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Donner du sens à la science

Nos souvenirs, c'est du solide !

Dossier
Paru le 31.01.2024
Les mystères du cerveau

Nos souvenirs, c'est du solide !

Contrairement à ce que l’on pensait, il suffit de quelques secondes pour qu’un souvenir se forme. Une fois enregistré, celui-ci peut être modifié ou rendu inaccessible, mais il ne s'efface pas. Explications avec Pascale Gisquet-Verrier et David Riccio dont les récents travaux reviennent ainsi sur le dogme de la consolidation de nos souvenirs.

Dans le film "Eternal Sunshine of the Spotless Mind" (Michel Gondry, 2004), le personnage interprété par Jim Carrey fait appel à une étrange clinique spécialisée dans l'effacement des souvenirs...
Dans le film "Eternal Sunshine of the Spotless Mind" (Michel Gondry, 2004), le personnage interprété par Jim Carrey fait appel à une étrange clinique spécialisée dans l'effacement des souvenirs...

Avoir la mémoire qui flanche, cela peut arriver à n’importe qui… oui mais pourquoi ? Depuis les années 1960, un modèle domine la littérature en neurosciences pour expliquer le stockage des souvenirs : l’hypothèse de la consolidation, devenue véritable dogme. Selon celui-ci, une information ne se fixe pas immédiatement dans notre mémoire, mais progressivement : elle se fait par étapes, longues et complexes. Si on interrompt ce processus, en perturbant l’activité cérébrale, l’« enregistrement » d’un souvenir tout frais serait compromis… Nos récents travaux 1 montrent que ce dogme mérite une sérieuse révision.
 
Le « dogme » de la consolidation des souvenirs
 
Nous avons étudié l’ensemble des publications ayant conduit au modèle de la consolidation, à commencer par celles des années 1960. Nombre d’entre elles exposent des expériences conduites sur les animaux (rats, souris, etc.) auxquels on administre des traitements perturbant le fonctionnement cérébral (des électrochocs ou un produit anesthésique par exemple) juste après les avoir poussés à apprendre quelque chose (trouver le bon chemin dans un labyrinthe, etc.). Résultat : le traitement conduit à une amnésie d’autant plus forte qu’il est délivré dans un délai court après l’apprentissage. Et si le délai dépassait une à deux heures, le souvenir n’était pas perturbé du tout. L’interprétation proposée fut que tout souvenir est fragile pendant une période d’une à deux heures après sa formation et que sa fixation peut être compromise par des traitements délivrés pendant cette phase dite de « consolidation ».
 
Plus tard, dans les années 1980-1990, les recherches se sont focalisées sur les bases biologiques de ce modèle de consolidation. Les neurones du cerveau et les molécules échangées au niveau des synapses (boutons de connexions, plus ou moins fortes, entre les neurones) y jouent un rôle capital. Les travaux de cette époque ont en effet conclu que les cascades moléculaires qui se mettent en place après un apprentissage conduisent à l’établissement d’un réseau neuronal largement distribué dans le cerveau et stabilisé grâce à l’élaboration de nouvelles protéines permettant la création de nouveaux contacts synaptiques. En conséquence, ce réseau, aux contacts synaptiques renforcés par la consolidation, serait bien le substrat biologique des souvenirs.
 

Dans les années 2000, des études ont ensuite suggéré l’existence d’un processus similaire appelé reconsolidation. Celui-ci prend place lors du rappel de souvenirs anciens : une odeur, la vue d’un détail, un goût particulier (comme celui des madeleines pour Marcel Proust…), etc. réactiverait certains souvenirs et permettrait leur mise à jour. Cela signifie que lorsqu'un souvenir, déjà consolidé, est réactivé, il redeviendrait fragile et modifiable avant d'être restabilisé (reconsolidé) dans la mémoire. Selon ce dernier scénario, il serait même possible, via des agents amnésiants (électrochocs, substances pharmaceutiques, etc.) d’effacer des souvenirs anciens ce qui a conduit à des espoirs thérapeutiques notamment pour des souvenirs pathologiques comme les troubles de stress traumatique2.

Selon les récents travaux de Pascale Gisquet-Verrier et David Riccio, de nombreuses expériences sur la mémoire menées ces dernières décennies sur des rongeurs ont été mal interprétées.
Selon les récents travaux de Pascale Gisquet-Verrier et David Riccio, de nombreuses expériences sur la mémoire menées ces dernières décennies sur des rongeurs ont été mal interprétées.

