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« L’humain a créé les conditions de la surpopulation de sangliers »
Raphaël Mathevet, vous êtes écologue et géographe au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive1. Vous publiez ces jours-ci avec Roméo Bondon l’ouvrage Sangliers, géographies d’un animal politique. Pourquoi vous êtes-vous intéressés à cet animal mal-aimé ?
R. M. Il y a cinquante ans encore, le sanglier était un animal difficile à voir, qui représentait l’espèce sauvage par excellence et fascinait les naturalistes autant que les chasseurs. Ces derniers mesuraient volontiers leur bravoure en s’affrontant à cet animal farouche, dangereux, qui n’hésitait pas à attaquer leurs chiens ; dans la mythologie grecque, combattre un sanglier était d’ailleurs l’un des douze travaux d’Hercule ! Aujourd’hui, le sanglier semble omniprésent, au bord des routes, dans nos villes même. Partout où nos travaux en écologie nous mènent, du massif des Écrins aux Cévennes, en passant par la Camargue, on ne nous parle que de lui et des dégâts qu’il occasionne. Nous voyons également fleurir les contentieux entre fédérations de chasseurs et aires protégées : les premiers accusant les secondes d’être un refuge pour les sangliers.
On ne le voit plus comme une espèce sauvage, mais comme une masse animale indistincte qu’il faut réguler, en intensifiant les battues et les actes de chasse. Plus personne ne semble s’intéresser à l’animal, ni ne prend sa défense comme on peut le voir pour l’ours ou pour le loup – pas même les naturalistes. Nous avons voulu comprendre comment il avait pu changer de statut aussi vite et ce qu’il dit de notre rapport à la nature.
Sait-on combien il y a de sangliers en France, aujourd’hui ?
R. M. Les comptages de populations animales sauvages sont toujours difficiles à effectuer, aussi le seul moyen d’appréhender la taille des populations de sangliers est de se référer aux tableaux de chasse. À l’échelle nationale, on décompte un peu plus de 800 000 individus abattus en 2021, contre 35 000 environ au début des années 1970 – soit 20 fois plus. Sur cette base, on estime que la population de sangliers pourrait compter aujourd’hui plus d’1 million d’individus. Autrefois, le sanglier était surtout présent dans l’espace forestier, mais aujourd’hui, on le retrouve dans tous les milieux : en bord de mer, en plaine, en montagne jusqu’à 3 500 mètres d’altitude, et bien sûr en milieu urbain, notamment en période de sécheresse, où il profite des parcs et jardins arrosés. Le sanglier est un animal omnivore qui possède une très grande capacité d’adaptation.
Pourquoi cette explosion des effectifs ?
R. M. Plusieurs facteurs entrent en jeu. La disparition des prédateurs comme le loup et le lynx dans la première moitié du XXe siècle est une partie de l’explication. Le recul des espaces agricoles dans les milieux les moins propices à la culture, en moyenne montagne par exemple, et l’augmentation de la surface forestière qui en résulte en sont une autre – les forêts qui couvrent aujourd'hui 30% de la surface de l'Hexagone offrent en effet des refuges et des ressources alimentaires prisés des sangliers, comme les champignons, les glands, les faines (le fruit du hêtre, ndlr)... Le changement climatique, avec ses hivers plus doux, entraîne également moins de mortalité naturelle chez ce mammifère. Mais l’événement majeur, c’est la modernisation de l’agriculture. L’arrachage des haies, l’utilisation d’insecticides et la mécanisation ont entraîné la quasi-disparition du petit gibier dans l’espace agricole, comme les lièvres, lapins, perdrix, faisans...
En quoi la disparition du petit gibier peut-elle expliquer la propagation du sanglier ?
