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Quand chauves-souris et art pariétal ne font pas bon ménage

Dossier
Paru le 03.06.2022
L’archéologie dans tous ses états

Quand chauves-souris et art pariétal ne font pas bon ménage

18.05.2021, par
Chauves-souris dans la grotte de Drotsky, au Botswana. Dans les grottes françaises, ces colonies massives ont aujourd'hui disparu, non sans avoir laissé des traces sur la physionomie des cavités.
La présence dans le passé de colonies massives de chauves-souris dans les grottes du sud de la France a-t-elle eu un impact sur l’art pariétal paléolithique ? C’est l’hypothèse du géo-archéologue Laurent Bruxelles, qui pointe les modifications spectaculaires provoquées par les chiroptères dans ces cavités.

La circulation de l’eau sous terre n’est pas la seule à avoir façonné les cavités souterraines devant lesquelles nous nous émerveillons, que ce soit pour leurs formations géologiques étonnantes ou pour les dessins et gravures laissés sur les parois par les hommes du Paléolithique. Une nouvelle hypothèse vient bouleverser le scénario de la formation des grottes telles que nous les connaissons : la présence dans le passé de colonies massives de chauves-souris pourrait avoir modifié profondément l’aspect de ces cavités au cours du temps. Principaux responsables de ces changements : la respiration des chiroptères, qui expirent CO2 et vapeur d’eau, mais aussi et surtout leurs déjections, ce fameux guano au redoutable pouvoir acidifiant.

Un guano à l'acidité redoutable

« Au début des années 2000, j’ai visité la grotte de la Grosse Marguerite dans la vallée de l’Ardèche, une jolie cavité avec de belles concrétions, raconte le géo-archéologue Laurent Bruxelles, du laboratoire Travaux et Recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés (Traces) (1). Une coulée de calcite en particulier avait formé une grosse stalactite encore active et très brillante, derrière laquelle un groupe de chauves-souris s’était installé. Au-dessus des chiroptères, on distinguait un trou dans la voûte, comme une sorte de coupole, et la stalactite elle-même était rongée à cœur. Au sol, un énorme tas de guano fermentait… C’est là que j’ai réalisé pour la première fois l’incroyable acidité de ces déjections. » La plupart des grottes souterraines en France, mais aussi dans le monde, sont formées dans des massifs de calcaire (aussi appelés massifs karstiques). Or cette roche soluble dans l’eau – ce qui a permis le creusement des galeries –, est aussi particulièrement sensible aux pH acides… Pour s’en convaincre, il suffit de faire tremper un œuf dans une tasse de vinaigre ; sa coquille se dissoudra en une nuit à peine.

Un pilier stalagmitique et des draperies rongées par la bio-corrosion (grottes d'Isturitz, au Pays basque, et de Miguro dans le Gard).
Un pilier stalagmitique et des draperies rongées par la bio-corrosion (grottes d'Isturitz, au Pays basque, et de Miguro dans le Gard).
 

Les concrétions corrodées, réduites à de simples trognons, les parois recouvertes d’une glaire translucide : voilà à quoi peut ressembler une cavité lorsqu’elle est totalement occupée par les chauves-souris !

Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, lors d’une mission en Afrique australe, que le chercheur corrobore ce qui n’était jusque-là qu’une intuition. Alors en quête de fossiles d’hommes anciens pour le programme Human origins, Laurent Bruxelles visite avec d’autres scientifiques la célèbre grotte de Drostky, au Botswana, occupée par des centaines de milliers de chauves-souris. Les concrétions corrodées, réduites à de simples trognons, les parois recouvertes d’une glaire translucide – un film bactérien visiblement alimenté par la présence de guano – le mettent face à l’évidence : voilà à quoi peut ressembler une cavité lorsqu’elle est totalement occupée par les chauves-souris ! « Une concrétion en particulier avait complètement disparu. Il ne restait plus qu’une arête témoin de cette ancienne draperie, illustrant le recul de plusieurs centimètres de la paroi sur laquelle elle s’était formée, raconte le chercheur. On était face aux mêmes phénomènes de corrosion que ceux observés en Ardèche. »