 
La dépendance de l’état
 
C’est ce modèle de consolidation/reconsolidation qui vient d’être remis en question. Notre étude, qui synthétise et complète différents résultats précédents, montre en effet que les données de la littérature scientifique sur lesquelles repose cette hypothèse n’ont pas été analysées correctement. Dans ces expériences, on constatait aussi que donner une deuxième fois le traitement censé perturber la consolidation produisait un résultat inattendu : aucune amnésie n’était plus constatée ! Ce second traitement est donné juste avant de tester l’animal pour savoir s’il se souvient de ce qu’on lui a appris. Cela signifie qu’en réalité le souvenir existe bel et bien, mais que pour y avoir accès, il faut replacer le sujet dans le même état que celui dans lequel il se trouvait au moment de l’enregistrement de ce souvenir. En somme, le traitement utilisé comme perturbant (drogue, électrochocs, etc.) « fait partie » du souvenir, ou plutôt : il modifie l’état du sujet et c’est cet état qui est intégré au souvenir. C’est un phénomène bien connu appelé dépendance de l’état. On sait depuis longtemps que les informations acquises sous l’emprise de l’alcool ou d’une drogue sont mieux retenues lorsque le sujet est de nouveau sous l’influence de ces produits, qu’en leur absence.

Comment se fait-il qu’on ne l’ait pas découvert plus tôt ? Nous expliquons dans notre publication que cette hypothèse a été formulée il y a très longtemps, mais elle n’a pas été retenue tant le scénario de la consolidation était cohérent et populaire. Surtout, il faisait parfaitement écho aux premières études sur les bases cellulaires et moléculaires de l’apprentissage et sur le modèle de plasticité synaptiqueFermerPropriété que les synapses (connexions entre les neurones) ont de pouvoir se former ou disparaître, se renforcer ou s’affaiblir. (la potentialisation à long terme), découvert pendant les mêmes périodes. Une autre raison pour laquelle cette hypothèse n’a pas été retenue est que contrairement aux études sur la dépendance de l’état, dans le cas de l’amnésie, la drogue est administrée après l’apprentissage et non avant.
 
Des souvenirs malléables
 
Il faut donc admettre qu’une des grandes caractéristiques des nouveaux souvenirs n’est pas leur fragilité mais leur malléabilité, c’est-à-dire leur capacité à intégrer des informations contemporaines de l’événement à mémoriser. Certains de ces événements, comme l’état induit par des drogues, sont tellement importants qu’en leur absence, le sujet n’est pas capable de retrouver le souvenir. Ce qui est très intéressant, c’est que cette période de malléabilité que l’on constate au moment de la formation du souvenir est également obtenue lorsque l’on réactive un souvenir ancien. C’est grâce à ce processus que l’on peut actualiser nos souvenirs, en ajoutant de nouvelles informations qui n’effacent pas les premières, mais viennent en complément.
 

Certains  événements, comme l’état induit par des drogues, sont tellement importants qu’en leur absence, le sujet n’est pas capable de retrouver le souvenir.

Ce processus d’intégration fondé sur la malléabilité des souvenirs actifs (état des souvenirs pendant leur formation initiale et leur réactivation) constitue la caractéristique majeure de la mémoire et permet d’expliquer l’ensemble des modulations de souvenirs décrits dans la littérature comme l’amnésie expérimentale, l’interférence, les faux souvenirs et permet de nouveaux espoirs thérapeutiques que nous avons commencé à explorer avec succès.

 
Au final, le concept d’intégration que nous défendons modifie considérablement la donne. Selon celui-ci, la formation des souvenirs est très rapide (elle s’évalue probablement en secondes et non en heures). Elle ne dépend pas de la synthèse de nouvelles protéines. Les modifications synaptiques qui accompagnent la formation des souvenirs ne constituent pas le support de la trace mnésique, mais témoignent seulement de l’activité de la région. Les souvenirs ne sont pas fragiles, et ne peuvent pas être effacés. Mais les souvenirs anciens peuvent être modifiés et rendus inaccessibles. Ce concept rend à la mémoire son caractère dynamique et flexible qui caractérise le fonctionnement cérébral.♦

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

À lire sur notre site :
La fabrique du souvenir
« Dans la tête de Dory, le poisson amnésique ».

Notes
  • 1. « Memory integration: An alternative to the consolidation/reconsolidation hypothesis », Progress in neurobiology, P. Gisquet-Verrier, D. Riccio, mis en ligne le 18 Octobre 2018.
  • 2. Ces expériences marchent très bien chez l’animal mais ne sont pas utilisées chez l’humain compte tenu de la toxicité de la plupart des traitements. Seul le propranolol (un bêtabloquant), a permis divers succès et est actuellement testé dans l’étude Paris MEM réalisée sur les personnes impliquées dans l’attentat du Bataclan. Notre équipe a par ailleurs commencé à explorer d’autres traitements chez l’animal et chez l’humain, en collaboration avec le service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, avec de premiers résultats très encourageants.

