Paris, où il bénéficie toujours du soutien du Pr Sonia Alamowitch, en charge tout le service de neurologie, vasculaire et générale). Tradaphasia propose des séries d’exercices traduits du français vers seize autres langues. « Aujourd’hui nous en comptons une cinquantaine », se réjouit Marion Dupuis, qui précise qu’une version anglaise est disponible depuis 2019 : Aphasia Translate. Francophones ou anglophones, des orthophonistes du monde entier peuvent ainsi utiliser les enregistrements pour travailler avec des personnes ne parlant pas ou mal la langue du pays où elles sont hospitalisées.
Le service est particulièrement prisé dans les unités de soins intensifs où sont prises en charge les victimes d’un AVC, car il est de mieux en mieux connu que la récupération des malades dépend de tels facteurs linguistiques. Nicole Guinel s’est par exemple appuyée sur les travaux de la chercheuse en sciences du langage Barbara Köpke. Dans les années 2000, cette spécialiste du bilinguisme et de l’aphasie a montré que les tests d’évaluation et les exercices de rééducation restaient trop centrés sur la langue dite majoritaire ou parlée dans l’hôpital. Même les protocoles intégrant des interprètes ou des médiateurs posent problème, car ils sont difficiles à mettre en œuvre durant les premières phases d’hospitalisation : pour trouver et faire venir quelqu'un, trop de temps est perdu durant lequel des séquelles d’autant plus graves risquent de s’installer.
Tradaphasia donne à l’inverse aux orthophonistes la possibilité de travailler avec le patient ou la patiente dès les premières heures, et de favoriser ainsi une meilleure récupération.
Les « bons élèves » favorisés
Outre la maîtrise de la langue, d’autres facteurs non directement médicaux peuvent entrer en ligne de compte. Dans une récente étude, publiée dans la revue Qualitative Sociology, la sociologue Muriel Darmon2 montre que les victimes d’AVC issues des classes populaires récupèrent moins bien que celles des classes moyennes et supérieures, y compris lorsque la gravité de l’accident paraît équivalente au départ. « En passant quinze mois dans des services de neurologie ou de rééducation, j’ai pu constater que les tests et exercices favorisaient un public qu’on pourrait qualifier de plutôt “scolaire” », résume-t-elle. Concrètement, pour stimuler les compétences cognitives et linguistiques d’un patient, les professionnels lui demandent par exemple de décrire sur le papier la façon dont il ferait des courses en respectant quelques contraintes – comme en profiter pour déposer un colis à la Poste et récupérer un document à la mairie… L’idée est de solliciter ses facultés d’organisation et de planification, par exemple en déposant le colis avant de faire ses courses, pour ne pas transporter trop longtemps et inutilement quelque chose de lourd.
La stratégie à élaborer n’est donc pas forcément complexe, mais elle suppose tout de même… d’élaborer une stratégie ! De planifier rigoureusement une tâche pourtant banale, etc. « C’est une façon de penser qui n’est pas forcément répandue, développe Muriel Darmon. Même écrire une simple liste – de choses à faire, de courses… – est un réflexe qu’on retrouve majoritairement chez les classes moyennes par exemple. » À l’inverse, pour des patients peu diplômés ou issus des classes populaires, le comportement attendu dans l’exercice des courses peut sembler lointain, voire étranger. « Beaucoup répondent spontanément : “bah moi je prends ma voiture et j’y vais, et puis je vois sur le moment” », illustre la sociologue.
Dans le même registre, un autre exercice consiste à faire réagir un patient à un énoncé absurde : par exemple un faire-part de mariage dans un journal, qui annoncerait « avec tristesse » cette union. « J’ai vu un ouvrier né au Maroc ne pas comprendre ce qu’on attendait de lui, car cette façon d’annoncer un mariage ne lui parlait tout simplement pas. » L’univers des faire-part et des unions annoncées dans le journal est, là encore, plus familier aux classes moyennes et supérieures. « Au final, regrette la sociologue, les exercices de rééducation sont moins adaptés aux classes populaires, alors que celles-ci sont davantage sujettes aux AVC, du fait de problèmes plus fréquents d’hypertension, de diabète, d’obésité, etc. »
Sociologie du biologique
Ce n’est pas la seule inégalité en cause. Les femmes récupèrent moins bien que les hommes par exemple, même si l’on égalise des facteurs tels que la gravité de l’accident, l’âge des patients, leur état de santé habituel, etc. « Des explications biologiques sont avancées, mais des causes environnementales, économiques et sociales, sont de plus en plus prises en compte », assure Muriel Darmon, qui prépare un ouvrage plus général sur la sociologie des pertes et récupérations post-AVC3.
Durant son immersion dans les hôpitaux et services de soins intensifs, elle a par exemple observé que l’on ne valorisait pas les mêmes compétences selon le sexe du patient. « Si un homme ne peut plus conduire par exemple, il y aura une tendance plus forte à comprendre que c’est important pour lui et à lui permettre d’y parvenir à nouveau. » Si c’est une femme en revanche, les personnels hospitaliers, la famille ou encore la patiente elle-même penseront plus facilement que ce n’est pas forcément important. « Elle peut être davantage désireuse et incitée à pouvoir de nouveau cuisiner, ou s’occuper de ses enfants… »
La façon dont les victimes d’AVC sont prises en charge, évaluées et par la suite rééduquées n’échappe donc pas à des biais de genre. « Comme pour la classe sociale, ce n’est pas tant une question de volonté individuelle, celle des personnels soignants ou des patients eux-mêmes, qu’un système institutionnel et social qui s’impose à tous et pour ainsi dire malgré soi », tient à préciser la sociologue. Plus généralement, il est de plus en plus manifeste que les corps humains ne dépendent pas uniquement de facteurs biologiques, génétiques par exemple, mais s’inscrivent aussi dans des processus économiques, sociaux et environnementaux. Ces derniers favorisent des tendances physiologiques, et parfois pathologiques, dans certains groupes sociaux plutôt que dans d’autres. Le développement à l’avenir d’approches telles que la sociologie du biologique pourrait donc permettre une meilleure prise en charge, non seulement des victimes d’AVC, mais de l’ensemble des victimes d’accident et des malades. ♦
À lire sur le site du CNRS
Les inégalités sociales de santé dans les récupérations post-AVC
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Auteur
Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.
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