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En Éthiopie, l’histoire de Lalibela se révèle peu à peu

Dossier
Paru le 16.03.2022
Le tour du patrimoine en 80 recherches

En Éthiopie, l’histoire de Lalibela se révèle peu à peu

11.03.2019, par
Vue sur le sommet de l’église monolithique Saint-Georges (Bet Giyorgis), classée au patrimoine mondial de l’Unesco.
Au cœur de l’Éthiopie, des enchevêtrements d’églises, de galeries et de salles creusées dans la roche font du site de Lalibela un lieu de pèlerinage, également très prisé des touristes et des scientifiques. Les historiennes Marie-Laure Derat et Claire Bosc-Tiessé nous parlent des dernières découvertes sur ce site exceptionnel, dont la visite s’annonce comme un temps fort du voyage officiel du président Emmanuel Macron en Afrique de l’Est.

Taillées d’un bloc dans la roche, les onze églises de Lalibela suscitent toujours la curiosité et l’admiration des touristes. Mais ce site posé sur les hauts plateaux d’Éthiopie, à 500 kilomètres au nord de la capitale Addis-Abeba, est surtout la destination de centaines de milliers de pèlerins qui se pressent depuis des siècles vers ces lieux sacrés, considérés comme une terre sainte pour les chrétiens de l’Église d’Éthiopie.
 
Au-delà de son architecture spectaculaire, c’est bien sa complexité qui fait de Lalibela un site remarquable –  inscrit au patrimoine mondial par l’Unesco en 1978. « En Éthiopie, on trouve un grand nombre d’églises creusées un peu partout dans le pays, explique Claire Bosc-Tiessé, historienne de l’art au CNRS et conseillère scientifique à l’Institut national de l’histoire de l’art, mais une telle concentration d’édifices sur un espace aussi restreint est tout à fait unique. » Avec ses enchevêtrements d’églises, de tranchées, de galeries souterraines et d’immenses salles aménagées dans la roche, Lalibela ne ressemble, de fait, à rien de connu… et appelle bien des questions.

Église monolithique Sainte-Marie (Beta Maryam).
Église monolithique Sainte-Marie (Beta Maryam).

Des questions sur ce site, l’historienne Marie-Laure Derat, spécialiste de l’Éthiopie médiévale et directrice de recherche au laboratoire Orient et Méditérannée1, s’en posait aussi. Les deux chercheuses ont tout naturellement uni leurs efforts pour tenter d’y répondre. « Le site est très célèbre, à tel point que sa renommée masquait en quelque sorte notre ignorance, raconte Marie-Laure Derat. En définitive, on ne savait que très peu de choses sur son histoire, ses origines ou sa place dans la société éthiopienne. »

On ne savait que très peu de choses sur l’histoire du site, ses origines ou sa place dans la société éthiopienne.

Pour concrétiser leur projet de recherche, elles mettent à profit leur affectation au Centre français des études éthiopiennes2, adossé au Musée national et créé par les Français à la demande du gouvernement éthiopien dans les années 1950 : c’est elle qui leur permet de lancer, en 2008, la Mission Lalibela. Lalibela ? Le site tire son nom d’un roi éthiopien qui en aurait fait le centre de son royaume au XIIIe siècle, tout en lui donnant une dimension religieuse très affirmée.

Son règne et sa personnalité ont en tout cas fortement marqué les esprits : environ deux siècles après sa mort, Lalibela était considéré comme un saint et le site commença à faire l’objet des premiers pèlerinages. Mais restait à comprendre pourquoi et comment le site avait été créé et administré. 

Faire parler les manuscrits

Pour amorcer leur enquête, les deux chercheuses ont d’abord dressé une cartographie précise des lieux, qui leur a permis de faire une première constatation : les reliques qui avaient survécu montraient qu’il y avait plusieurs séquences successives de creusements. Certaines églises comportent, en effet, une porte ou des escaliers donnant dans le vide, donc correspondant à des moments plus anciens. D’autres montrent des contours improbables, qui laissent supposer que ces églises-là ont été aménagées à partir d’édifices préexistants.
 
Puisque la roche ne permet pas d’établir une datation des bâtiments, la recherche s’est concentrée ensuite sur toutes les autres traces disponibles : une masse importante de manuscrits, les peintures et divers objets retrouvés dans les églises. « Les sources sont inexistantes pour tout ce qui précède le XIIIesiècle, précise Marie-Laure Derat, mais sont très parlantes à partir de cette époque. » Un petit autel portatif en bois, notamment, joue un rôle clé dans cette histoire : on peut y lire en écriture guèze, langue classique éthiopienne, une dédicace de Lalibela lui-même, qui affirme faire don de cet objet à l’église.

Évangile du XVe siècle: au-dessus de la peinture de l’évangéliste, est inscrite en écriture Guèze, langue classique éthiopienne, la donation de terre du roi Lalibela au clergé.
Évangile du XVe siècle: au-dessus de la peinture de l’évangéliste, est inscrite en écriture Guèze, langue classique éthiopienne, la donation de terre du roi Lalibela au clergé.

