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D’une astronomie populaire à l’astrophysique

Vous dialoguez dans votre dernier ouvrage avec Camille Flammarion (1842-1925). Que représente-t-il pour vous ?
Jean-Philippe Uzan1 Je connaissais ses écrits, mais je les ai vraiment découverts assez tardivement, en particulier à travers mon implication dans la Société astronomique de France (SAF), qu’a fondée Flammarion en 1887 et dont il fut le premier président, et par mes propres aventures entre science, littérature et théâtre. On parle aujourd’hui beaucoup moins de Flammarion, parce que l’astrophysique de nos jours n’a plus grand-chose à voir avec l’astronomie qu’il pratiquait. Pour moi, il incarne un certain universalisme et un humanisme, propre à son temps, nourri d’une passion pour rendre l’Univers et la science populaires.
Où en était l’astronomie à son époque, au tournant des XIXe et XXe siècles ?
J.-P. U. À la fin du XIXe siècle, on se trouve encore dans une astronomie de description, essentiellement tournée vers la Terre, la Lune, le Soleil et le système solaire. Elle repose sur des observations à la lunette, comme on en trouvait à l’observatoire que Flammarion fit construire à Juvisy-sur-Orge (Essonne) en 1883.
L’astronomie s’inscrit alors à plein dans le mythe du Progrès, aussi bien scientifique, technique que politique. En 1871, au moment de la Commune de Paris, Flammarion a 28 ans. Peut-être a-t-il lu le texte de son contemporain plus radical, Auguste Blanqui. Connu pour ses théories révolutionnaires, Blanqui a par ailleurs écrit L’Éternité par les astres, un essai dans lequel il relie les dernières découvertes astronomiques à des considérations politiques. À ses yeux, si toute chose est composée d’atomes et que l’Univers est infini, alors il doit exister toutes les variations possibles de l’arrangement de ces atomes… parmi lesquelles une autre Terre sur laquelle la Commune aurait abouti !

J’ai adoré cet élan, ce souffle héritier de la révolution copernicienne lorsque j’ai lu ce texte durant mon doctorat. Flammarion et Blanqui partagent cette même foi dans le Progrès. Pour eux deux, la science est une force émancipatrice. C’est précisément à cette époque que l’on commence à formaliser la valeur distinctive de la science au regard des autres activités humaines.
Mais l’astrophysique qu’on pratique de nos jours n’a plus grand-chose à voir avec l’astronomie du temps de Flammarion. Comment l’astronomie est-elle devenue l’astrophysique ?
J.-P. U. À la fin du XIXe siècle, la physique vient sauver l’astronomie. D’abord, l’invention de la spectroscopie, qu’avait connue Flammarion, permettait enfin d’accéder à la composition chimique des étoiles, puis la thermodynamique révélait le lien entre la couleur d’une étoile et sa température. On pouvait enfin les étudier !
Dans la première partie du XXe siècle, la physique provoque la mue de l’astronomie en astrophysique à travers deux révolutions conceptuelles. La première a lieu dès 1915 : c’est la relativité générale d’Albert Einstein, qui ouvre la porte de l’espace-temps. Toutefois, en raison de sa complexité mathématique et de son manque d’applications immédiates, elle mettra du temps à s’imposer auprès de la communauté scientifique et ne trouvera pleinement son essor qu’après la Seconde Guerre mondiale. Elle a depuis radicalement bouleversé l’astronomie, en faisant naître aussi bien la cosmologie moderne (la théorie du Big Bang) que l’astrophysique relativiste (soit l’étude des pulsars, trous noirs et autres astres compacts), tout en offrant les nouveaux yeux des ondes gravitationnelles, que l’astronomie a ajoutées à son attirail.
L’autre révolution conceptuelle débute dans les années 1920. Fruit d’une aventure collective, la mécanique quantique a mis en lumière la façon dont se comporte la matière. Elle a en particulier révélé les processus physiques fondamentaux à l’œuvre au cœur des étoiles, reliant leur production d’énergie à un phénomène nucléaire. Sans la physique, il aurait été impossible de comprendre que des astres très différents étaient reliés par une histoire évolutive.

