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« Les démocraties sont condamnées à susciter l’adhésion des citoyens »
Vous travaillez sur une thématique très débattue actuellement : la confiance dans les institutions étatiques et scientifiques, et ce en particulier à l’épreuve de la pandémie de Covid-19. Comment est née l’idée du projet Ciesco que vous pilotez depuis avril 2020 et qui prendra fin en septembre 2021 ?
Alexis Spire1. Cela fait plusieurs années que je travaille sur la question des rapports qu’entretiennent les Français avec les institutions étatiques, qu’il s’agisse des services fiscaux, de l’école publique, des forces de l’ordre ou des tribunaux. J’ai coordonné pendant cinq ans un projet de l’Agence nationale de la recherche qui s’intitulait Pratiques et représentations ordinaires des gouvernés face à l'État (Profet) et qui s’est achevé début 2020, un peu avant le déclenchement de l’épidémie de la Covid-19.
Quand la pandémie a éclaté, les questions qui se posaient dans le débat public ont tout de suite fait écho aux recherches que j’avais menées jusqu’ici : comment obtenir le consentement de la population aux mesures prises par le gouvernement pour lutter contre ce nouveau virus ? Quels arguments employer pour convaincre les citoyens d’adopter des comportements au nom de l’intérêt général ?
Et cette problématique m’a d’autant plus intéressé qu’elle mettait en jeu une institution que je n’avais pas encore étudiée alors qu’elle est un des piliers du rapport des citoyens à l’État : l’hôpital public. J’ai donc élaboré un projet visant à explorer les conditions de réception et d’acceptation des discours des représentants de l’État et des autorités scientifiques dans le contexte d’une crise sanitaire.
Quels outils utilisez-vous pour réaliser cette enquête ?
A. S. Le projet combine des méthodes quantitatives et qualitatives. Nous avons exploité des questionnaires d’enquêtes statistiques (telles que la cohorte Constances) fondées sur de larges échantillons représentatifs de la population générale et réalisées à différents moments de la crise épidémique, en avril et octobre 2020 puis en janvier 2021. Parallèlement, nous avons lancé des enquêtes ethnographiques fondées sur des entretiens approfondis. Un des volets de l’enquête qualitative concerne deux hôpitaux du Grand Est et de la région parisienne durement frappés par la pandémie. L’enjeu est de comprendre quel est le rapport aux institutions étatiques et scientifiques des personnels soignants et non soignants de ces établissements, sachant que cette relation dépend de caractéristiques sociales et d’expériences pratiques vis-à-vis du virus.
Nous menons également un travail dans deux bassins de population, l’un situé autour de Mulhouse (Haut-Rhin), très urbain, très populaire et très fortement touché par la première vague de l’épidémie, l’autre localisé dans l’Ouest, plus petit et plutôt épargné par le coronavirus. Et nous venons de démarrer une recherche dans une zone rurale du Grand Est pour tenter de voir ce que le recul des institutions étatiques (fermeture des classes, des urgences, des maternités, des tribunaux…) produit sur des populations qui se sentent de plus en plus délaissées par la puissance publique.
Au total, l’enquête quantitative nous permet d’obtenir une photographie statistique des représentations et des pratiques de la population générale sur la base d’un échantillon de 40 000 personnes. Et dans le cadre de l’enquête qualitative, nous avons déjà réalisé une bonne centaine d’entretiens auxquels s’ajoutent plusieurs observations.
Que révèle votre enquête sur la confiance des agents hospitaliers dans l’État et la science ?
A. S. La crise épidémique, qui est survenue après de longs mois de mobilisation sociale, a renforcé la cohésion des équipes soignantes, mais elle a considérablement accentué leur sentiment d’éloignement par rapport aux pouvoirs publics. Ce surcroît de défiance s’explique notamment par les décisions prises par l’État durant la première vague. Même si, dans les établissements où nous avons enquêté, il n’y a pas eu de pénurie de matériels de protection, les directives contradictoires à propos du type de masque qu’il fallait porter selon les circonstances (chirurgical ou FFP2), le manque de places en réanimation et le maintien des élections municipales le 17 mars, entre autres, ont fragilisé un peu plus la confiance des personnels dans les institutions étatiques.
