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Il y a 2,1 milliards d’années, la vie bougeait déjà
« Les galeries sont très spectaculaires, c’est formidable ! » Le géologue Abderrazak El Albani1 reconnaît modestement que « tout le mérite revient à la nature qui a conservé de manière exceptionnelle le mouvement d’organismes primitifs et au travail de l'équipe internationale que je coordonne ». Et pourtant, ce géologue à l’Université de Poitiers vient de frapper à nouveau un grand coup sur l’horloge de l’évolution. Après avoir découvert les plus vieux fossiles d’organismes pluricellulaires jamais observés, il aurait mis au jour les plus vieilles traces de mobilité chez des être multicellulaires. « Il est vraisemblable que ces organismes se déplaçaient pour rechercher des éléments nutritifs », suggère-t-il.
Innovation biologique
C’est cette quête de nutriments qui nous a été transmise sous la forme de 80 galeries sinueuses – mesurant jusqu’à 170 millimètres de long et 6 millimètres de large – à travers les roches sédimentaires du site fossilifère africain de Franceville, dans la province du Haut-Ogooué, au Gabon. Au fil de strates d’argiles noires déposées il y a plus de 2 milliards d’années, cette ancienne carrière ouvre un chapitre inédit de l’évolution de la vie sur Terre. Depuis la découverte du site en 2008, ses feuillets de sédiments ont révélé des organismes macroscopiques surprenants, témoignant d’une biodiversité ancestrale insoupçonnée : certaines formes suggèrent des corps, lobés, allongés, arrondis… de tailles variables pouvant atteindre plusieurs centimètres entourés de jupes plissées.
Ces organismes d’êtres multicellulaires – les scientifiques parlent de Biota – porte désormais le nom de Gabonionta et ne cesse d’interroger les spécialistes de l’évolution depuis sa découverte. Jusqu’alors, les plus anciens fossiles de vie multicellulaire dataient de 1,8 milliard d’années (des algues fossilisées révélées en 1992 sur le site minier de Marquette, dans le Michigan) et ceux des premiers mouvements de vie complexe de 580 millions d’années. Les Gabonionta, eux, auraient vécu entre 2,1 et 2 milliards d’années !
En avançant, dans la revue scientifique PNAS 2, que certains de ces êtres étaient déjà doués de mobilité, les chercheurs marquent donc à nouveau les esprits : « Faire admettre à mes collègues qu’une vie complexe s’est développée il y a 2,1 milliards d’années était déjà une gageure, apporter la preuve qu’une innovation biologique aussi élaborée que la mobilité est apparue de concert va ouvrir un débat scientifique passionnant ! », reconnaît le géologue.
Mais pour lui les preuves sont bien là, sous la forme de veines sinueuses affleurant en surface ou à l’intérieur des roches. Les chercheurs suspectent des êtres multicellulaires complexes et organisés de les avoir engendrées en cheminant dans la vase vers leur nourriture – probablement des voiles bactériens – et vers des zones riches en oxygène. Ces fonds marins étaient alors calmes et peu profonds, riches de surcroît en oxygène depuis la première vague de la grande oxydation amorcée environ 300 millions d’années auparavant. « L’accroissement à cette période du taux d’oxygène dans les océans a pu apporter l’énergie nécessaire au métabolisme et au développement de ces êtres multicellulaires et également à leur mise en mouvement », souligne le géologue.
Êtres organisés
À quoi ressemblaient alors ces êtres vivants ? Difficile de le savoir avec précision : « Ils étaient peut-être similaires aux amibes coloniales qui, lorsque les ressources deviennent rares, s’agrègent pour former une sorte de limace capable de se déplacer comme un unique organisme, à la recherche d’un environnement plus favorable », suggère Abderrazak El Albani.