Et les scientifiques de réaliser : s’il y avait eu là la moindre œuvre pariétale tracée à la surface des parois, elle aurait été la première à disparaître…

60 grottes réinterprétées

Restait à savoir si ce phénomène de bio-corrosion était général, ou cantonné à quelques rares exemples. Depuis 2018, une exploration plus systématique des grottes françaises a débuté et soixante d’entre elles ont déjà pu être examinées. Il s’agit pour les chercheurs de regarder avec un œil neuf des cavités déjà connues et maintes fois visitées, pour y traquer les dégâts qu’auraient pu y occasionner les chauves-souris au cours de leur histoire. Afin de bien distinguer ce qui est dû à l’eau et ce qui est attribuable à la bio-corrosion, les chercheurs prennent pour référence des grottes dont ils savent qu’elles ont toujours été fermées, donc non contaminées par la présence de chauves-souris, et qui n’ont été ouvertes que récemment, généralement de manière accidentelle comme lors du percement d’une carrière. « Nous avons identifié dans de nombreuses grottes aujourd’hui vides de chauves-souris les mêmes types d’altération que ceux repérées au Botswana, raconte Laurent Bruxelles. Des formes que tout ce temps j’avais crues provoquées par la remise en eau de ces cavités, à un moment ou un autre de leur histoire, étaient en réalité dues à la bio-corrosion... Les traces de phosphate retrouvées au sol et sur les parois attestent que des chauves-souris ont bien occupé ces grottes dans le passé – le phosphate qui se trouve en grande quantité dans le guano, n’existe en effet pas dans la roche à l’état naturel. »

Ce tas de guano récent a provoqué la formation d'un voile bactérien corrosif et noir sur les parois (Les Excalans, Hérault).
Ce tas de guano récent a provoqué la formation d'un voile bactérien corrosif et noir sur les parois (Les Excalans, Hérault).

Plusieurs types d’altérations ont pu être inventoriés. Les petites coupoles en cloche (ou bell holes, en anglais) creusées dans les voûtes des grottes seraient directement dues à la respiration des chauves-souris qui se sont suspendues par dizaines de milliers au plafond des cavités, exhalant CO2 et vapeur d’eau comme tout animal terrestre. Or en condensant sur les parois, eau et CO2 forment de l’acide carbonique, particulièrement agressif pour le calcaire. « Dans certaines grottes, le plafond est constellé de ces trous en cloche creusés parfois jusqu’à 80 centimètres dans la roche », témoigne le géo-archéologue. Autres formations particulières, les stalagmites rongées comme des trognons de pomme auraient, elles, été corrodées par les déjections des chauves-souris, dont on retrouve encore par endroits d’épaisses couches fossilisées. « En fermentant, le guano dégage des acides phosphorique et sulfurique qui attaquent directement le sol et la base des concrétions », explique le scientifique.

Grotte d'Aldène (Hérault). Cette grande paroi lisse surmontée de "chenaux" est le résultat des gaz acides émis par le guano.
Grotte d'Aldène (Hérault). Cette grande paroi lisse surmontée de "chenaux" est le résultat des gaz acides émis par le guano.

Ces acides ne se contentent pas de ronger le plancher des grottes : grâce à la chaleur dégagée par la fermentation, ils s’élèvent dans l’air et vont lécher les parois alentour en les remodelant complètement. Comme les piliers rongés, ces parois sont étonnamment lisses, à la différence des parois façonnées par le seul travail de l’eau et caractérisées par de petites irrégularités ou vaguelettes créées par le ruissellement (aussi appelées « coup de gouge » par les scientifiques, du fait de leur similarité avec les traces laissées par les ciseaux d’un sculpteur sur bois). Mieux : elles ont pour certaines reculé de plusieurs centimètres, voire décimètres, par rapport à leur emplacement initial !

