Vous êtes ici
L’inhibition, c’est bon pour la lecture
La lecture est une faculté propre à l’espèce humaine. Toutefois, à la différence d’autres comportements spécifiquement humains comme la parole ou la bipédie, qui reposent sur des circuits neuronaux dédiés, en grande partie innés et optimisés par la sélection naturelle, la lecture et l’écriture sont apparues il y a moins de 10 000 ans ; ce qui constitue une adaptation récente par rapport aux millions d’années d’évolution de notre cerveau primate.
est une faculté
cognitive utilisée
dans une grande
variété de tâches intellectuelles.
L’imagerie cérébrale ayant montré que la reconnaissance de lettres activait les mêmes zones du cortexFermerCouche externe du cerveau qui est le siège de nos fonctions les plus élaborées (motricité volontaire, langage, raisonnement etc.). que la reconnaissance d’animaux, des neurobiologistes comme Stanislas Dehaene ont émis l’hypothèse que la faculté de lire résultait d’une sorte de bricolage biologique : le recyclage d’un mécanisme cognitif bien plus ancien dédié à la discrimination rapide des objets de notre environnement. « Dans cette hypothèse, le cortex occipito-temporal n’a évolué que pour apprendre à reconnaître les formes naturelles, mais cette évolution l’a doté d’une plasticité telle qu’il parvient à se recycler pour devenir un spécialiste du mot écrit.
Les formes élémentaires que cette région est capable de représenter ont été découvertes et exploitées par nos systèmes d’écriture », précise le chercheur dans son ouvrage Les Neurones de la lecture 1.
L’hypothèse du recyclage neuronal
L’une des meilleures illustrations de cette théorie vient des cas où ce mécanisme de reconnaissance dysfonctionne, générant des erreurs systématiques qui trahissent sa fonction initiale. « Ainsi, on sait que les enfants qui apprennent à lire ont tendance à confondre entre elles les lettres symétriques de type b/d ou p/q », rappelle Grégoire Borst, psychologue au Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDé)2. Un phénomène qui s’explique par le fait que le système de reconnaissance des lettres réutilise le circuit neuronal utilisé par nos ancêtres analphabètes pour identifier rapidement la présence d’animaux potentiellement menaçants. « Dans la nature, reconnaître un danger indépendamment de son orientation constitue un avantage : un tigre reste un tigre, qu’il vienne de la droite ou de la gauche. » Cette stratégie, appelée généralisation en miroir, devient en revanche une source d’erreur de lecture lorsque, par exemple, il s’agit de distinguer « bon » et « don ».
Pour étudier ce phénomène, les chercheurs du LaPsyDé ont demandé à 79 étudiants, qui maîtrisent donc bien la lecture, de discriminer successivement des paires de lettres puis des paires d’images sur un écran d’ordinateur. Ces sujets devaient tout d’abord décider, en appuyant sur un bouton réponse, si deux lettres présentées à l’écran étaient identiques. Juste après, ils devaient décider si deux images d’animaux disposés en miroir étaient identiques. À chaque présentation, le temps de décision du sujet était mesuré à la milliseconde près. Les résultats ont ainsi confirmé que ces lecteurs adultes mettaient plus de temps à discriminer les lettres en miroir que les autres. Mais surtout, les chercheurs ont pu constater que ces mêmes lecteurs prenaient systématiquement plus de temps pour déterminer que deux images d’animaux étaient bien identiques quand ces images avaient été précédées par des lettres en miroir.
