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Hégra livre ses splendeurs
La France vient de signer en avril avec l’Arabie saoudite un accord pour le développement touristique et culturel de la région d’Al-Ula, au nord-ouest du royaume. Qu’est-ce que l’archéologue que vous êtes pense de ce partenariat ?
Laïla Nehmé1 : Je suis très heureuse que les autorités saoudiennes aient choisi la France, qui bénéficie d’une excellente image de marque en matière de gestion de parcs naturels, de muséographie, de construction d’infrastructures hôtelières…, pour mettre en valeur ce territoire de 22 000 km2 qui regorge de paysages de désert et de montagnes, de palmeraies et de canyons propices au trekking ou aux promenades à cheval, et qui abrite un site archéologique phare, Madâ’in Sâlih (l’antique Hégra, petite sœur de Pétra en Jordanie), inscrit en juillet 2008 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Y a-t-il eu dans le passé d’autres collaborations de cet ordre entre l’Arabie saoudite et la France ?
L. N. : Concernant l’archéologie, une longue tradition de confiance, d’amitié et de coopération scientifique unit les deux pays. Les premiers véritables explorateurs de la région, au début du XXe siècle, ont été deux pères dominicains de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, Antonin Jaussen et Raphaël Savignac. Les descriptions de Madâ’in Sâlih qu’ils ont publiées dans leur Mission archéologique en Arabie sont restées les plus complètes jusqu’aux travaux de la mission que je codirige sur le terrain depuis 2002 et qui est la première mission archéologique étrangère à avoir reçu une autorisation de travail sur le sol saoudien depuis les années 1970.
Les fouilles vous ont-elles permis de préciser la durée de l’occupation du site ?
L. N. : Oui. Hégra a été occupé grosso modo du Ve siècle avant notre ère au Ve siècle de notre ère, même si des sépultures datant de l’âge du Bronze (tournant du IIIe au IIe millénaire) y ont été mises au jour (mais sans traces d’agglomération associée). Le site, très étendu (plus de 1 000 hectares), a surtout été habité par les Nabatéens entre le Ier siècle avant notre ère et le début du IIe siècle. Ces riches marchands contrôlaient en grande partie le commerce caravanier à longue distance de l’encens, de la myrrhe et des aromates, toutes marchandises qui étaient acheminées à dos de chameau de l’Arabie heureuse (actuel Yémen) jusqu’aux ports de la Méditerranée comme Gaza, d’où elles partaient par bateau vers la Grèce et vers Rome.
Quels territoires occupaient les Nabatéens ?
L. N. : Dans son extension maximale, le royaume nabatéen, dont Hégra était la capitale méridionale, couvrait tout le sud de la Syrie, la Jordanie, le nord de la péninsule Arabique, une partie du Néguev et, peut-être, le Sinaï. Après son annexion par les Romains, en l’an 106, cette société préislamique a disparu en tant qu’entité politique autonome. Mais elle a connu une postérité assez extraordinaire puisque son écriture, que nous connaissons notamment à travers les milliers de graffitis gravés sur les rochers de Hégra et de Pétra, a donné naissance à l’écriture arabe telle qu’on la connaît aujourd’hui.
La centaine de tombes monumentales creusées dans le grès des falaises constitue une des marques les plus spectaculaires laissées par cette civilisation à Hégra. Comment les artisans s’y prenaient-ils pour tailler des rochers parfois très abrupts ?
L. N. : Nous avons montré que ces tombes rupestres, dont la surface taillée varie de 1 à 60, étaient construites sans l’aide d’échafaudages, faute de bois, et systématiquement de haut en bas. Pour débuter un chantier, les tailleurs de pierre devaient avant toute chose trouver un accès et façonner un méplat dans la montagne. Ils descendaient ensuite progressivement pour creuser les chambres funéraires dans la paroi rocheuse. Par ailleurs, bon nombre de ces tombes, contrairement à celles de Pétra, la capitale nabatéenne, portent des inscriptions datées qui délivrent de précieuses informations sur les défunts, leur statut social, leur famille… L’une d’entre elles, retrouvée inviolée, nous a même permis de reconstituer l’intégralité du rituel funéraire nabatéen. Ces pratiques donnent à penser que les habitants de Hégra croyaient en un au-delà, à une vie après la mort.