Un impact probable sur les œuvres

Quelles conséquences ces phénomènes de bio-corrosion ont-ils pu avoir sur la répartition de l’art pariétal dans les grottes où la présence ancienne de chauves-souris a pu être documentée, et sur la présence de l’art pariétal plus généralement, en France comme à l’étranger ?
 

Partout où les traces de colonies de chauves-souris sont avérées, on note l’absence de fresques ; à l'inverse, partout où des fresques sont visibles, il n’y a pas trace de présence ancienne de chauves-souris.

« Dans la grotte du Mas d’Azil, en Ariège, des traces de chauves-souris sont bien visibles dans les grandes galeries où on ne voit pas d’art pariétal, mais pas dans les petites galeries latérales où se concentrent la plupart des œuvres et où les traces du creusement initial par l’eau sont toujours visibles, décrit Laurent Bruxelles. Dans la grotte d’Aldène, dans l’Hérault, composée de plusieurs vastes salles, seul un petit conduit latéral contient des gravures. Même chose dans la grotte ornée de Coliboaia, en Roumanie… » Partout où les traces de colonies de chauves-souris sont avérées, les chercheurs notent l’absence de fresques ; à l’inverse, partout où les fresques sont visibles, il n’y a pas trace de présence ancienne de colonies de chauves-souris. Une exclusion systématique qui ne manque pas de troubler les scientifiques : est-ce à dire qu’une partie des œuvres paléolithiques auraient disparu du fait de la bio-corrosion ?

« Si l’on ne peut pas tirer de conclusions hâtives, ce résultat interroge certaines des hypothèses formulées jusqu’ici pour expliquer la présence de peintures et gravures dans de petites galeries à l’écart des grandes salles, comme c’est le cas au Mas d’Azil, souligne Laurent Bruxelles. Notamment qu’il s’agissait d’un art privé, dont l’accès était limité à quelques privilégiés… » Quant à Lascaux, Niaux, Chauvet ou encore Cosquer, où les œuvres sont très largement présentes, y compris dans les grandes salles facilement accessibles, elles se sont toutes refermées après le dernier maximum glaciaire, il y a 22 000 ans, les protégeant de l’intrusion des chauves-souris… Une autre observation intrigue les chercheurs : certaines des parois et concrétions sur lesquelles cet art pariétal se déploie se révèlent étonnamment lisses, comme si elles avaient été corrodées par la présence antérieure de chauves-souris. « C’est comme si ces dernières avaient préparé la toile pour les artistes paléolithiques », avance Laurent Bruxelles. Une hypothèse qui reste encore à confirmer…

Chauves-souris dans un "bell hole", un trou en cloche creusé dans la voûte par l'acidité de leur seule respiration. Grotte portoricaine de Cueva del Indio.
Chauves-souris dans un "bell hole", un trou en cloche creusé dans la voûte par l'acidité de leur seule respiration. Grotte portoricaine de Cueva del Indio.

Afin d’affiner leur connaissance des phénomènes de bio-corrosion, les chercheurs préparent d’ores et déjà de nouvelles explorations de grottes, en France mais aussi, et c’est nouveau, à l’étranger. « Il s’agit désormais d’établir un catalogue complet des formes provoquées par la présence de colonies de chauves-souris, afin de diagnostiquer au premier coup d’œil les cavités qui ont fait l’objet d’une occupation ancienne par ces chiroptères » explique Laurent Bruxelles. D’autres recherches autour du guano fossilisé (et dûment daté) sont aussi prévues. Ce déchet se révèle en effet une mine d’informations, et devrait permettre de connaître l’espèce des chauves-souris concernées (grâce aux analyses ADN), leur régime alimentaire, et par déduction, le type d’environnement dans lequel elles évoluaient… « Le guano pourrait être un outil de plus à la disposition des chercheurs pour interpréter les sites archéologiques », s’enthousiasme Laurent Bruxelles. ♦

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