De nombreux soignants, en première ligne avec les services de maintenance et les cuisines, ont contracté des symptômes du Covid-19, alors que les administratifs des Agences régionales de santé étaient passés en télétravail et ne répondaient pas à leurs demandes d’être mieux protégés. Les autres, faute de tests en nombre suffisant, ont dû continuer à aller travailler sans savoir s’ils étaient véritablement contaminés, et vivre dans la hantise de transmettre le virus à leurs proches. Tomber malade relevait pour eux, d’une certaine manière, du risque professionnel, mais l’idée d’infecter leur conjoint, leurs enfants, leurs parents, leur était insupportable.
L’enquête met aussi en lumière le fait qu’avoir été malade n’a affecté en rien leur confiance dans les autorités scientifiques et que le rapport aux institutions étatiques, au sein de l’hôpital, est étroitement lié à la division du travail. Les aides-soignantes et les infirmières, au contact direct des patients, donc les plus exposées au virus, sont celles chez qui la distance critique à l’égard des messages du gouvernement est la plus élevée, malgré la revalorisation de leurs salaires lors du Ségur de la Santé. La question des conditions de travail n’ayant pas été réglée, loin de là, il est à craindre que nombre de soignants ne décident de quitter le métier.
Quelle est leur attitude vis-à-vis de la vaccination ?
A. S. Nous n’avons pas rencontré de soignants viscéralement antivaccins. En revanche, il existe parmi les aides-soignantes et les infirmières une forte « hésitation vaccinale » qui peut basculer soit du côté de l’acceptation, soit du côté du refus, selon l’évolution de la situation. Chez ces personnels, le raisonnement selon lequel le vaccin anti-Covid est le résultat d’une négociation opaque et suspecte entre les pouvoirs publics et l’industrie pharmaceutique (éclaboussée par divers scandales ces dernières années) est bien plus prégnant qu’une perte de confiance envers la science.
D’après vos résultats, qui fait le plus confiance à l’État pour résoudre la crise sanitaire ?
A. S. Les cadres supérieurs, à 60 % (contre 45,6 % pour les personnels soignants et 51 % pour l’ensemble de la population). Et les hommes davantage que les femmes. Concernant les autorités scientifiques, les moins diplômés sont à peine 67 % à penser qu’elles parviendront à juguler l’épidémie (contre 87,4 % chez les Bac + 5 et plus et 80 % pour la population générale).
Globalement, plus on avance en âge et plus on occupe une position élevée dans la hiérarchie sociale, plus on se montre confiant dans la capacité des pouvoirs publics et des scientifiques à faire face à la pandémie. Sur ce point, les immigrés accordent davantage de crédit aux pouvoirs publics que le reste de la population, sans doute parce qu’ils comparent l’action des institutions étatiques en France avec celles de leur pays d’origine.
Quel est le profil des personnes qui n’ont pas respecté le premier confinement instauré entre le 17 mars et le 11 mai 2020 ?
A. S. C’est difficile à mesurer. Si on considère les enquêtés qui sont sortis pour d’autres motifs que ceux prévus par la réglementation ou pour une durée plus longue, il ressort que les transgressions sont plutôt masculines : 10 % des hommes ont bravé les règles de confinement, alors que seuls 7 % des femmes sont dans ce cas. Lors du premier confinement, l’observance des règles sanitaires a été moindre chez les 18-24 ans et chez les bas revenus.
Mais, paradoxalement, les plus jeunes ont été plus nombreux que les plus de 65 ans à se prononcer en faveur de mesures plus strictes (20 % pour les premiers contre 12 % pour les seconds), et ce dans le souci de protéger la santé des leurs même si eux-mêmes enfreignaient les règles en vigueur.
Au total, près de 8 % des enquêtés ont déclaré ne pas avoir respecté toutes les règles du confinement au cours des sept derniers jours, ce chiffre valant aussi bien pour les personnes se déclarant confiantes dans les institutions étatiques que pour les autres. La question de la transgression apparaît donc relativement indépendante de celle de la confiance accordée aux pouvoirs publics.
Quelles catégories socioprofessionnelles ont-elles le plus transgressé le confinement ?
A. S. Les indépendants, les entrepreneurs et les agriculteurs, qui sont 17 % à être passés outre les consignes. S’agissant des premiers, cette singularité tient sans doute au fait qu’ils sont habitués à devoir s’adapter aux contraintes imposées par l’État, qu’elles soient fiscales ou réglementaires, et qu’ils savent jouer de leur marge de manœuvre pour composer avec ces obligations, voire les contourner. Par ailleurs, si la plupart d’entre eux ont dû suspendre leur activité pendant le confinement, ils ont parfois eu à se déplacer, soit pour rencontrer des fournisseurs, soit pour organiser la reprise du travail, ce qui a occasionné des sorties que n’avait pas nécessairement prévues le législateur…
La relation à l’épidémie varie-t-elle d’un sexe à l’autre ?