R. M. À la fin des années 1960, la chasse était devenue une véritable activité de loisirs et ne comptait pas moins de 2 millions de pratiquants, un record. Mais la disparition du petit gibier, cible de prédilection des chasseurs, menaçait la pérennité de l’activité. L’idée est alors apparue de développer les populations de grand gibier, tout particulièrement de sangliers, afin de proposer de nouvelles proies aux chasseurs.
Pour ce faire, plusieurs mesures ont été mises en place. Tout d’abord l’élevage, qui a permis de faire des lâchers d’individus dans des milieux où le sanglier n’était pas ou plus présent, mais aussi le nourrissage des animaux : du grain et des légumes abîmés ont été mis à leur disposition, ainsi que de l’eau pour s’abreuver. Une chasse dite « conservatrice » s’est aussi mise en place, qui évitait de tuer les mâles reproducteurs et les laies dominantes, garantes de la cohésion des compagnies (groupes) de sangliers.
Dans le livre, vous évoquez également l’hybridation volontaire de sangliers avec des cochons domestiques...
R. M. En effet. Pour augmenter la capacité reproductive des populations de sangliers, on a encouragé l’hybridation de sangliers mâles avec des porcs domestiques femelles – produisant ce qu’on appelle communément des « cochongliers ». La truie, la femelle du porc domestique, met en effet bas de 8 à 10 petits, contre 4 à 6 seulement pour la laie... À travers toutes ces pratiques, le sanglier a été pour ainsi dire « cynégétisé » : on a fait de lui, non plus une espèce sauvage, mais une espèce-gibier transformée par la chasse et pour la chasse.
Quand est-ce que la situation est devenue hors de contrôle ?
R. M. Il faut savoir qu’en France, ce sont les chasseurs qui dans chaque département ont la charge de la gestion des populations de sangliers – les agriculteurs ont en effet perdu dans les années 1960 le droit d’affût qui les autorisait à tirer sur l’animal en cas de dégâts sur les cultures. En contrepartie, les fédérations de chasse se sont engagées à indemniser les agriculteurs en cas de dégâts. Le système a commencé à souffrir dès les années 1990, lorsque les dégâts agricoles causés par les sangliers ont commencé à sensiblement augmenter, mais à l’époque les chasseurs étaient encore suffisamment nombreux pour dédommager les agriculteurs. Dans les années 2000, cependant, les dégâts sont passés de quelques dizaines à quelques centaines de milliers d’euros, et les trésoreries des fédérations se sont retrouvées très fragilisées...
Et aujourd’hui, à combien se montent les dégâts causés par le sanglier ?
R. M. Les dégâts agricoles totalisent 35 millions d’euros par an. Les cultures les plus touchées sont les champs de maïs ou de céréales. Les sangliers posent aussi problème aux éleveurs car ils retournent la terre des prairies où pâturent les bovins. Sans oublier les jardins saccagés en milieu périurbain... Il faut ajouter à cela près de 30 000 collisions routières, un chiffre qui s’explique par la hausse du nombre de sangliers, mais aussi par l’extension du réseau routier en France – nous avons aujourd’hui plus d’1 million de kilomètres de routes ! Il ne faut pas perdre de vue que les dégâts causés par les sangliers s’expliquent aussi par l’omniprésence des infrastructures humaines sur le territoire.
Un plan national de maîtrise du sanglier a été mis en place en 2009. En quoi consiste-t-il ?
R. M. Depuis 2009, le nourrissage des sangliers est théoriquement interdit, de même que l’élevage à des fins de lâchers dans la nature. Mais dans les faits, ces pratiques n’ont pas disparu et il y a encore beaucoup de tolérance dans certaines régions... J’en ai été encore le témoin très récemment. En parallèle, on a énormément augmenté la pression de chasse sur cet animal désormais considéré comme un nuisible. Il faut savoir que la période légale de chasse – du 15 septembre au 31 mars – ne s’applique pas au sanglier.
