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En Arabie, le mystère des chameaux sculptés
Des sculptures dans la roche représentant des camélidésFermerfamille de mammifères ruminants tels que le chameau ou le lama et équidésFermerfamille de mammifères tels que le cheval, l’âne ou le zèbre ont récemment été mises au jour dans la province d’Al-Jawf, au nord-ouest de l’Arabie Saoudite. Dans une région où la gravure et, dans une moindre mesure, la peinture étaient plus communément utilisées pendant l’Antiquité, ce rare spécimen d’ouvrage sculpté pourrait permettre de mieux comprendre l’évolution de l’art rupestre en Arabie.
Comme tant d’autres, cette découverte doit beaucoup au hasard. Situés dans une zone isolée, dans l’enceinte d’une propriété privée, et passablement endommagés, les hauts et bas-reliefs ne seraient jamais sortis du long oubli où ils avaient sombré sans la perspicacité de riverains et leur insistance à dévoiler leur trouvaille à une équipe de scientifiques saoudiens1 et français, qui publient aujourd'hui leurs premiers résultats dans la revue Antiquity2. « Cette découverte, dans un secteur quasiment inexploré, est vraiment exceptionnelle », insiste Guillaume Charloux, du laboratoire Orient & Méditerranée, textes, archéologie, histoire3, qui a effectué deux études sur le site en 2016 et 2017.
Un art distinct des représentations traditionnelles
À 8 kilomètres au nord de la ville de Sakaka, trois éperons rocheux, qui constituent ce que l’on appelle désormais le « site du chameau » (« Camel Site »), affichent des représentations réalistes, grandeur nature, d’au moins onze dromadaires et deux équidés (dont un âne ou un mulet), en haut et bas reliefs. Réalisés de toute évidence par des sculpteurs chevronnés respectant rigoureusement les proportions, les douze panneaux et reliefs naturalistes représentent des animaux sans charge, aux attitudes dynamiques, évoluant dans un environnement naturel. Se démarquant de la tradition de représentation régionale, plus schématique et en deux dimensions, ils pourraient avoir été inspirés par le savoir-faire des populations nabatéenne et parthe, autrefois voisines de l’endroit. Les roches ne sont en effet pas très éloignées de plusieurs sites nabatéens et les sculptures présentent de fortes similitudes avec la caravane de dromadaires ornant le Sîq de Pétra, en Jordanie. Elles ne sont pas non plus sans rappeler l’art mésopotamien, et plus particulièrement celui des ruines de Hatra, ville antique située au nord de l’Irak.
Difficultés de datation
La comparaison avec des modèles parthes et nabatéens suggère que les sculptures pourraient dater des premiers siècles avant et après notre ère, sans qu’aucune certitude ne soit permise. Toutefois, la patine qui recouvre ces œuvres témoigne de leur grande ancienneté, de même que le lent processus d’érosion qui a fait choir de leur emplacement d’origine, en hauteur sur les parois, les blocs où elles avaient été taillées.
Si les différents thèmes illustrés (rencontre entre espèces, pâturage, caravane de chameaux) ne permettent pas d’établir une date précise, on sait que la présence de dromadaires sauvages dans la région remonte aux Ve-IVe millénaires avant notre ère, bien avant leur domestication, et que les chevaux n’ont sans doute pas été introduits en Arabie avant la seconde moitié du premier millénaire avant notre ère.
L’absence de traces d’outils, effacées par l’érosion, ou d’instruments de sculpture connus tels que pics ou burins dans les environs immédiats rendent délicate la datation. « Hormis les outils en silex retrouvés à proximité, nous n’avons aucun élément de datation diagnostique et nous ne sommes pas certains que ces objets aient servi à réaliser les sculptures », précise Guillaume Charloux. En outre, les roches ne portent aucune inscription, ce qui ne fait que creuser davantage le mystère.
Un lieu de transit ou de rites ?
Outre le manque d’indices anthropiques, le paysage désertique entourant le « Camel Site » ne révèle aucun vestige de présence humaine. L’absence d’eau et l’aridité du climat ne sont guère propices à un peuplement permanent, ce qui pose la question de savoir qui a réalisé les sculptures et pourquoi.
« Les Nabatéens étaient fortement implantés dans la région, et auraient pu avoir une communauté dans les environs. Ils commerçaient aussi avec la Mésopotamie, ce qui sous-entend que les éperons auraient pu être une borne sur une ancienne route caravanière », suggère Guillaume Charloux. Facile à repérer dans cet environnement aride, le « site du chameau » marquait peut-être l’entrée d’une piste à travers le désert ou la frontière d’un territoire politique ou tribal. Voire un lieu de culte, comme le laissent supposer les cupules, des cavités laissées au cours des siècles sur le rocher par la friction de multiples mains, dans le but peut-être de recueillir quelque « poudre magique ».
Une maîtrise artistique rare
Si « le site est entouré d’un mystère qui ne sera pas résolu avant longtemps », une chose est certaine : les sculpteurs étaient des artistes de talent – sans doute originaires des environs, comme en témoigne l’originalité des thèmes choisis et des techniques utilisées – ayant fait preuve d’une étonnante maîtrise de leur art et d’un remarquable sens de l’esthétique. « Ces représentations ont nécessité plusieurs sculpteurs, et plusieurs jours de travail chacune », note Guillaume Charloux. Preuve en est la variété des styles observés, et le modelé des têtes et des jambes des animaux en particulier.
Le caractère peu conventionnel du site, tant sur le plan chronologique, géographique, technique, thématique que stylistique le rend unique, d’où la détermination des chercheurs à le protéger – une mission promptement entreprise par la Saudi Commission for Tourism and National Heritage – et leur désir de le faire découvrir à la communauté scientifique internationale. « Nous espérons désormais que des spécialistes de l’art rupestre vont s’y intéresser », conclut Guillaume Charloux. Et arracheront ce « Camel Site » à deux ou trois mille ans de solitude. ♦
- 1. De la Saudi Commission for Tourism and National Heritage.
- 2. « The art of rock relief in ancient Arabia : new evidence from the Jawf Province », G. Charloux, H. Al-Khalifah, T. al-Malki, R. Mensan, R. Schwerdtner, Antiquity, 2018, vol. 92 (361) : 165-182 ; https://doi.org/10.15184/aqy.2017.221
- 3. Unité CNRS/Université Paris-Sorbonne/Université Panthéon-Sorbonne/EPHE/Collège de France/Musée du Louvre.
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Auteur
Journaliste bilingue, Valérie Herczeg dirige le service de traduction du département de la communication du CNRS.
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