À propos de religion, quels dieux honoraient les Nabatéens ?
L. N. : Une divinité masculine, Dushara, trônait au sommet de leur panthéon. Mais nous avons découvert à Hégra les vestiges d’un grand temple consacré à un « dieu des Cieux ». Ce dieu n’étant attesté nulle part ailleurs dans le domaine nabatéen, il y a fort à parier qu’il s’agissait d’un dieu propre à cette cité. Par ailleurs, au nord-est du site, nous avons identifié un secteur consacré essentiellement aux réunions des confréries religieuses et accessible uniquement par un défilé d’une cinquantaine de mètres de long (le « Jabal Ithlib »). La plus grande des salles taillées dans le rocher (le « Dîwân ») était un triclinium, c’est-à-dire un espace à trois banquettes disposées en U. Les membres des confréries s’y réunissaient par groupes de douze en mangeant à la romaine (allongés), en buvant du vin et en écoutant de la musique. Ces repas pris en commun permettaient d’honorer les dieux, les rois ou de simples défunts.
Et la zone résidentielle ? Quel visage présentait-elle ?
L. N. : Elle s’étendait sur 52 hectares dans une large plaine située approximativement au centre du site, et elle était entourée d’un rempart en brique crue d’environ 3 km de long qui comportait plusieurs portes dont l’une, monumentale, était flanquée de tours. L’agglomération contenait à la fois des îlots d’habitation et des bâtiments plus grands, des zones moins densément bâties et peut-être des marchés, des places et des jardins. Et il est désormais certain que le grand bâtiment (85 m × 65 m au moins) accolé au tronçon sud du rempart hébergeait la légion romaine qui stationnait à Hégra au début du IIe siècle. L’Empire, à cette époque, s’étendait donc bien plus au sud que ne le donnent à croire les cartes de la plupart des manuels scolaires et des musées d’art antique !
Dans ce milieu aride, quelle stratégie agricole permettait d’assurer la subsistance de plusieurs milliers d’habitants ?
L. N. : Hégra était avant tout une oasis. La nappe phréatique alimentait 130 puits, ce qui permettait d’irriguer d’importantes surfaces cultivées. Nous avons mis en évidence que l’agrosystème local reposait sur la culture du palmier dattier ainsi que sur celle de céréales (blé, orge), d’arbres fruitiers (olivier, grenadier, figuier, vigne) et de légumineuses (lentilles, pois, luzerne). D’autre part, la présence de fragments de textile en coton dans les tombeaux, et surtout de graines de coton dans les sédiments archéologiques tamisés, suggère fortement que cette plante, quoique gourmande en eau, était elle aussi cultivée sur place. Les recherches réalisées depuis quinze ans ont par ailleurs fourni beaucoup d’informations sur le régime alimentaire carné des habitants de Hégra, tandis que la céramique et les monnaies nous renseignent sur les échanges et l’économie locale. Les données collectées dans tous ces domaines, et bien d’autres, sont en cours d’étude par chacun des spécialistes qui participent à la mission. Celle-ci va se poursuivre, principalement pour répondre à quelques questions en suspens comme le plan du camp romain et celui du sanctuaire. Parallèlement, des recherches épigraphiques vont être menées à Madâ’in Sâlih et dans sa région, entre autres pour mieux cerner l’évolution de l’écriture nabatéenne vers l’arabe.
À Lire :
Les tombeaux nabatéens de Hégra, Laïla Nehmé (dir.), Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, coll. « Épigraphie & Archéologie », 2 volumes, décembre 2015, 100 €
- 1. Directrice de recherche CNRS au laboratoire Orient et Méditerranée, textes - archéologie - histoire (CNRS/Univ. Paris-Sorbonne/Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne/EPHE/Collège de France. Elle codirige la Mission archéologique franco-saoudienne de Madâ’in Sâlih, en Arabie Saoudite.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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