De nombreuses dérogations sont en effet accordées, qui permettent de le traquer jusqu’à 10 mois sur 12 dans les départements les plus problématiques. C’en est fini également de la sélection du gibier abattu : désormais, on demande aux chasseurs de « réguler », c’est-à-dire de prélever un maximum d’animaux, vieux, jeunes, mâles, femelles... Comme s’il s’agissait d’une masse indistincte à contrôler, et pas d’individus, des animaux ayant des modes d’existence et une sensibilité propres.
On parle également de battues administratives de plus en plus nombreuses...
R. M. Les battues dites « administratives » sont des battues organisées sur décision du préfet, et dirigées par un corps spécial, le corps des lieutenants de louveterie. De plus en plus nombreuses, ces battues sont depuis quelques années organisées jusque dans les réserves naturelles, accusées d’offrir un refuge aux sangliers, ce qui n’est pas sans poser des questions d’éthique : c’est quoi, un espace protégé qui ne protège que certains animaux et pas d’autres ? Comment gérer le dérangement de la chasse dans un espace censé assurer la quiétude des espèces menacées ? Les tensions dans les territoires sont aujourd’hui palpables. Même les chasseurs, dont l’effectif vieillissant est en diminution, sont divisés sur la question : certains ont l’impression d’être devenus des agents de destruction massive et disent ne pas se retrouver dans cette gestion de masse.
Le livre que vous consacrez au sanglier a une forme étonnante. Chaque chapitre s’ouvre en effet sur un court texte écrit à hauteur d’animal : on le retrouve dans son milieu, cherchant de la nourriture, poursuivi par les chasseurs... Pourquoi ce choix ?
R. M. Le perspectivisme animal est de plus en plus mobilisé par les philosophes, et « parle » aux naturalistes que nous sommes, Roméo Bondon et moi-même : pour pouvoir observer un animal et en tirer des connaissances, le naturaliste essaie de penser comme lui, afin d’anticiper comment il va se comporter, où il va aller... Se placer du point de vue de l’animal, c’est peut-être ce qui a été oublié et manque actuellement dans la gestion du sanglier.
Aujourd’hui, on entend principalement le discours cynégétique, celui des chasseurs donc, celui des agriculteurs victimes des dégâts, et le discours vétérinaire préoccupé exclusivement des maladies que peut transmettre le sanglier, comme la peste porcine par exemple. C’est pourquoi nous avons voulu, en plus de faire une analyse objective des faits, subjectiver le discours et nous mettre à hauteur d’animal : qu’est-ce que ça lui fait, à lui, de buter sur les humains et leurs infrastructures dans tous les espaces qu’il fréquente, d’être traqué quasiment partout et en tout temps par les chasseurs ?
À travers l’exemple du sanglier, est-ce que ce n’est pas notre rapport à la nature qui est aussi en question, plus largement ?
R. M. Depuis longtemps, l’humain s’est inscrit dans une démarche gestionnaire de la nature : on veut lutter contre l’incertitude, contrôler les choses. Résultat, on est tout le temps en train d’intervenir, même lorsque l’on prétend vouloir redonner sa place à la nature autonome et spontanée. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ces interventions ne sont pas toujours heureuses.
Le sanglier permet de faire dialoguer des gens très différents autour de la place du sauvage dans nos territoires. Avec Roméo Bondon, nous nous posons la question : comment sortir du contrôle permanent et recréer un lien plus sensible et respectueux à la nature ? Quelle cohabitation peut-on imaginer avec les animaux sauvages et le reste du vivant ? Les réponses apportées aux problèmes locaux liés aux sangliers doivent aussi en passer par ces questionnements, il s’agit de revisiter nos difficiles rapports à la nature comme à la mort animale. ♦
À lire
Sangliers, géographies d’un animal politique, Raphaël Mathevet et Roméo Bondon, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », oct. 2022, 208 p., 22 euros. Version numérique 16,99 euros.
- 1. Unité CNRS/EPHE/IRD/Université de Montpellier.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.