A. S. Notre enquête met clairement en évidence deux types de rapports genrés à l’épidémie. Les femmes perçoivent l’épidémie à l’échelle de la famille. Ce sont les effets du virus sur la vie quotidienne et sur leur entourage proche qui les soucient le plus, sans doute en raison de la division genrée des tâches au sein des ménages. Les hommes, eux, mettent davantage en avant les enjeux politiques du Covid-19. Ils se préoccupent de la dimension internationale et environnementale de la crise qu’ils considèrent avant tout comme un problème posé aux gouvernements, aux scientifiques et aux médias.
Retrouve-t-on la même opposition avec les catégories sociales ?
A. S. Oui. Les membres des classes populaires (ouvriers et employés) ont un rapport pratique, direct, à l’épidémie. Ils appréhendent la crise à l’aune de ses répercussions sur la vie familiale, la santé de chacun, les conditions de travail… Les groupes socioprofessionnels du haut de l’échelle sociale (cadres, artisans, chefs d’entreprise…) privilégient une lecture plus abstraite, plus globale des enjeux de la pandémie car ils y ont moins été exposés grâce au télétravail.
Des enquêtes sociologiques comme la vôtre pourraient-elles servir à affiner la stratégie anti-Covid des pouvoirs publics ?
A. S. Jusqu’à maintenant, le pouvoir politique a beaucoup sollicité les médecins pour endiguer la pandémie et les économistes pour préserver la croissance, mais assez peu les sociologues. Les enquêtes comme la nôtre pourraient permettre aux pouvoirs publics d’associer davantage la population aux décisions qui sont prises. L’enjeu est de tenir compte des conséquences sociales que les mesures de restriction peuvent avoir sur certains groupes (les étudiants, les restaurateurs, les métiers de la culture) qui ont le sentiment que l’État ne leur accorde plus aucune place, mais seulement des subsides.
Vos travaux portent depuis des années sur la confiance des gouvernés dans la police, la justice, le fisc… Pourquoi cet intérêt pour les institutions étatiques ?
A. S. Nous vivons dans des sociétés qui ont été transformées par la révolution des nouvelles technologies et par la contestation grandissante des autorités politiques. Pour asseoir leur autorité autrement que par la force, les démocraties sont condamnées à produire des institutions qui suscitent l’adhésion des citoyens.
Établir une relation de confiance entre l’État et les gouvernés est le meilleur moyen de faire accepter des décisions prises au nom de l’intérêt général. Pour autant, les dispositifs institutionnels et les agents qui les incarnent sont à l’origine d’inégalités, de conflits, de rapports de domination qui peuvent mettre en échec ce lien de confiance.
Ce lien a-t-il tendance à s’effriter dans notre pays ?
A. S. La France figure parmi les pays européens où le niveau de confiance dans l’État est faible, comme l’indique le rapport d’Eurofound d’avril 20202. Mais le mot même de « confiance » n’a pas toujours le même sens chez les répondants. Il faut d’abord distinguer ce qui relève de la confiance dans les élites politiques et ce qui touche à la confiance dans les institutions étatiques. La confiance envers les gouvernants s’est fortement détériorée au cours des dernières années tandis que les Français restent très attachés aux services publics. En outre, pour mesurer finement la confiance dans les institutions étatiques, il est important de faire la distinction entre confiance symbolique et confiance pratique.
Qu’est-ce qui différencie ces deux composantes du rapport aux institutions ?
A. S. La confiance symbolique est une opinion abstraite, une appréciation générale sur les institutions. On croit ou non, par principe, à leur légitimité. On pense ou non qu’il faut s’en remettre à la police pour assurer le maintien de l’ordre ou à l’administration fiscale pour percevoir l’impôt. La confiance pratique, elle, est le produit des interactions que l’on noue avec ces institutions, la résultante des expériences vécues au contact de leurs agents. Elle se mesure aussi à la propension qu’ont les individus à solliciter ces agents pour résoudre un conflit, pour demander réparation ou faire valoir des droits.
Les expériences accumulées au contact des institutions transforment-elles l’appréciation « a priori » qu’en ont les gouvernés ?