Commentaires

3 commentaires

Bonsoir, je cherchais justement des informations concernant l'avancée scientifique actuelle sur le fonctionnement cognitif et je suis tombé par un heureux hasard, sur votre article. Tout d'abord merci, car il me permet de comprendre précisément où nous en sommes en terme de compréhension du souvenir. De mon côté, j'étudie ce sujet depuis longtemps, j'en suis arrivé à des conclusions similaires, mais j'ai poussé la démarche un peu plus loin et si vous le permettez, j'aimerai vous suggérer ma pensée qui évidemment, comme toutes les pensées est subjective. Je pense qu'il est tout à fait rationnel de croire que le souvenir et plus largement le fonctionnement cognitif est une chose (au sens sociologique et par extension anthropologique du terme) dynamique, comme vous le décrivez très justement. Arrivée à cette conclusion et encore une fois, grâce à votre excellente description, il semble parfaitement acceptable de penser que si le souvenir est dynamique c'est parce que la mémoire l'est également, tout simplement parce qu'elle est le résultat de différents processus biologiques absolument indépendants, a priori, de notre conscience. Tout comme il est acceptable de dire que le rythme cardiaque est également un processus biologique indépendant de notre bon vouloir. Je pense que vous avez parfaitement raison de croire également que le souvenir se créer en quelques secondes plutôt qu'en quelques heures et j'irai personnellement plus loin en admettant l'hypothèse que la mémoire elle, se créer instantanément. En même temps que se produit la chose (au sens sociologico-anthropologique), qui générera instantanément, à travers le prisme de nos sens physiques, l'interprétations liées à au moins un de nos 5 sens. Si la mémoire est le fruit de processus biologiques indépendants de la conscience, cette dernière n'émerge alors qu'à cause des sensations physiques (utilisant principalement les 5 sens, mais il n'est nullement exclu que nous utilisions d'autres "concepts", simplement pas encore découverts) et ne parvient à la lumière de notre conscience rationnelle qu'à travers... Nos émotions qui elles, sont le fruit d'un raisonnement (irrationnel la plupart du temps, mais raisonnement tout de même). Pour résumé ce qui m'est si complexe à décrire, imaginons un fait (plus haut je parle de "choses" sociologico-anthropologiques, ces deux mots sont ici des synonymes) indépendant de la volonté d'une personne X, qui se produit géographiquement et temporellement au même endroit et donc simultanément au même moment, comme une averse de pluie par exemple. Si la personne X marche sous un ciel sans nuages et que ces derniers s'assombrissent soudainement pour faire tomber la pluie, cet évènement indépendant de la volonté de la personne sera tout d'abord perçu par les sens physiques (vues, ouïs, touché, etc) et acheminé jusqu'au cerveau par les processus biologiques déjà connus, pour enfin être stocké en mémoire. Je pense qu'il est alors admissible de croire que la mémoire est corporelle avant d'être une œuvre (consciente ou non) de l'esprit et que ce processus mémoriel est avant tout un processus de stockage d'informations. C'est grâce à cet a priori invisible au préalable que la création des événements mémoriels permet alors la création d'un souvenir. Le souvenir est un processus spirituel (pas dans le sens métaphysique, mais dans le sens propre pour "esprit = conscience") et non pas un processus corporel, à l'instar de la mémoire. En résumé (dans un ordre chronologique communément admis, qui va du passé, au présent et vers le futur) : 1. Un fait indépendant d'un individu se produit ; 2. L'individu en pleine possession d'au moins un de ses 5 sens (plus nombreux sont les sens actifs et disponible cognitivement en parallèle, plus les informations corporelles enregistrées en temps réel permettront une meilleure qualité mémorielle, donc permettront la génération consciente d'un souvenir "plus réel") reçoit physiquement les informations extérieures à son corps à travers son ou ses sens physiques ; 3. Les informations captées par les sens physiques, sont transmises au cerveau par les processus biologiques ; 4. Les informations captées par les sens sont transformées en "langage du cerveau" (grâce notamment aux protéines, neurones et synapses) et stockée ad vitam æternam en mémoire. Sauf cas exceptionnel d'effacement de mémoire qui peuvent survenir en cas de traumatismes physiques et/ou psychologiques. Cette mémoire, c'est la même que celle qui entre en jeu dans le processus d'apprentissage du vélo, par exemple. Une fois que le corps a compris, c'est que l'information perçues par le corps à travers nos sens, est stockée en mémoire. Raison pour laquelle, on n'oublie plus jamais comment tenir en équilibre sur un vélo. De cette mémoire et seulement de cette dernière le souvenir peut alors être créé consciemment. Je pense que le souvenir est "un mélange" entre mémoire corporelle (inconsciente) et mémoire spirituelle (imagination = réflexion cognitive = conscience), qui peut être un biais cognitif inconscient autant qu'un désir, une envie, voir un fantasme ou même une obsession. C'est probablement une des raisons pour lesquelles il est si difficile de déterminer ce qui revient à la conscience ou au corps. J'espère que ma pensée sera lue et critiquée, j'aimerai beaucoup pouvoir échanger à ce sujet (entre autre) qui m'intéresse beaucoup. Merci encore une fois pour votre excellent travail et je m'excuse par avance si ce message vous semble déconstruit, ce sont des sujets complexes que je tente de partager avec les capacités qui sont les miennes. Cordialement.

Zut, j'avais écrit ce commentaire dans Evernote pour ajouter des sauts de lignes et ainsi aérer la lisibilité de mon texte, mais tout à été copié / collé à la suite ce qui ne va pas facilité la lecture de mon message. Désolé :/
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