Résister aux automatismes de pensée
Ce décalage de temps de réponse, absent lorsque les lettres présentées en amorce étaient différentes mais non symétriques, constitue ce que les psychologues appellent un effet d’amorçage négatif. Pour discriminer des lettres symétriques, les lecteurs inhibent dans un premier temps la stratégie de généralisation en miroir. Mais, quand cette stratégie redevient pertinente pour reconnaître rapidement des images d’animaux, ils mettent plus de temps à la réenclencher. « Des expériences similaires ont été menées avec des enfants : les résultats, pas encore publiés, montrent que cet effet d’amorçage négatif diminue avec l’âge, même s’il ne disparaît jamais, note Grégoire Borst, coauteur de l’étude3. L’activation d’un mécanisme sélectif d’inhibition de la stratégie en miroir semble ainsi indispensable à la lecture, même chez les lecteurs expérimentés. »
Une théorie développée par Olivier Houdé, directeur du LaPsyDé, également coauteur de l’étude, postule que, pour raisonner, anticiper et analyser notre environnement, notre cerveau s’appuie sur trois systèmes : « L’un est rapide, automatique et intuitif (système 1). L’autre est plus lent, logique et réfléchi (système 2). Un troisième système, sous-tendu par le cortex préfrontal, permet d’arbitrer, au cas par cas, entre les deux premiers systèmes », indique le chercheur dans son dernier ouvrage, Apprendre à résister 4. « Chez l’enfant, les deux premiers systèmes se développent en parallèle, car les bébés ont des capacités logiques, mais le troisième système et sa capacité inhibitrice arrivent plus tard », poursuit-il. L’éducation, les apprentissages scolaires, entre autres la lecture, reposeraient ainsi en grande partie sur le développement et le renforcement d’une fonction essentielle de notre cerveau : la capacité à résister aux automatismes de pensée, comme la généralisation en miroir, quand le recours au raisonnement logique devient nécessaire.
Une piste pour combattre la dyslexie
Les chercheurs pensent que, lorsqu’il apprend à lire, l’enfant s’entraîne à inhiber la stratégie de généralisation en miroir en présence de certaines lettres. Certaines formes de dyslexie pourraient ainsi résulter d’une déficience de ce processus d’inhibition cognitive. Si cette hypothèse était confirmée, de nouvelles stratégies pédagogiques plus efficaces pourraient être mises en œuvre au profit des élèves dyslexiques. Grégoire Borst suggère deux pistes : « La première stratégie, assez classique, consiste à corriger systématiquement et explicitement les erreurs de lecture de l’élève, en lui désignant le piège pour qu’il apprenne à inhiber sa propension à tomber dedans. La seconde stratégie, plus novatrice, consiste à entraîner, à l’aide d’exercices spécifiques, le processus d’inhibition des automatismes hérités du recyclage neuronal. »
L’originalité de cette dernière démarche est que les exercices d’entraînement ne seront pas forcément en rapport direct avec la lecture et que ses bénéfices ne se limiteront pas à l’apprentissage de la lecture. En effet, l'inhibition est une faculté cognitive générale utilisée dans une grande variété de tâches intellectuelles. « Des expériences antérieures ont pu démontrer, ajoute le chercheur, que le renforcement de la capacité de résistance cognitive acquise par l’entraînement sur une tâche de catégorisation perceptive améliorait significativement les résultats obtenus dans une tâche de raisonnement numérique nécessitant elle-même une inhibition. »
- 1. Les Neurones de la lecture, Stanislas Dehaene, Odile Jacob, août 2007.
- 2. Unité CNRS/Univ. Paris-Descartes/Unicaen.
- 3. « The cost of blocking the mirror generalization process in reading : evidence for the role of inhibitory control in discriminating letters with lateral mirror-image counterparts », Grégoire Borst, Emmanuel Ahr, Margot Roell et Olivier Houdé, Psychonomic Bulletin & Review, publié en ligne le 23 mai 2014.
- 4. Apprendre à résister, Olivier Houdé, Éditions Le Pommier, août 2014.
Voir aussi
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
À lire / À voir
Les Neurones de la lecture, Stanislas Dehaene, Odile Jacob, août 2007, 480 p., 29,90 €
Apprendre à résister, Olivier Houdé, Éditions Le Pommier, coll. « Manifestes », août 2014, 96 p., 10 €