L’hypothèse semble raisonnable, mais le mystère subsiste : comment ces mouvements fossilisés ont-ils pu demeurer intacts dans la roche tout ce temps-là ? Ne pourraient-ils pas être le fruit de quelques facéties géologiques dont la nature a le secret ? « Il fallait avant tout s’assurer que ces petites galeries avaient bien été creusées par des organismes vivants », rappelle en effet prudemment Abderrazak El Albani.
Plusieurs outils analytiques ont alors été utilisés pour attester de leur caractère biologique. Tout d’abord, l’analyse chimique du contenu des tunnels fossilisés à l’aide d’une sonde ioniqueFermerCet appareil permet de déterminer la composition chimique de la matière. a bien révélé des traces de « perminéralisation »FermerLa perminéralisation correspond à une transformation des matières organiques en substances minérales..
Autrement dit, une matière organique a bien été fossilisée dans ce réseau de galerie : « Il peut s’agir soit d’un corps qui se serait décomposé sur place, soit d’un mucus laissé par l’organisme à la manière de la traîne d’une limace », explique le géologue. Des techniques non invasives de microtomographie par rayons XFermerLa microtomographie par rayons X permet d'accéder à la vision interne d’un objet (composition, agencement, défauts, porosité) sans découpe de celui-ci grâce aux rayons X. ont également permis aux chercheurs d’explorer en 3D l’intérieur et l’extérieur de ces galeries : « La forme interne de ces tunnels atteste également qu’ils ne peuvent résulter d’une modification naturelle de la roche, et que ce sont bien des organismes multicellulaires qui s’y sont frayé un chemin », souligne Abderrazak El Albani.
Un scénario à revoir
Certes, ces organismes ont bien exploré la vase, aussi bien dans le sens vertical qu’horizontal, naviguant ainsi entre des tapis de bactéries. Mais ne pourraient-ils pas être fait justement d’un agrégat de bactéries, présentes sur Terre depuis plus de 3,5 milliards d’années ? « La forme, le mode de déplacement “horizontal et vertical”, le recoupement de lamines sédimentaires, la dimension de ces traces, tout cela écarte cette hypothèse », gage le chercheur.
Ces premiers « explorateurs » des fonds marins bousculent dès lors le scénario actuel de l’apparition de la vie complexe sur Terre. Jusqu’alors, les traces les plus anciennes de mobilité d’organismes multicellulaires précédaient de quelques millions d’années seulement le grand boom évolutif que fut l’explosion Cambrienne (il y a 541 millions d’années environ). Et plus de 1,5 milliard d’années séparent le Biota de Franceville du Biota édiacarien (découvert en 1868 dans les collines d’Ediacara, au sud de l’Australie), annonciateur de l’arrivée massive des animaux au Cambrien. Entre les deux, c’est un véritable « no man’s land évolutif », dénommé, non sans un brin d’ironie par les paléontologues, « le milliard ennuyeux».
Les êtres qui frayaient déjà il y a 2,1 milliards d’années dans la vase de Franceville ont-ils pu traverser ce « tunnel évolutif » et servir de précurseurs aux futurs animaux ? « C’est probable, avance Abderrazak El Albani. Le déclin progressif et global de l’oxygène dans les océans vers 2 milliards d’années, et ce jusqu’à la fin de la deuxième grande glaciation qui précède l’Ediacarien, a sûrement dû leur être fatal. » Cette découverte vient néanmoins de donner une postérité scientifique à cette aventure pionnière de la vie complexe. Sans cela, cette merveilleuse danse inaugurale serait demeurée dans l’ombre immobile des roches. ♦
- 1. Abderrazak El Albani travaille à l’Institut de chimie des matériaux (CNRS/Université de Poitiers), dans l'équipe Hydrogéologie, argiles, sols et altérations.
- 2. A. El Albani et al., "Organism motility in an oxygenated shallow-marine environment 2.1 billion years ago," PNAS, 2019. DOI : 10.1073/pnas.1815721116
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Auteur
Jean-Baptiste Veyrieras est journaliste scientifique.