À ces révolutions conceptuelles s’ajoute une série d’innovations instrumentales : miroirs géants, télescopes infrarouges, ultraviolets et radiotélescopes, satellites, caméras CCD et détecteurs de neutrinos ont désormais remplacé les lunettes de Flammarion. Ces instruments ont transformé l’invisible en visible, enrichissant l’univers à expliquer.
Le corollaire est que l’astrophysique est bien plus complexe que l’astronomie. Quels écueils avez-vous rencontrés pour en écrire une histoire populaire ?
J.-P. U. Effectivement, Flammarion n’avait guère de problèmes pour vulgariser les connaissances de son temps. Son Astronomie populaire est très concrète : elle parle de la Terre, de la Lune, un peu du Soleil (mais sans savoir pourquoi il brille), de quelques étoiles et des petits corps du Système solaire. La principale difficulté qu’il rencontre est l’évocation des années-lumière et des grandes distances astronomiques, inconcevables pour un Terrien.
Aujourd’hui, vulgariser l’astrophysique s’avère beaucoup plus ardu. À la manière de Flammarion lui-même, j’ai choisi de suivre deux chemins, en tension l’un l’autre, et d’avertir mon lectorat des niveaux de lecture pour chaque chapitre. Le premier chemin, le plus populaire, résume une culture générale scientifique, qui ne nécessite pas de compétences techniques, par exemple le fait, comme l’ont si bien popularisé Hubert Reeves et Carl Sagan, que nous sommes des poussières d’étoiles. Le second chemin comporte des passages plus techniques, dont on peut faire l’économie en première lecture.
Au demeurant, j’ai toujours voulu rester précis sur le vocabulaire, y compris dans mes passages les plus vulgarisés. En effet, même lorsqu’on recourt à des métaphores, il faut toujours savoir jauger le poétique et le technique, de manière à préciser à notre public d’où l’on parle et ainsi ne pas glisser vers un relativisme qui ravalerait la science au rang de simple opinion. Situer le savoir est tout aussi important que transmettre des connaissances en tant que telles.
Vous insistez sur le caractère « populaire » de l’astronomie, comme Flammarion à son époque. Qu’est-ce qui la différencie à vos yeux des autres disciplines scientifiques ?
J.-P. U. Son évidence. Tout le monde a vu le Soleil, les étoiles et les phases de la Lune. Il y a dans l’observation et le discours sur les astres une base culturelle commune à chaque civilisation, quelque chose qui nous transcende en tant qu’humains ayant grandi sous une même voûte céleste.
Ceci explique peut-être pourquoi, comme le notait à son époque le mathématicien Henri Poincaré, l’astronomie a été déterminante pour le développement de la science en général. Elle nous a montré les caractères généraux des lois de la nature, aidé à apprivoiser les grands nombres et ouvert les voies vers l’abstraction.
C’est elle qui nous a appris à nous libérer des illusions, en prouvant par exemple que c’est la Terre qui orbite autour du Soleil et non l’inverse. Au-delà de leurs découvertes, les révolutions astronomiques – comme celles de Copernic, Galilée et Newton – ont questionné notre place dans l’Univers, défié des croyances et des dogmes et promu la pensée critique, stimulant ainsi la philosophie et l’art.
Et pourtant, il faut continuer à sortir la science des laboratoires pour que le public conserve ce lien à l’astronomie.
J.-P. U. Tout à fait. Et c’est d’autant plus vrai qu’avec l’éclairage artificiel des villes, nous perdons ce lien millénaire au ciel. Le renouer demeure au cœur de nos actions à la SAF. Avec plusieurs amis astronomes, nous avons lancé un certain nombre d’actions directement en prise avec le public. En 2017, avec Sylvain Bouley, nous avions sorti un télescope sur les quais de Seine, à Paris. Aussitôt, des passants étaient attirés.
La simple observation de la Lune au télescope déclenchait chez eux une grande émotion puis invitait à questionner les scientifiques présents. Cette expérience reconduisait les principes de Flammarion, qui souhaitait amener l’astronomie au plus proche des gens, la rendant véritablement populaire, quand la science se discutait alors surtout au sein de salons bourgeois.
En 2019, pour le cinquantenaire des premiers pas sur la Lune, cette scène parisienne a inspiré une action internationale, « On the Moon Again » : les astronomes amateurs étaient encouragés à sortir leurs télescopes et à inviter les passants à regarder la Lune. Succès massif : plus de 15 000 sites d’observation dans 77 pays ! Cette effervescence populaire rappelait celle du premier alunissage, en juillet 1969.
Par-delà les émotions qu’elle procure, l’astronomie peut revêtir une véritable portée sociale. C’est, depuis trois ans, l’objectif de l’action des « Montreurs d’étoiles » de la SAF. Chaque année, elle initie à la démonstration astronomique une douzaine de jeunes aux parcours de vie difficiles – des migrants mineurs ou des jeunes adultes placés en famille d’accueil. Eux qui n’avaient jamais eu la chance de découvrir l’astronomie sont devenus capables de faire observer la Lune aux passants et de répondre à leurs questions. Leur ancrage social et géographique leur permet de toucher d’autres publics, plus jeunes et populaires, que lorsque nous y présentions nous-mêmes les télescopes.
C’est dans ce cadre que j’ai relu tardivement Flammarion, que j’ai mieux compris sa croyance profonde dans le « Progrès par la science » et l’urgence encore plus grande de transformer les avancées de la science moderne en culture commune, populaire, pour que nous vivions tous avec le savoir de notre temps.
À lire
• Une histoire populaire de l’Univers, de Jean-Philippe Uzan, éditions Flammarion, mai 2025, 416 pages.
• Faire rêver le monde, d’Elsa Courant, éditions Flammarion, septembre 2025, 204 pages.
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- 1. Directeur de recherche au CNRS à l’Institut d’astrophysique de Paris (CNRS/Sorbonne Université).
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Auteur
Rédacteur à la direction de la communication du CNRS, Maxime Lerolle s’intéresse aussi bien aux questions environnementales (énergie et biodiversité) qu’à l’actualité culturelle (cinéma et jeux vidéo) éclairée par un regard scientifique.
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