A. S. Oui. En 2017, par exemple, près de 80 % des personnes déclaraient « faire tout à fait » ou « plutôt » confiance à la police. C’est l’institution qui suscite le plus haut niveau d’adhésion, une quasi-unanimité qui peut s’expliquer en partie par le contexte créé par les attentats terroristes.
Mais avoir eu plusieurs contacts avec les forces de l’ordre (lors de contrôles d’identité, de requêtes déposées auprès d’un commissariat…) se traduit par un plus faible niveau de confiance envers cette institution, ainsi que je le montre dans un chapitre du livre Crises de confiance coordonné par Claudia Senik.
Les interactions vécues avec l’administration fiscale, elles, produisent l’effet exactement inverse. Avoir eu plusieurs contacts avec le monde du fisc modifie positivement les représentations que les contribuables se faisaient de cette institution. Bref, les expériences au contact de la police, du fisc, de la justice… sont autant de formes de socialisation à l’État qui modifient les représentations et le rapport de confiance envers ces institutions.
La confiance des gouvernés dans les appareils d’État est-elle corrélée à leur position sociale ?
A. S. Tout à fait. Les personnes qui occupent les positions les plus élevées de l’espace social sont celles qui affichent le plus haut niveau de confiance dans les institutions étatiques, en grande partie car ce sont aussi les groupes qui savent en tirer le plus grand bénéfice. Le lien entre groupes du haut de la hiérarchie sociale et confiance dans les institutions est particulièrement manifeste dans le cas de la justice et de l’administration fiscale, ce qui s’explique là encore par des expériences pratiques accumulées au fil du temps. Quand on peut choisir son avocat, être conseillé par des professionnels du droit, on a une vision plus positive de l’institution judiciaire. On a davantage le sentiment de pouvoir la « domestiquer » pour la faire fonctionner à son profit que lorsqu’on a un avocat commis d’office dont a l’impression qu’il ne s’investit pas dans votre dossier ou que l’on porte seul son affaire devant un tribunal.
La relation aux institutions est-elle aussi variable selon l’âge ?
A. S. Oui. Les jeunes se montrent assez peu confiants envers les institutions, contrairement aux plus de 60 ans, beaucoup plus enclins à s’en remettre à elles. Dans le cas de la police, ce clivage s’explique en partie par une culture juvénile de résistance aux forces de l’ordre. Mais là encore, les caractéristiques sociales conditionnent le rapport des jeunes à la police. Les jeunes ouvriers sont 59 % à lui faire confiance, les jeunes cadres 70 %. Et les écarts sont également flagrants selon l’appartenance religieuse et selon que les personnes ont ou non fait l’objet de contrôles d’identité répétés. Pour une partie des jeunes des quartiers populaires, l’expérience des discriminations est structurante dans leur rapport aux institutions.
Les réseaux sociaux contribuent-ils à façonner les représentations que l’on se fait des institutions publiques ?
A. S. Je ne suis pas sûr que ces supports liés aux nouvelles technologies jouent un rôle considérable dans la façon dont les administrés perçoivent le pouvoir étatique. On y parle beaucoup de la police, certes, mais très peu de l’école et de l’hôpital publics, de la justice, de l’administration fiscale… En revanche, les réseaux sociaux amplifient la visibilité, dans l’espace public, des signes de défiance à l’égard des élus et des gouvernants.
Comment remédier à ce désenchantement ?
A. S. Il n’existe pas de formule magique pour restaurer la confiance. C’est tout le rapport à l’État qui est aujourd’hui grippé. Le modifier suppose entre autres de consulter davantage les usagers lorsque les services publics sont menacés de suppression quelque part, de renforcer l’accès aux droits de celles et ceux qui n’y ont pas recours par méconnaissance ou renoncement et de mieux adapter les institutions étatiques à la réalité des inégalités territoriales. Ce qu’a montré le mouvement des « gilets jaunes », c’est le sentiment de perte de souveraineté des citoyens sur des décisions qui les concernent au quotidien. Tenter de réparer ce lien distendu reste un immense défi. ♦
À lire
Alexis Spire, « La confiance dans l’État : une relation pratique et symbolique », in Claudia Senik (coor.), Crises de confiance ?, La Découverte, 2020, 276 p.
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- 1. Directeur de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux. Sciences sociales, Politique, Santé (unité CNRS/EHESS/Université Sorbonne Paris-Nord/Inserm).
- 2. European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions (Eurofound). (2020). Living, working and COVID-19: first findings, April 2020. https://www.eurofound.europa.eu/publications/report/2020/living-working-...
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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