 

Un don du roi Lalibella

Les manuscrits, écrits dans la même langue, confirment que c’est à l’initiative de ce même roi que le complexe religieux a été fondé. « Les archives dont on dispose n’évoquent jamais les travaux, fait remarquer Claire Bosc-Tiessé. En revanche, elles sont très claires en ce qui concerne le foncier : elles rapportent que le roi Lalibela a cédé des terres au clergé, afin que celui-ci tire profit. » Un mode d’organisation sociale assez proche, en somme, de certains ordres monastiques implantés en Europe à la même époque. « Ces documents démontrent du même coup la toute-puissance du roi dans le système politique, complète Marie-Laure Derat, puisque c’est lui qui possède les terres et qui en dispose à son gré, lui aussi qui régit la vie de l’Église, ses institutions et son clergé. »
 
Au terme de ces recherches, le tableau commençait donc à se préciser, lorsqu’une nouvelle découverte est venue enrichir la connaissance du site. Au cours des fouilles, les chercheuses et leur équipe ont, en effet, identifié d’énormes déblais de taille que les ouvriers avaient empilés au fur à mesure qu’ils creusaient la roche. Une vraie mine d’or pour les archéologues : « Ces déblais recèlent des traces antérieures au XIIIe siècle, ce qui laisse penser que le site de Lalibela était habité avant la fondation du complexe religieux. Nous avons en effet découvert des restes d’animaux ainsi que des traces de foyers et de céramique, signes d’une occupation domestique. »
 

Autel en bois de l’église du Sauveur-du-monde, XIIIe siècle, avec dédicace du roi Lalibela en écriture guèze qui affirme faire don de cet objet à l’église.
Autel en bois de l’église du Sauveur-du-monde, XIIIe siècle, avec dédicace du roi Lalibela en écriture guèze qui affirme faire don de cet objet à l’église.

 

Comprendre dix siècles d’histoire

La fouille des déblais a également révélé que ceux-ci reposaient sur des vestiges d’anciens édifices, qu’on a très probablement voulu faire disparaître au profit des églises. Les responsables de la Mission Lalibela y voient en tout cas une preuve supplémentaire de l’existence, autour du Xe ou XIe siècle, d’une société puissante, capable de se doter d’édifices imposants comparables à une forteresse, par exemple. Tous ces nouveaux indices sont autant de pistes ouvertes sur la connaissance d’une société et d’une culture éthiopiennes dont on ignore encore à peu près tout et qui ont coexisté avec le royaume fondé au IVe siècle de notre ère, toujours peu ou prou resté attaché au christianisme.
 
« Désormais, résume Marie-Laure Derat, nous en savons assez pour construire ce scénario : une élite puissante occupait le site vers le Xe siècle et s’est dotée d’infrastructures solides. Dans les très nombreuses tombes encore accessibles, l’orientation des corps révèle qu’à l’époque, il y avait des chrétiens, mais aussi beaucoup de sujets non-chrétiens. Au XIIIe siècle, Lalibela investit le site et, en transformant certains édifices en églises et en en faisant creuser de nouvelles, réalise une prise de pouvoir énergique. » Cette période coïncide d’ailleurs avec une phase d’expansion du royaume vers le sud.
 

Ces nouveaux indices sont autant de pistes ouvertes sur la connaissance d’une société et d’une culture éthiopiennes dont on ignore encore à peu près tout.

Au fur et à mesure des fouilles, les connaissances remontent aussi le temps vers les époques plus récentes. C’est le paradoxe de ce type d’édifice creusé directement dans la roche : contrairement à un chantier archéologique classique, les traces les plus anciennes sont effacées au fur et à mesure que les tailleurs de pierre retravaillent les monuments. Au fil des siècles, les occupants des lieux ont, en outre, creusé toujours plus profond pour consolider les bases des églises, menacées par la friabilité de la roche au contact de l’eau. « On peut d’ores et déjà en conclure, souligne Claire Bosc-Tiessé, que le site a continué d’évoluer jusqu’à une époque très récente, c'est-à-dire jusqu’à son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco. »

Ce qui représente un millénaire dans l’histoire d’un pays qui a entretenu, depuis l’Antiquité, des relations intenses avec les mondes orientaux, puis occidentaux. Pour les deux historiennes, les perspectives de recherche restent donc immenses, à commencer par la fouille complète des déblais issus du creusement des églises, qu’elles voudraient pouvoir poursuivre. Mais deux difficultés leur compliquent la tâche : d’abord l’emplacement de ces déblais, en plein milieu du site, précisément là où convergent les pèlerins. Il s’agit donc de travailler « à l’ancienne », c'est-à-dire à la pelle et à la pioche, car les gens ne comprendraient pas l’intrusion d’engins de chantiers sur ces lieux sacrés. « Les gens sont intéressés par nos fouilles et se montrent plutôt bienveillants, mais les choses peuvent changer très vite. »
 

Mise au jour de structures antérieures aux églises sous les déblais d’excavation du second groupe d’églises.
Mise au jour de structures antérieures aux églises sous les déblais d’excavation du second groupe d’églises.

L’autre inconnue relève plus de la politique. Depuis octobre dernier, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed marque un grand intérêt pour le site, dont il soutient activement la conservation. Mais avec la nécessité, aux yeux des deux chercheuses, de placer la recherche au cœur du dispositif, afin de préconiser des opérations de restauration et de valorisation adaptées, qui ne mettent pas les derniers vestiges du passé en péril. ♦

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Panthéon-Sorbonne/Sorbonne Université/Collège de France/Écoles pratique des hautes études.
  • 2. Unité CNRS/Ministère de l’Europe et Affaires étrangères.

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